une alternative à la "télé"
Méditation automnale
L’automne offre des couleurs aux promeneurs du dimanche, pour leurs yeux délavés ou simplement fatigués par les longs voyages.
En attendant le vrai départ... Sur le quai d’un fleuve qui mérite son nom, car, ne portant plus de canons il descend simplement vers la mer, qui l’appelle à être ailleurs, au plus vite. Comme les derniers rayons du jour à travers les feuilles d’un marronnier, la saison de l’automne aime les soirs qui tombent. En attendant de se réveiller à l’Orient d’une vie nouvelle.
(je vous écris du plus lointain de mes rêves...)
Un matin ordinaire dans un train de banlieue de Bombay
Jeudi 7 septembre, 6h20, Andheri Station :
J’achète mon ticket. L’audace commence à venir : je prends la « deuxième classe ». 8 roupies pour 22 km. Soit environ 14 centimes d’euros. A côté du guichet, les gens dorment à même le sol, vaguement enroulés dans des guenilles. Une famille (père, mère et un enfant). Sur le quai, au niveau du repère « première classe », deux vieux, homme et femme. Sur un très gros sac blanc dont j’ignore le contenu : un jeune homme. Sur une banquette de seconde classe : une femme.
Un autre sentiment étrange et nouveau vient à moi : il est très tôt le matin, je me rends à la gare CST de Bombay prendre un train pour Bangalore, et je n’arriverai pas le soir même. Seulement le lendemain matin, après plus de 24 heures pour parcourir les 1000 km.
C’est parti, le train de banlieue démarre… Je regarde par la fenêtre ce qui se passe dehors. Ce n’est pas difficile : il n’y a pas de vitre… Juste des petits barreaux.
6h30, Santa Cruz : un homme est accroupi près d’une tombe, c’est un petit cimetière (gare de Sweri). La veille je me demandais ce qu’ils faisaient de leurs morts. Ils ne partent pas tous en fumée visiblement. Le long de la voie, des bidonvilles. Des hommes accroupis font leurs besoins devant tout le monde. A côté d’eux, un petit seau d’eau pour la « douche indienne ». D’autres se brossent les dents (en même temps !). Certains vont à pied le long des voies. Nouvelle gare, encore des hommes accroupis le long de la voie. Ils regardent passer le train, ne semblent pas gênés.
6h50, Coton Green : des enfants montent et vont à l’école. Uniformes impeccables, cheveux attachés pour les filles, cravates pour les garçons, même les plus jeunes ! La lumière ce matin est très belle, c’est le premier matin depuis mon arrivée sans les trombes d’eau de la mousson. C’est surréaliste : ces gosses sortent du bidonville juste à côté, et ils portent des chemises mieux lavées et repassées que la mienne.
En face de moi : un jeune couple s’assoit. Je me demande quel âge ils ont. Vingt ans tout au plus, difficile à dire, souvent les Indiens n’ont pas un âge très facile à deviner. Elle porte un sari bon marché mais impeccablement propre et noué avec classe. Lui est vêtu d’un tee-shirt orange à manches longues. Il y a même la marque du pli de repassage ! Ils jouent avec leurs mains, entrelacent leurs doigts, en me regardant écrire sur mon carnet. Ils rient un peu. Est-ce de moi ? De mon stylo vert ? (pas fait exprès cette couleur, mais mon stylo plume a trop souffert de la chaleur et de l’humidité ces derniers jours !) Du carnet ? Parce que je suis chauve ? (il y a très peu de chauve en Inde, pour ainsi dire aucun, ça excite donc la curiosité !). La jeune fille a de très beaux yeux noirs et un visage rond, régulier. Lui a une petite barbiche et un petit bonnet de musulman. Je les trouve beau, j’essaie de les regarder le plus discrètement possible. Ils ont l’air de s’aimer et semblent perdu dans ce wagon bondé qui brinqueballe dans un fracas métallique. Les sentiments qu’ils partagent avec leurs mains tranchent avec le décor. J’ai envie de leur parler, mais aucun son ne vient, et j’ai peur qu’ils ne me comprennent pas, autant que le contraire d’ailleurs. L’anglais ici est difficile, à cause de l’accent, le leur et le mien, et je manque d’habitudes. Ils descendent avant CST. Je pense que ce sont des étudiants, ils portent un grand cahier sous le bras.
