La Loi du marché
Le nouveau film de Stéphane Brizé est une expérience radicale de réalité sociale : la vie d’un chômeur et la jungle dans laquelle il doit se débattre pour s’en sortir. Avec un acteur professionnel, et une pléiade de non professionnels.
Stéphane Brizé (1) l’a avoué au micro de Caroline Broué dans La Grande table : La Loi du marché aurait pu se traduire, pour l’international, Dogs eat dogs. Les chiens mangent les chiens. À elle seule, cette indication en dit long sur la réalité sociale de l’œuvre tournée avec très peu de moyens, en très peu de temps, et mettant sur un même pied d’égalité un acteur professionnel – Vincent Lindon – avec des non professionnels jouant leur propre rôle.
Thierry (Vincent Lindon), 51 ans, a été licencié économique de son entreprise. Il vit dans un pavillon de banlieue avec sa femme et son grand fils handicapé mental. Dans une scène d’ouverture sans préavis ni générique, on le voit confronté à l’abrutissant entretien avec son conseiller Pôle emploi, impuissant et dépassé par la situation. Le décor est campé, brutal, chirurgical oserait-on dire : Thierry est un chômeur de longue durée, et il va en chier pour retrouver du boulot. S’en suivent plusieurs séquences toutes aussi réalistes les unes que les autres, aux frontières de l’absurde. On y voit successivement Thierry confronté à la recherche d’un travail, à la litanie des discours pseudo-managériaux lénifiants qui le marginalisent de plus en plus, le dévalorisent, le déshumanisent. Un entretien d’embauche via Skype où on lui signifie qu’il n’a finalement que très peu de chance ; un rendez-vous avec sa banquière qui d’une main cherche à l’aider mais de l’autre lui enfonce la tête sous l’eau ; un stage de requalification où les autres chômeurs ne sont pas tendres avec lui, etc.
Dans une seconde partie du film, Thierry est dans son nouveau travail : agent de sécurité dans un hypermarché. Une autre réalité sociale s’ouvre alors. Grâce à la vidéosurveillance (80 caméras dans tout le magasin), non seulement les clients potentiellement voleurs sont filmés, suspectés au moindre comportement bizarre, mais aussi les caissières. Le directeur du magasin cherche en effet à licencier du personnel pour augmenter ses bénéfices. Thierry assiste, malgré lui, à des scènes où certaines d'entre elles sont prises la main dans le sac, en train de dérober des bons de réduction ou de passer leur propre carte de fidélité lorsqu’un client n’en possède pas. Cette partie-là du film n’en est pas moins violente que la longue et fastidieuse recherche d’emploi. « Vous n’allez pas faire remonter ça pour des points de fidélité », dit l’une d’elles en toute fin de film. Et bien si. On y voit l’absurdité d’un système non choisit par les protagonistes, dont certains volent car ils n’ont même plus de quoi se payer un steak.
La Loi du marché est un film social, ce qui généralement n’est pas un compliment pour un film français. On pense spontanément au cinéma des frères Dardenne, à ceci près qu’ici, Stéphane Brizé ne se sert pas tant de la fiction que de la réalité sociale : nous sommes dans l’action, jusque dans la façon de filmer Thierry. Souvent au plus près, de dos ou légèrement de trois-quarts, « nous » sommes Thierry, nous voyons ce qu’il voit, ressentons ce qu’il peut ressentir. A ce jeu-là, Vincent Lindon, qui a déjà tourné deux fois avec Brizé (Mademoiselle Chambon et Quelques heures de printemps) offre son jeu naturel, explosif, physique et au caractère affirmé. Cependant, l’expérience dans laquelle le réalisateur le plonge ne manque pas d’intérêt : confronté à des acteurs non professionnels assumant leur propre rôle – à leur sujet Vincent Lindon dit "des acteurs qui tournaient pour la première fois" – les dialogues et les situations prennent une densité, une âpreté et une véracité rarement vue auparavant. Il est possible que cela perturbe un peu certains spectateurs. Mais cela demeure une expérience de cinéma très forte, à la mesure de l’absurdité et la violence du déclassement ressenties par toute personne qui un jour a pu vivre ce type de situation.
A la fin, on voit Thierry quitter la scène brutalement, comme sur un coup de tête trop longtemps contenu. Sur le parking de l’hyper, alors que sa voiture disparaît, on aperçoit une enseigne lumineuse : "la Grande récré". Et La Loi du marché s’impose…
(1) Réalisateur en 2009 de Mademoiselle Chambon et Quelques heures de printemps.
F.S
Vincent Lindon : Prix d'Interprétation masculine au 68e Festival de Cannes 2015.
Le Fils perdu de la République
Le journaliste et écrivain Michel Taubmann signe un ouvrage richement doté de témoignages de proches et collaborateurs de Philippe Séguin, au parcours singulier dans la Ve République.
