edito
“Le pauvre, c’est celui qui n’a rien”
C’était au détour d’un article de Charente Libre, fin octobre, signé Céline Guiral. Un article sur la pauvreté dans le nord de la Charente, une rencontre “avec ceux qui peinent à joindre les deux bouts”. La conclusion est de Bérénice, qui répond à la question de la journaliste : “vous percevez-vous pauvre ?”. Elle dit : “non, parce que le pauvre, c’est celui qui n’a rien”. Cette réponse tourne en boucle dans mon esprit, depuis. Elle interpelle le journaliste à temps plein que je fus il n’y a pas si longtemps encore, et le directeur d’épicerie solidaire que je suis actuellement.
Je l’ai reconnue tout de suite, Bérénice, sur la photo illustrant l’article. Elle est bénéficiaire de mon épicerie solidaire itinérante dans le Ruffecois. Elle est de Villefagnan et vient aux distributions du mercredi, dans la Halle aux grains de ce bourg éloigné d’une dizaine de kilomètres de Ruffec. La Halle aux grains de Villefagnan, c’est un lieu qui pue le poisson : la veille de notre venue, c’est jour de marché, et les effluves de la poissonnerie “parfument” encore la halle le mercredi matin. En lisant l’article, en découvrant le visage presque souriant de Bérénice, en lisant sa conclusion, j’ai comme avalé une arête, pris un coup de poing à l’estomac, une claque dans la gueule. “Le pauvre, c’est celui qui n’a rien”, dit-elle. Comment mieux résumer à la fois la solitude dans laquelle elle se trouve, avec ses deux enfants et 1000 € par mois, et en même temps, comme dirait l’autre, une forme d’espérance spontanée qui trouve, dans cette formule digne d’un évangile, une illustration humaine, très humaine.
Beaucoup s’en souviennent, j’ai été dans un passé très récent durant une quinzaine d’années journaliste. J’ai traîné mes carnets et stylos dans divers endroits de France, de Normandie à l’Ardèche, de Lyon à Paris, de Blois à Orléans. J’ai adoré ce métier, il me manque beaucoup. En lisant le papier de Céline Guiral, je me suis dit que j’aurais aimé recueillir de tels propos, tant ils sont à la fois terribles à entendre, et d’une criante nécessité à faire savoir. Une vérité qui serait le fruit d'une réalité dure, très dure, d’une situation économique et social compliquée, et, comme flottant au-dessus de cette eau saumâtre, une évidence qui nous saute à la figure : “être pauvre, c’est quand on a rien”.
Ces propos m’ont fait penser à ceux, nombreux, que j’ai parfois recueillis et qui m’ont ému, à l’époque. Car malgré les avertissements des vieux sages de la profession, répétant à l’envi qu’il faut toujours “mettre à distance son sujet, afin de ne pas tomber dans l’émotion”, parfois, on est touché. Je me souviens notamment de ce jour où nous étions trois ou quatre confrères à recueillir les propos de parents d’enfants autistes qui criaient entre deux sanglots, littéralement, leur désarroi de ne pas pouvoir bénéficier de la fameuse inclusion scolaire promise par la loi sur la handicap, et combien leurs vies et celle de leurs enfants étaient lourde, très lourde. Ou cet autre jour où j’accompagnais un religieux bénédictin en rupture avec sa communauté, qui avait choisi d’aller donner des cours de français aux migrants, les pieds dans la boue du cloaque de Grande-Synthe…
“Vous percevez-vous pauvre ?”. “Non, parce que le pauvre, c’est celui qui n’a rien”. Sous-entendu, “j’ai quand même la richesse d’avoir mes enfants”, ou “j’ai quand même un toit sur la tête”, ou “je bénéficie d’une aide pour faire mes courses en allant à l’épicerie solidaire”, ou encore “je suis épaulée par l’association Cassiopée et j’y trouve un réconfort”.
Je dis souvent à ceux qui me demandent - non sans une pointe d’étonnement de me voir là où je suis faire ce que je fais - si “ça n’est pas trop dur, de faire ce travail d’aide alimentaire ?”, je réponds que “travailler avec des pauvres, c’est très enrichissant”. J’aime voir sur le visage de mes interlocuteurs la fissure du paradoxe les traverser, à ce moment-là. C’est à peu près la même fissure qui m’a fendue en lisant les propos, si justes, si poignants, si vrais, de Bérénice : “Vous percevez-vous pauvre ?”. “Non, parce que le pauvre, c’est celui qui n’a rien”. À elle seule, elle justifie tout ce à quoi servent les acteurs sociaux ici et maintenant, dans ce territoire isolé et parfois abandonné, du côté de Villefagnan, de Ruffec, d’Aigre ou de Mansle.