Des gamins montent encore, voici des filles en uniformes vichy bleus !! On dirait presque une sortie de messe à Versailles…
Avant de traverser une rivière dont l’odeur de pourri m’assaille depuis 300 mètres : un autre bidonville. Juste à côté du quai (Bandra Station). Une petite fille est accroupie sur une planche qui traverse un tas d’ordures. Elle doit avoir 5 ans tout au plus. Elle regarde les autres enfants qui vont à l’école. Pourquoi n’y va-t-elle pas ? Elle est presque nue. Tout va très vite, le train redémarre déjà. J’ai dans l’œil, aujourd’hui encore, l’image de cette gosse qui commence sa journée à 6h30 du matin sur un tas d’ordure dans un bidonville d’un quartier de Bombay. Je pense aux jeunes de France qui se réveillent à peine, et qui râleront pour aller au collège 5 minutes après. Je n’ai pas envie de leur donner des claques, juste de les emmener ici, pour voir, et sentir… Car le train passe maintenant sur la rivière dont j’ignore le nom. Mais vu la couleur de ses eaux, et l’état de crasse, elle ne doit pas en avoir. Impossible de décrire l’odeur : je n’ai jamais senti ça avant en Europe. Un mélange de cadavre et d’œuf pourris, de merde animale et humaine, d’humidité moisie. Quelque chose de très âcre. Horrible.
Une femme sans jambes traverse le wagon, elle se traîne sur un petit chariot qu’elle fait avancer avec des poids… Je n’en crois pas mes yeux. Je ne vis pas un film, mais dans la réalité.
7h05 : j’arrive à CST Station, largement en avance. Ca grouille de partout. Des odeurs de café et de thé au lait. De pains chauds, de curry, d’épices : les « samosas » sortent des friteuses. Dans l’aire d’attente, des familles dorment. Deux enfants, très jeunes, à même le dallage, sans pantalons ni culottes. Les femmes, que j’imagine aisément être leurs mères, ont de lourds ballots à côté d’elles. Elles attendant elles aussi un train.
Avec quels mots décrire cela ? Ceux que je couche sur le papier de ce carnet que je tiens en main depuis 6 heures du matin me semblent bien faibles. Je n’ai pas le courage de sortir mon appareil photo. La honte et la peur se mêlent en moi. J’ai envie de pleurer et en même temps de me laisser envahir par un sentiment de béatitude. Je crois apercevoir l’humain au plus profond de son humanité. Je touche le fond et le ciel en même temps. J’en étais là quand le train a quitté Bombay. J’allais en voir d’autres, mais je ne le savais pas encore.
c'était un dimanche à l'heure de la messe
Miroir, miroir…
Pendant trois bonnes minutes j’ai observé cet enfant qui n’a jamais su que j’étais là. A quelques mètres, un temple Ganesh improvisé autour du gourou qui débitait la sagesse locale devant une assistance distraite, car curieuse de voir « un blanc » traîner ses sandales dans le quartier.
Et ce jeune, arc bouté sur l’impressionnante moto, afin de contempler son image dans le rétroviseur. Il se peignait les cils ! Coquetterie enfantine dans un costume du dimanche. Le contraste était fort entre la cylindrée mécanique et la fragilité d’un enfant soucieux de son image. Point commun avec les enfants de l’Europe, la jeunesse universelle aime à admirer son reflet, même au centre de l’Inde, dans un des quartiers le plus pauvre de Bangalore. Qui de nous deux était le plus narcissique ? Celui qui ne se sait pas observé et qui consciencieusement s’épile face au rétro ? Ou celui qui par chance possède un appareil photo pour immortaliser la scène ?
Je stoppais net mes divagations imaginaires : derrière moi trois petites filles riaient de nous. Sans un mot nous venions de partager la même joie spontanée.
le regard qui tue :
Une Pachtoune
La première fois, j’avais cru rêver. Ca c’était passé très vite, à un carrefour très animé près d’un grand centre commercial de Bombay nord. Le rickshaw tentait de faire demi tour. Elle attendait pour traverser. Son regard, transparent, m’avait cloué sur place. Le temps de sortir l’appareil photo du sac, elle avait disparue, et nous avions repris le fil de la circulation.
La deuxième fois, je ne rêvais plus : elle était assise dans la rue, près de Marine Drive, quartier huppé du sud de Bombay. Encore une fois, c’est son regard qui m’a percé. Je me rappelais la couverture du « National Geographic » il y a une vingtaine d’années, le regard de cette fille afghane, bleu acier comme on en voit rarement. Je rêvais en secret de tomber sur un regard comme celui-ci un jour de ma vie. Je me demandais simplement si elle accepterait la photo. Elle ne disait rien, du moins elle ne disait rien avec des mots. Seuls ses yeux parlaient. Les yeux d’un félin, verts et gris, minéraux. Des yeux perçants. Et en même temps d’une incroyable douceur. C’était vrai : on peut lire à travers les yeux des personnes rencontrées. L’oubli est alors impossible.
