De quoi « l’ultra trail » est-il le nom ?
C’est devenu une mode, pour une élite sur-entrainée et bénéficiant d’heures de loisirs pratiquement à volonté. Ne dites plus « course à pied » ou encore moins « jogging », pas plus que « footing ». Ces termes appartiennent à un passé révolu, où les tenues fluo disputaient aux ravitaillements exclusivement faits de bananes et de raisins secs. Le marathon – distance autrefois mythique (42,195 km sur l’asphalte) – ne les fait plus rêver. Il en faut plus, beaucoup plus. Enormément plus. « Pantagrueliquement » plus oserait-on dire. A s’en rendre malade même. Un truc de fou, et d’ailleurs une des épreuves les plus dures et les plus sélectives de la catégorie s’appelle comme ça : la « Diagonale des fous » (1). Qui sont ces forçats des temps modernes, ces prisonniers d’un goulag vers lequel ils se précipitent non pas en marchant, mais en courant (presque tout le temps) ? Qui sont ces masochistes qui disent pourtant y prendre énormément de plaisir au point de ne plus pouvoir s’arrêter ? Ce sont les ultra trailers. Des coureurs de fond, mais en plus long. Beaucoup, beaucoup plus long.
Terrain de jeu. Terrain de "je"
Sont-ils des repris de justice ? Des gens à qui on a annoncé qu’il ne leur restait que quelques mois à vivre et se lancent un défi de fou pour sentir une dernière fois leur vivacité corporelle ? Des évadés d’un bagne guyanais qui ne devaient leur salut qu’à la course effrénée sans se retourner ? Des inconscients à la recherche de sensations toujours plus fortes (essentiellement, dans le cas présent, de la souffrance et de la douleur assommante) ? Non, rien de tout cela. Des gens – des hommes, majoritairement – qui ressemblent à vous et moi. Ou presque. Ce sont plutôt dans les CSP + que se recrutent, se cooptent devrait-on dire ces « bêtes humaines ». En temps normal – mais qu’est-ce désormais la normalité pour eux ? – ils s’entrainent des heures entières en semaine, et le week-end aussi. Des heures qui se comptent en dizaines, vingtaines, trentaines ! De jours, de nuit, tôt le matin ou tard le soir, par tous les temps : tout le temps. Dès que les servitudes du travail leur en laisse le loisir – on y trouve beaucoup de consultants, de free-lance, de cadres de toutes petites entreprises de conseils ou de coaching – ils partent courir. Laissant la plupart du temps femmes et enfants, s’ils ont eu la patience d’attendre jusqu’ici, derrière eux. Alors ils s’enfoncent dans les bois, forêts, chemins creux, terres labourées, plates ou en pentes ; à la conquête de cols montagneux ; autour des lacs, bref : tout ce que la nature peut mettre à leur disposition comme terrain de jeu.
Terrain de jeu, et aussi terrain de « je » tant l’omniprésence sur les réseaux sociaux est indissociable des exploits aventureux de ces forçats des chemins de remembrement. On les voit dans toutes les tenues possibles, avant, pendant et après l’effort, généralement souriant tant qu’à faire même si on devine la crispation pour faire bonne figure (au bout de 100 bornes sans avoir dormi plus de 20 mn on le serait à moins !). Des ultra-selfies pour ultra-trailers satisfaits de compter des amis Facebook suffisamment nombreux et connectés pour les encourager à se « dépasser », à aller « toujours plus loin ». Mais, au fait, jusqu’où ?
Corps vivant / Corps mort
La ligne d’arrivée, généralement franchie au bout d’une quarantaine d’heures pour les plus chanceux, c’est-à-dire ceux (ou celles, ne négligeons pas les 20 ou 30 % de femmes qui s’adonnent à cette torture contemporaine et technologique, certes beaucoup plus discrètement côté selfies…) qui tiennent encore debout sans être trop blessés ou qui ne sont pas tombés ivres morts de fatigue au bord du chemin, cette ligne d’arrivée tant convoitée on s’en doute n’est pas la vraie limite qu’ils se fixent. Elle est ailleurs. Elle est plus loin, beaucoup plus loin. Au-delà des bornes et des limites qu’il faut franchir. Plus loin que la souffrance. Plus loin que la douleur (« qui ne dure qu’un temps, alors que l’abandon c’est pour toujours » peut-on lire dans les nombreux commentaires de la communauté globe-trotteuse facebookienne). Plus loin que tout, plus loin que la vie. C’est peut-être la mort que ces vivants essaient de rattraper, cette finitude humaine « qu’il nous faut regarder en face un peu tout les jours, histoire de ne pas la perdre de vue », dit je ne sais plus quel chanteur à la mode mais c’est plutôt bien tourné comme formule.