Mieux : elle donne un visage aux statistiques, implacables, de la pauvreté en Charente, “dans le top 5 des départements les plus pauvres en Nouvelle Aquitaine”. Et il n’y a franchement pas de quoi en être fier…
Frédéric Sabourin
Directeur d’E.I.D.E.R.
Courrier des lecteurs paru dans Charente Libre ici.
Prof de lettres, prof de l’être
Certains profs sont davantage que des profs. Les anciens du collège et lycée Saint-Paul d'Angoulême qui ont la chance de s’en souvenir ont connu de véritables éducateurs, des pères et des mères d'amis proches, des confidents parfois, des personnes respectées parce que respectables que nous écoutions avec passion, qui nous ont transmis les choses essentielles de la vie sur lesquelles nous pouvons encore compter aujourd'hui. Daniel Chaduteau était de ceux-là.
Il y a ceux qui l'ont eu comme prof de français ou de latin (ou les deux !), avec des souvenirs contrastés... Il était dur, exigeant, pas toujours tendre avec ses élèves malgré un humour piquant et caustique qui pouvait parfois se révéler un peu maladroit et pas toujours bien compris dans les classes. Il était craint, diront certains(nes) mais n'est-ce pas ce que l'on doit un peu attendre aussi d'un enseignant ? Sa culture classique était pantagruélique. Passionné de Grèce hellénistique et d’histoire romaine, d’Italie et de versions latines, elle semblait ne jamais avoir été totalement rassasiée. D’où tenait-il cette passion dévorante, lui, fils d’un modeste boucher d’une rue commerçante d’Angoulême, qui avait fait ses premiers pas à l’école publique avant de franchir au collège les grilles de la fameuse « école Saint-Paul » des pères diocésains, au bon sens de paysans charentais instruits ? Probablement d’une rencontre avec un enseignant qui aura, pour lui aussi, marqué sa vie. Une sorte de Cercle des poètes disparus avant l’heure…
Il y a ceux – j’en étais - qui l'ont surtout côtoyé au fameux Ciné-club du collège et lycée, « entre midi et deux » comme on disait, au milieu des années 80, dans une petite salle sombre donnant rue de Beaulieu dont les fenêtres étaient calfeutrées de rideaux occultant, pour faire « salle de cinéma ». Ce Ciné-club a malheureusement été tué par les changements d’horaires et la décision de reprendre les cours à 13h30 au lieu de 14h. Pendant des années, il aura eu le temps de nous passer les grands films de l'histoire du cinéma, dont certains n’étaient pas toujours adaptés à nos envies et goûts de l’époque – je songe à West side story, deux heures trente de comédie musicale envoyées à l’âge de 12 ans il fallait se les farcir ! Il y eut aussi Barry Lyndon, Le Guépard, Mort sur le Nil, Elephant man, Cinéma Paradiso, les 400 coups, la Dolce Vita, Rome ville ouverte, l'As des as, Il était une fois dans l'ouest, mais aussi Les Dents de la mer, la trilogie de La Guerre des étoiles, et tant d'autres. Probablement aussi de Nanni Moretti qu’il aimait beaucoup et que j’ai dû oublier. Cette exigence-là aussi n’a pas toujours été facile à faire entendre aux collégiens mal dégrossis que nous étions alors. Personnellement, je lui sais gré de nous avoir quelques fois demandé d’insister et de ne pas quitter les films avant la fin ; du cinéma parfois âpre, dur, mais qui ouvrait un champ culturel immense, un imaginaire débordant que seul le 7e art développe, pour les scénarios et le goût du jeu des comédiens. Cet apprentissage-là n’était pas seulement pour nous faire passer le temps en attendant de retourner en cours, c’était aussi du temps vécu.
En 2017 au Festival du film francophone d’Angoulême, nous nous sommes retrouvés ensemble avec une autre ancienne prof de lettres de Saint-Paul et critique de cinéma elle aussi, à la projection, en compétition officielle, de Petit paysan d’Hubert Charuel. En sortant, il m’a dit, impressionné par ce film : « tu vois, je crois qu’on vient de voir le futur Valois de diamant du festival », récompense que le film a ensuite obtenu ; il ne s’était pas trompé ! On avait discuté du rôle tenu par Swann Arlaud autour d’une bière. Nous étions devenus égaux, même si je me sentais encore un peu l'élève.