Dans les yeux de cette femme pachtoune, je voyais son âme.
Quant aux miens, on aurait pu y voir battre le cœur, qui mesurait sa chance. J’ai pris la photo, et d’ailleurs elle est légèrement floue. J’avais peur de voler le secret qui la rendait si étrangère à la scène.
(Pachtouns : tribus du nord-est du Pakistan et du sud de l’Afghanistan)
du beau cinéma
Première Séance , chronique cinéma de Frédéric Sabourin les mercredis sur RCF Accords (Angoulême 96.8) à 7h52 et 18h26 (et Accords Poitiers 94.7 à 7h35 et 18h35)
Je vais bien, ne t’en fais pas
de Philippe Lioret. France 2006. 1h40. Mars Distribution. Avec : Mélanie Laurent ; Kad Merad ; Julien Boisselier ; Isabelle Renauld ; Aïssa Maïga…
Portrait d’une jeune fille qui se laisse mourir de faim après la disparition de son frère jumeau, Loïc. De retour de vacances, Lili rentre chez ses parents. L’ambiance est nuageuse, morose même. Loïc a disparu. Sans nouvelles, et atterrée par le mutisme des parents, elle ne mange plus, ce qui l’oblige à être internée dans un centre psy, pour anorexie. Jusqu’au jour où elle reçoit une carte postale de son frère, en vadrouille dans des villes proches de Paris. Lili remange, et reprend espoir, tout en gardant une obsession : retrouver son frère. Elle est aidée par Thomas et Léa, deux amis qui lui veulent du bien. Surtout Thomas.
On aurait pu craindre la dérive pleurnicharde avec un tel sujet casse-gueule. Il n’en est rien, bien au contraire, Philippe Lioret (Les Romanesques ; L’Equipier) adapte avec Olivier Adam, auteur du roman éponyme, un drame magnifique à l’interprétation soutenue et taillée sur mesure. Sur ce point, Mélanie Laurent (Embrassez qui vous voudrez, de Michel Blanc en 2002) est parfaite et prouve qu’elle est dans la cour des grandes. Ce dont elle se méfie dans certaines interviews précisant que les bonnes fées qui se penchent sur son berceau depuis 10 ans se sont souvent trompées. Kad Merad, interprète un père qui se repli sur lui même, devant le gouffre de ses désastres intimes. Je vais bien, ne t’en fais pas va bien au delà des relations entre frère et sœur jumeaux. Il interroge tous les rapports familiaux dans leur ensemble. Pourquoi chaque membre de cette famille semble vouloir faire disparaître le frère ? Quelle énigme se cache derrière l’obstination du père à tirer une gueule d’enterrement, enfermé dans un mutisme quasi carcéral ?
Il serait dommage de rater ce film de Philippe Lioret, révélateur de talents et révélateur de ce qu’il y a de plus humain dans la vie : le silence forcé qui cache les failles et les blessures qui ne guériront qu’avec de l’amour. Pour dire à ceux qu’on aime : Je vais bien, ne t’en fais pas.
chantons sous la pluie
L’autre bout du monde
On dit qu’il y fait toujours beau
C’est là que migrent les oiseaux
On dit ça
De l’autre bout du monde
J’avance seule dans le brouillard
C’est décidé ça y est, je pars
Je m’en vais
A l’autre bout du monde
L’autre bout du monde
J’arrive sur les berges d’une rivière
Une voix m’appelle puis se perd
C’est ta voix
A l’autre bout du monde
Ta voix qui me dit « mon trésor
Tout ce temps je n’étais pas mort
Je vivais
A l’autre bout du monde »
L’autre bout du monde
Sur la rivière, il pleut de l’or
Entre mes bras, je serre ton corps
Tu es là
A l’autre bout du monde
Je te rejoins quand je m’endors
Mais je veux te revoir encore
Où est-il
L’autre bout du monde ?