La mort ? Vous n’exagérez pas un peu, quand même par hasard ? Non, je ne crois pas, et si je peux me le permettre c’est que tout en ne faisant pas partie de cette petite caste des épuisés et ravis des courses en chemin 48 heures durant, je me suis quand même arrêté à la fameuse distance reliant Athènes à Marathon… Et je trouve déjà ça fort épuisant pour ne pas dire traumatisant, malgré le goût que j'y ai pris. Je n’en fais pas partie, mais je l’observe de près, de très près même. J’en compte parmi mes amis – pas tous Facebook mais beaucoup y sont – et j’en ai même interrogé certains pour les besoin d’une enquête sur les « courses natures ». C’est peut-être bien la mort et sa mystique qu’ils cherchent à défier, à rattraper, pour la dépasser ? La terrasser ? La repousser ? La hâter, que sais-je ? Eux seuls répondront, peut-être un jour, si ce n’est avec des mots, ou avec ce qui leur restera de corps.
Douleur et gémissements : de la "bobologie" ?
Autrefois, il y avait des guerres atroces et fratricides – on disait des « boucheries » ça dit tout – pour envoyer toute une génération de jeunes hommes en chier leur race à pied, en courant parfois, dans la boue et la poussière, exténués de fatigues, sur les petits chemins de terre et même en dessous, dans des tranchées. Le dépassement de soi y était possible, l’héroïsme aussi évidemment, l’entraide et la camaraderie également. Qualités qu’on retrouvent chez les traileurs, sorte de mineurs de fond des grandes surfaces naturelles et aérées.
Désormais, il y a les ultra-trails, où l’on repousse sans cesse ses limites, sans dormir ou presque (certains évoquent des hallucinations au bout d’un moment), en mangeant sur le pouce des glucides froids et ensuite mal digérés. Il faut avoir vu les vomissements, diarrhées et autres petits « tracas » des malchanceux, des mal préparés ou tout simplement des plus fragiles sur le bord du chemin pour constater à quel point quand le corps parle, tout le monde ne semble pas prêt à l’écouter de la même manière.
Il faut voir et entendre les gémissements de douleur lorsque, une fois la ligne d’arrivée franchie (la vraie, pas l’autre, la virtuelle), ils s’écroulent sur l’herbe d’un stade quasiment incapables de se relever seuls (un marché potentiel pour les marchands de matériel médical, fauteuils roulants, béquilles, déambulateurs etc.).
De la « bobologie » ? On peut le minimiser de cette manière en effet. Ou le nier, c’est selon.
Difficile cependant de voir les suites réelles de ces travaux d’Hercule, les selfies se raréfiant une fois « l’exploit » accomplit (ou l’abandon subit…). On imagine aisément que ce ne serait pas très vendeur…
Jusqu'où ?
Demeure selon nous une lancinante question que posent ces ultra-traileurs, véritables zek à la recherche d’un goulag ultra moderne à ciel ouvert : jusqu’où peuvent-ils aller ? Si la plupart de ces ultras courses tournent autour de 100 à 150 km, certaines courses atteignent 200 km, voire plus ! Dans des lieux inhospitaliers parfois. Sans compter les aléas météorologiques qui peuvent transformer ces sorties en véritables antichambre de l’enfer. On attend avec gourmandise le premier qui franchira, sans s’arrêter, les 1000 bornes d'affilées ; et si possible avec du dénivelé pour corser un peu l’affaire. Jusqu’où la "capacité de résistance et d’adaptation du corps humain" - ce sont leurs médecins qui le disent - ira-t-elle ?
Jusqu’à la mort, peut-être ? On ne le souhaite pas, mais elle seule pourra dire le mot : « fin ». Ou le dépasser, qui sait…
- Traversée de l’île de la Réunion, 166 km et 9.000 mètres de dénivelés positifs.