Philippe Séguin est mort soudainement dans sa 67e année le 7 janvier au matin. Aussitôt, les hommages ont fleuri de partout, de tous bords politiques confondus. Un paradoxe de plus pour un homme d’une singularité rare dans le paysage politique français. Personnage entier mais hérissé de pics et de pointes malgré sa physionomie toute en rondeur. Rarement un homme politique aura autant divisé que suscité l’adhésion de beaucoup de ceux qui ont eu à parcourir un bout de chemin avec lui. « Le problème de Séguin, c’est qu’il est séguiniste », dira de lui un jour un certain Jacques Chirac, qui ne l’aura pas ménagé non plus, et réciproquement. La formule lui sied à la perfection, tant Philippe Séguin aura fait ce que de nombreuses figures politiques ne parviennent jamais à être et encore moins à demeurer : rester lui-même, partout, en toutes circonstances, quels que soient les vents électoraux, les alliances et petites manigances de la popote politique des arrière-cuisines, honnies par le général de Gaulle, son modèle absolu.
Petit chose, ou Rastignac ?
On ne peut rien comprendre à Philippe Séguin si on ne remonte pas aux origines, et c’est le grand mérite du livre du journaliste de télévision Michel Taubmann, Le Fils perdu de la République, paru en avril 2015 aux éditions du Moment. Les origines de ce boulimique de travail autant que de pizzas, de cigarettes, de whisky et de femmes sont en Tunisie, où il nait en 1943. Élevé par sa mère dans le culte d’un père mort en combattant de la France libre dans le Doubs un an plus tard, Philippe Séguin est aussi le fils d’une union illégitime entre sa mère institutrice, Denise, et un juif tunisien qui travaille dans le même magasin de confection féminine qu’elle. Ce lourd secret ne lui sera révélé que bien plus tard, et il s’ajoutera à une autre lourdeur, encore plus écrasante, qu’il portera comme un fardeau toute sa vie : les deux médailles (Croix de guerre et Médaille militaire) remises à titre posthume à Robert Séguin, son père « adoptif » qu’il n’aura donc quasiment jamais connu, mais dont il vivra dans l’adoration permanente. Il a 6 ans en 1949 quand un général lui épingle ce tableau d’honneur sur le poitrail, occasionnant une colère face à sa mère qui une fois rentré à la maison voulait les lui enlever. « Elles sont à moi ! Elles sont à moi ! ». Le décor est planté. Consciemment et inconsciemment à la fois, ces deux héritages expliqueront pour une grande part la personnalité tourmentée de l’ancien député-maire d’Epinal, président de la Cour des Comptes à la fin de sa vie, après avoir été ministre de l’Emploi et des Affaires sociales, président d’un RPR en fin de vie, président de l’Assemblée nationale. Lui qui se décrivait souvent comme « Petit chose » a quand même un côté « Rastignac » en décrochant la 7e place de l’ENA (il y était rentré dans les derniers), promotion Robespierre, choisissant délibérément en connaissance de cause la Cour de Comptes, détestant la caste des bien-lotis de l’Inspection des finances. « C’est pour les bourgeois », disait-il.
Fou de foot
On le dit souvent hautement colérique, capable d’envoyer valser un cendrier à travers son bureau. Certains le décrivent surtout comme sensible, attachant, charmant et charmeur, mélancolique, aigri, râleur, ironique, doté d’un humour noir très british, et drôle. Il faut aussi, pour comprendre le personnage, connaître sa passion pour le foot, au point d’en être une drogue, et d’avoir souvent caressé le rêve de se voir proposer la présidence de la Fédération française de football, ce qui ne lui échu jamais, à son grand regret.
Philippe Séguin n’a pas ménagé son entourage, ni sa propre personne. Marié deux fois, il eut quatre enfants dont trois de son premier mariage. Boulimique de travail, il ne leur consacrera que peu de temps, mais toujours de grande attention et de grande qualité, à les écouter témoigner sur ce père pas comme les autres. Mais il aura aussi cette incroyable autant qu’absurde capacité à s’auto-détruire physiquement, fumant Gitane sur Gitane, engloutissant d’énormes pizzas dégoulinantes de fromage en regardant les matchs de foot, et sirotant des whiskys jusqu’à plus soif. Sur la balance, Séguin fait du yoyo, plutôt vers le haut.