L’autre bout du monde…
(Paroles et musique : Emily Loizeau. Fargo distribution)
"j'ai pas sommeil"
Dormir dehors
Des centaines de corps sont allongés dans la nuit de Bombay, le long de la mer, à la limite entre la vieille ville et la banlieue. Entre Mahim et Bandra. Dans le taxi qui me ramène au nord, à Andheri, il est tard, 1 heure du matin, et malgré la fatigue je reste éveillé, frappé par ce que je vois. Ce n’est pas la première fois que je vis cela : depuis le début de mon séjour ici, c’est ce qui étonne le plus. Partout, n’importe où, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, dans n’importe quelle position, des gens dorment. Souvent des hommes. Quelques fois des enfants. Plus rarement des femmes. Sur des quais de gare ; sur des charrettes vidées de leurs cargaisons ; dans les auto rickshaw ; sur le chargement des camions roulants pleine vitesse ; sur le terre-plein central d’une route, au raz des pots d’échappements ; au pied d’un arbre ; sur le coffre d’une voiture ; dans les escaliers ; sur les trottoirs…
Ils s’écroulent de fatigue là où ils se trouvent, semblant insensibles au bruit et à l’agitation frénétique du dehors. Partout où me mèneront mes pas durant ce mois indien, partout je verrai la même chose, et j’hésite souvent à prendre des photos : j’ai l’impression de violer leur intimité qui pourtant n’existe pas puisqu’ils dorment à la vue de tout le monde… J'hésite, et souvent me ravise. Plus envie de rien. Peur du regard des autres.
Dans le taxi qui me ramène du quartier de Chruchgate cette nuit là, je regarde ces corps allongés à même le sol, sur des paillasses grossières, enroulés dans quelques pièces de tissus que les européens appelleraient « paréo ». Mais le mot même ne satisfait pas, par son côté plage et tourisme. Peut-on parler d’un drap ? Non plus, il exprimerait ce sur quoi il est censé reposer : un lit, hors il n’y en a pas. Je me dis qu’un linceul pourrait être le terme le plus approprié, car on ne sait jamais si la vie ou la mort habite ceux qui dorment sous les lampadaires. Rien ne bouge. Sauf le taxi, dont le chauffeur a allumé l’auto radio. Comme par hasard, Aretha Franklin chante un de ses plus célèbres tubes : R.E.S.P.E.C.T
L’association de ce que je vois au dehors et ce que j’entends au dedans finit de m’achever.
l'enfance de l'art,
l'enfance de l'Inde...
Beaucoup demandent ce qu'on rapporte comme souvenir du continent indien. Réponse : une somme d'images, de bruits et d'odeurs, certaines immortalisées par la magie du numérique, d'autres qui resteront simplement gravées dans la mémoire. Seul l'oeil les aura imprimé. Ce qui frappe sans doute le plus, c'est l'écrasante proportion de jeunes de moins de 25 ans : presque 50% de la population. Ce qui dynamise considérablement la vie quotidienne, lui donne sa vitalité, son souffle ravageur.
La vieille Europe, peut trembler sur ses vieilles guibolles usées par trop de combats d'arrière garde : la jeunesse d'Asie pourrait ne faire qu'une bouchée de ses idéaux nostalgiques !
En attendant, voici quelques regards et quelques rires qu'on entend résonner en silence. Comme autant de questions qui ne se disent pas encore, mais peut-être autant de réponses devinées dans ces regards d'enfants de l'Inde.
faites de la musique
La scène se passe dans un foyer pour enfants des rues tenu par des Salésiens de Don Bosco, à Bangalore. Des fauves y entrent, et parfois des hommes en ressortent. Je suis assis à l’entrée du foyer depuis une bonne trentaine de minutes, griffonnant mon carnet de notes, prenant des photos les enfants friands d’images. Dans la cour, une partie de cricket croise le fer avec une partie de football. Je veux dire : sur le même terrain ! Il faut suivre la trajectoire de toutes les balles ! Les enfants, suants et haletants, sont couverts de poussière. Des petits rugbymen sans la boue. Mais c’est bientôt l’heure de l’inauguration d’un nouveau foyer, à deux pas d’ici, et tous doivent être impeccables pour s’y rendre. A l’appel de « l’uncle » (« l’oncle », c’est-à-dire leur éducateur), ils entrent dans le bâtiment principal pour prendre la douche. Puis vient la distribution des uniformes : scolaires pour les uns. Bleu, rouge et or pour les musiciens de la fanfare du foyer « Bosco » pour d’autres. Boutons dorés rutilants. Chaussures noires brillantes, comme neuves. C’est alors que je vois sortir le tambour de la troupe, qui contemplent ses galons. Il y en a trois sur sa veste, j’en conclue qu’il doit être au moins capitaine ! Je le salue en lui disant « Ô captain’ my captain’ » comme Monsieur Keating dans « Le Cercle des Poètes disparus ». Son visage s’éclaire en même temps que roulent les baguettes sur le tambour. Avec cet uniforme et cet instrument de musique, cet enfant devient un petit homme, fière et plus que tout : digne. Tout le contraire du petit fauve ramassé quelques temps plus tôt dans un caniveau de Bangalore. Ce qui le tient debout aujourd’hui, ce sont ces trois galons et les deux baguettes du tambour. J’appuie sur le déclencheur, presque sans regarder dans le viseur. L’état de grâce suffit pour y voir.