F.S
L’embarrassant passé des empires coloniaux
Que faire du passé des Empires coloniaux ? Une question universelle aux accents traumatiques très franco-français…
« Il y a 23 musées du sabot en France, tous aussi beaux les uns que les autres, où l’on vous explique le passé nostalgique d’une France agricole, l’exode rurale etc. Et combien de musées d’histoire coloniale ? Zéro… On n’est même pas capables de raconter quatre siècles et demi d’histoire coloniale en France ! »
Pascal Blanchard, historien, documentariste, chercheur associé au CNRS, chercheur au Laboratoire de communication et de politique, ne mâche pas ses mots. Mais il a l’habitude de prêcher pour sa paroisse. Il exagère ? Pas tant que ça, il part surtout d’une réalité qui dérange : « Il y a une vraie pauvreté de l’université française sur l’histoire coloniale. On paie une carence en recherche depuis 20 ans. Peu de chercheurs ont été recrutés par l’université sur ce sujet, et aujourd’hui, un jeune chercheur brillant va aller plus facilement en Suisse ou à New-York pour étudier l’histoire de France coloniale ! »
Repentance, idéologie, et politique
Rien que pour la guerre d’Algérie – un gros morceau – les premières études ont été faites par les militaires, des témoins directs, des journalistes : dès les années 70. « Pendant très longtemps on a considéré que c’était une question mineure », ajoute-t-il avec la volubilité qu’on lui connaît. Le chercheur ne fait d’ailleurs pas toujours l’unanimité dans le très strict académisme de certains historiens, qui voient parfois d’un drôle d’œil cet étrange chercheur qu’on voit autant sur les plateaux de télévision qu’à l’université ou dans les studios de radio. Son agence de « communication historique » nommée « Les bâtisseurs de mémoire » en fait à la fois un pur produit historien mais aussi marketing. Il organise des expositions – dont la très remarquable et remarquée Exhibition. L’invention du sauvage avec Lilian Thuram au musée du Quai Branly en 2012 – participe en tant qu’expert à des émissions dans les médias télé ou radio, débat face à Eric Zemmour ou Alain Finkielkraut, réalise des documentaires sur le thème de l’histoire coloniale.
« Aborder l’histoire coloniale, c’est dénigrer l’histoire de France, on nous accuse même récemment de vouloir déconstruire la France ! » ajoute-t-il. Avant de préciser, très justement : « Assez vite on vous parle de repentance, d’idéologie, c’est très politisé. Le problème, c’est que ce n’est pas de la politique ni de la polémique ! C’est de l’histoire de France ! »
"En 1959, l'affaire est pliée"
A ses côtés lors de la table ronde, l’écrivain franco-congolais Alain Mabanckou, qui a étudié en France et professeur de littérature francophone en Californie (et auteur du Sanglot de l’homme noir, chez Fayard en 2012). « Quand on parle d’histoire coloniale, on en parle comme d’une maladie. On dit : névrose collective ; mémoire traumatique ; blessure narcissique. La France est-elle malade de son passé à ce point ? » interroge-t-il. « Les Allemands ont regardé leur passé en face, ce qui leur a permis de le dépasser, et d’en arriver où ils sont aujourd’hui. »
Pour Pascal Blanchard, « le savoir n’est déjà pas partagé par tous. Regardez la date de la fin de la guerre d’Algérie : les militaires ont une date ; les harkis aussi mais différente ; les pieds noirs encore une autre. » Dès lors faut-il être dans la mémoire pour être dans le savoir ? « On a fait ce travail avec Vichy et la Shoah. Je ne dis pas que ça s’est fait en 5 minutes, mais on l’a fait et le point d’orgue c’est J. Chirac en 1995 qui reconnaît publiquement que Vichy, ça n’était pas la France. Mais avec l’histoire coloniale, on n’a pas encore commencé » regrette-t-il.
L’historien Gilles Manceron (spécialiste de l’Algérie) pense pour sa part « qu’un certain nombre de forces politiques ont baigné dans cette histoire ; une partie de la République est dans cette histoire coloniale. En 1959, l’affaire est pliée : la situation politique est ingérable, les investissements quittent les colonies, l’avenir, c’est l’Europe. Mais l’opinion publique était très en retard sur l’idée que les colonies c’était fini. Le grand mythe construit depuis 1830, enseigné dans les manuels d’histoire des écoliers, toute cette propagande c’est fini ! Quand De Gaulle arrive au pouvoir tout s’effondre en un rien de temps.»