Double abandon
Séguin aura surtout payé cher sa farouche indépendance, son franc parler, sa détestation des postures politiques sans projet, les néo-gaullistes sans doctrine plus préoccupés de leurs réélections que de la nation France et de sa souveraineté. Celle-ci il l’aime plus que tout, la défendra bec et ongles comme un forcené pendant toute sa vie, lui qui était pupille de la nation et disait à son sujet : « la nation m’appartient. » On se souvient de son engagement contre le traité de Maastricht en 1992. Un homme politique entier, au physique de colosse des Vosges où il réussira son parachutage en 1977 (élu maire où il restera jusqu’en 1997) et député l’année suivante, au terme d’élections législatives qui étaient loin d’être aisées pour la droite divisée entre giscardiens et chiraquiens. Chirac : ce mentor à qui il se dévouera autant qu’il détestera ses manières de roublard calculateur, manipulateur et flingueur. Chirac qui fera de lui un roi (nommé ministre en 1986) mais le laissera tomber en 2001 aux élections municipales de Paris où, refusant de trancher entre lui et le « chanoine » Tibéri, il fit perdre les deux et ce fut le début de la fin pour ce colosse aux pieds d’argile.
Très enrichi par les témoignages de ses proches, le livre de Michel Taubmann se lit comme un roman – national cela va sans dire – le roman d’une Ve République et d’une vie bouleversante autant que bouleversée. Mais c’est encore sa fille Catherine qui parle le mieux de se père au regard doux et aux éclats de rire tonitruants : « C’était un homme très pudique, très sensible. Beaucoup de nos échanges passaient par le regard, des bribes de phrases, et parfois de longs silences. » Un autre journaliste, Pierre Servent, qui a signé avec lui un livre d’entretien en 1990 (1), fait la synthèse d’un homme qui a traversé la Ve République en rêvant d’atteindre son sommet sans jamais y parvenir : « Il a toujours souffert d’un double abandon, celui du père mort en 1944, et celui de la mère-patrie tunisienne, quittée en 1956. » Tout est dit.
F.S
(1) La Force de convaincre. Ed. Payot.
Allumer le feu
« Pour l’enfant amoureux de cartes et d’estampes, l’univers est égal à son vaste appétit. Ah ! que le monde est grand à la clarté des lampes ! Aux yeux du souvenir que le monde est petit ! » (Charles Baudelaire).
Avec toi ma fille nous avons « allumé le feu ». Et nous l’avons même chanté, avant que sa flamme ne le fasse elle-même, du bois dont on se chauffe. « Ma cheminée est un théâtre, où l’on ne joue qu’un seul spectacle : le feu » (Nougaro). Allumer un feu réclame un petit cérémonial, dont je ne me lasse jamais. Nous avons d’abord froissé du papier journal (mais pas avec mes articles), ce qui t’a bien amusé naturellement. Puis nous avons coupé du « petit bois » et du « moyen bois », que nous avons disposé sur les boules de papier. Tes petites mains qui déploient de plus en plus de force ont brisé net dans un craquement sec ces brindilles rapportées du tas de fagots sous le pigeonnier. Et puis les bûches, soulevées dans tes petits bras musclés. « Moi, je suis costaud ! » dis-tu en cramponnant l’une d’elle pour me l’apporter.
Le petit tas de papier, brindilles et « bois moyen » étant fin prêt, il fallut procéder à la mise à feu. J’ai craqué une allumette que tu as prise délicatement entre tes doigts. A partir de ce moment-là le temps est compté, j’ai donc guidé ta main vers les bouts de papier qui dépassaient volontairement du tas de bois, où la flamme a immédiatement jailli. « Monte flamme légère, feu de camp si chaud, si bon ; dans la plaine ou la clairière, monte encore et monte donc ». Comment ne pas revoir ces scènes de camps scouts où j’appris moi-même autrefois à faire ce feu, dans des conditions souvent bien moins confortables d’ailleurs. Comment ne pas ressentir, grâce à la fumée âcre qui se dégage au début, l’inexorable beauté du temps qui passe et me dépasse, où pourtant surnagent ces souvenirs dont la nostalgie sucrée comme du miel vient colorer joyeusement la moindre de mes mélancolies ? Apprendre à faire du feu est aussi utile que de savoir parler une langue étrangère ou aiguiser un couteau de poche, je l’ai souvent constaté, même si la combinaison des trois permet la survie dans à peu près tous les coins du globe. Aussi incroyable que ça puisse paraître, avec toi, j’apprends.
Que feras-tu de cet apprentissage de la flamme qui brûle autant qu’elle réchauffe, qui détruit autant qu’elle élève, toi l’enfant qui s’émerveille devant le crépitement de l’âtre dans cette maison pluriséculaire aux murs épais comme un donjon d’un coin du Béarn, près du gave d’Ossau qui roule et tonne ses hectolitres de flotte descendue à gros bouillons de la montagne ? Alors que le vent souffle dehors à perdre haleine et menace de t’envoler ?
Aussi longtemps qu’un souffle d’air me traversera le cœur, je tiendrai ta main pour que la flamme jaillisse, jusqu’au jour où, je l’espère et je l’attends, c’est toi qui devra craquer seule l’allumette. Et mettre le feu sur la terre en soufflant sur les braises de l’amour que tu auras reçu…