Bras de fer idéologique
Mais alors pourquoi tout est toujours renvoyé au politique, interroge l’écrivain et historien Farid Abdelouahab, animateur du débat ? « Tous les peuples ont des périodes plus ou moins glorieuses dans leur passé. La vraie réparation, c’est la vérité historique. Les replis identitaires sont de mauvaises réponses » répond Gilles Manceron. « Nous sommes la première génération à avoir la chance de prendre de la distance vis-à-vis de l’imaginaire colonial », ajoute Pascal Banchard. « En même temps on est conscient de la peur que cela suscite ». Avant de conclure : « Il n’y a aucun lieu pour emmener des élèves pour parler de l’histoire coloniale. Quant aux programmes scolaires, c’est le bras de fer idéologique, trop politique. »
Si un jour, quelque part en France, un musée consacrée à l’histoire coloniale ouvrait ses portes, il ne serait guère étonnant de ne pas voir Pascal Blanchard à la manœuvre…
F.S
(table ronde aux 18e Rendez-vous de l'histoire de Blois)
Les programmes d'histoire font (aussi) débat
Inévitablement, le débat au sujet de la refonte des programmes d'histoire s'est invité aux Rendez-vous du même nom. D'ailleurs ils étaient au programme... les programmes. "A-t-on vraiment besoin de programmes d'histoire ?" était en effet le sujet d'une table ronde animée par Emmanuel Laurentin (la Fabrique de l'histoire sur France Culture) avec Romain Bertrand (directeur de recherche au Ceri et à Sciences Po Paris), Patrick Boucheron (Paris 1 Panthéon-Sorbonne et Collège de France), Raphaëlle Branche (Université de Rouen), Michel Lussault (géographe, professeur à l'ENS Lyon et président du Conseil supérieur des programmes - le CSP).
"Parfois les programmes devancent la recherche", s'est-il étonné. "C'est quand même un peu troublant..." Patrick Boucheron s'interroge aussi : "les programmes changent régulièrement, quant aux programmes d'histoire, ils sont très passionnels, comme si l'histoire était la seule à former à la citoyenneté". Et il ajoute : "Une ligne de programme, c'est une heure de cours, en infusion immédiate dans la société : c'est absurde !"
Trop de sources, trop de connaissances
Tous les participants de la table ronde s'accordent pour dire que les programmes étaient trop lourds, et qu'il fallait les alléger. "Dans la première mouture, qui a été tant contestée avant l'été, il y a avait une liberté pédagogique. Mais on nous a dit : votre vision est trop idéologique. On a laissé seul le CSP alors qu'on a médiatiquement écouté ceux qui n'avaient aucune légitimité pour s'exprimer. Qu'est-ce qui est arrivé pour que personne ne réponde ?" se lamente Michel Lussault. "Et qu'est-ce qui est arrivé au pouvoir politique pour qu'il dise : on a entendu, et réponde au critique ? Selon moi, il y a une disproportion. Le CSP se trouve au croisement de toutes les lignes de forces. Le moindre évènement prend des proportions considérables", ajoute-t-il, constatant qu'il n'y a pas de lecture collective et qu'on n'a pas fait de toutes ces rumeurs des objets de débats.
Finalement, le bon sens général est venu par Raphaëlle Branche de l'université de Rouen : "Il y a trop de place pour l'histoire contemporaine dans les programmes, il y a trop de sources, trop de connaissances. Vouloir à tout prix courir après est-ce une solution ? Comment on fait quand on change de thème toutes les cinq séances avec des jeunes de 10 à 15 ans qui n'ont aucune mémoire historique ?"
That is the question...
Humeur du jour...
La Trebbia
L'aube d'un jour sinistre a blanchi les hauteurs.
Le camp s'éveille. En bas roule et gronde le fleuve
Où l'escadron léger des Numides s'abreuve.
Partout sonne l'appel clair des buccinateurs.
Car malgré Scipion, les augures menteurs,
La Trebbia débordée, et qu'il vente et qu'il pleuve,
Sempronius Consul, fier de sa gloire neuve,
A fait lever la hache et marcher les licteurs.
Rougissant le ciel noir de flamboîments lugubres,
A l'horizon, brûlaient les villages Insubres ;
On entendait au loin barrir un éléphant.
Et là-bas, sous le pont, adossé contre une arche,
Hannibal écoutait, pensif et triomphant,
Le piétinement sourd des légions en marche.
José-Maria de Heredia