Il y a ceux et celles qui l'ont connu comme père - Frédéric, Sophie et Stéphanie - qui se coltinaient des versions latines pendant les vacances... Ceux qui l’ont connu organisant les boums de ses enfants dans le garage de la rue des Blanchettes les samedis après-midis ; les retours de week-ends scouts aux odeurs âcres de sueur adolescente et de feu de bois dans la Renault 21…
Ces profs-là, dont il était, nous ont tout transmis ; l'amour des lettres et de l'être, du savoir et de l'auxiliaire avoir, des alexandrins et la « césure à l'hémistiche », du théâtre et des films, le goût de l'effort, la rigueur dans le travail et une certaine forme de rhétorique. Le jour où ils meurent, on entend au loin dans la forêt le bruit des chênes qu'on abat. J’ai lu ça un jour en exergue du livre de Malraux : « Oh ! Quel farouche bruit font dans le crépuscule / Les chênes qu'on abat pour le bûcher d'Hercule ! ». Il a désormais probablement rejoint son Cinema Paradiso... RIP Daniel Chaduteau.
F.S. 21 avril 2021
PS : je demande à mes professeurs de français et d'histoire, qui se reconnaîtront peut-être (Jean-Louis P., Hubert B., Sylvie S., Michèle B., Jacques B.), d’accepter mes humbles excuses pour les immanquables fautes de grammaire, conjugaison, accords de participe passé, de style « trop oral » ou d’une concordance des temps mal maîtrisée, qui émailleront probablement cette « rédaction ». Même avec toute la « rigueur » de l'enseignement, tout n’est pas passé…
Les masques en rade
La bamboche : c’était déjà terminé. Les apéros entre 18h et 20h aussi. Les bars, restaurants, cinémas et lieux culturels : repoussés aux calendes grecques. Les conversations dans les transports en commun : pas recommandées (ça vient de tomber, c’est l’Académie de médecine qui préconise). Et maintenant, voici le tour des masques « faits maison » : jugés moins efficaces face au « variant anglais », ils vont devenir hors norme, et hors la loi.
Pourtant, au printemps, le savoir-faire des milliers de couturières fut loué avec ferveur, jusqu’au sommet de la République ! Tout droit sorties des albums sépias des buffets Henri II de nos grands-mères, armées de leurs machines à coudre ressuscitées (pourtant non « connectées »), ces femmes – majoritairement – ont patiemment cousu des millions de masques, au moment où le gouvernement mentait effrontément sur leur utilité. D’abord « ça ne sert à rien, surtout si c’est mal porté », puis « vivement recommandé », et enfin « obligatoire » sous peine de sanctions (135 €, c’est le tarif pour à peu près tout depuis presque un an). Oui mais voilà, ces milliers de petites mains agiles, créatives dans le choix des coloris, motifs, matériaux, ne résisteront pas, moins d’un an plus tard, au « variant anglais » ; en attendant peut-être un jour le variant de Zanzibar, ou des Kerguelen (qui sait ?). C’est dit, c’est fait : il faudra acheter et porter des masques chirurgicaux, plus chers, plus polluants aussi car jetables.
On s’en fout du gaspillage ! Pourvu que les industriels fabricants de masques « aux normes » soient satisfaits et se rince au passage ! Une boîte de FFP2 - les plus efficaces, paraît-il, jusqu’à la prochaine norme qui les rendra caduc - coûte environ 30 € les vingt unités. Trois fois plus chers que les chirurgicaux conseillés jusqu’à présent. Pas pour toutes les bourses, donc…
Dans l’association d’aide alimentaire itinérante du Ruffecois dont j’ai la charge, les bénévoles, majoritairement des femmes qui n’ont que deux bras et pas les deux pieds dans le même sabot, ont sortis au printemps dernier leurs vieilles machines à coudre, pour fabriquer des masques « à la maison » où elles étaient confinées. J’en ai un très joli en vichy rose ; un autre gris anthracite très classe ; un avec des motifs qui rappellent « el dia de los muertos », cette fête mexicaine où l’on singe la mort pour mieux la tenir à distance. Ces masques sont doublés, lavables, polluent peu, et on ne peut que remercier la réactivité autant que la créativité de ces couturières remises sur le devant de la scène de façon inattendue. C’était pendant « la guerre », c’était avant...
Ces masques « faits maison », jusqu’ici en odeur de sainteté, servent aussi pour les clients-bénéficiaires de l’épicerie solidaire. Ce sont des gens qui majoritairement essaient de remplir leur frigo avec le montant d’un RSA et quelques poussières. Croyez-vous qu’ils vont acheter des masques à trente balles la boîte de vingt ? On voudrait se moquer de leur figure – pourtant masquée – qu’on ne s’y prendrait pas mieux.
Voici donc une nouvelle décision aussi absurde, hors-norme, hors-sols, complètement déconnectée de la réalité de la vie de millions de Français, et parmi eux les plus pauvres, les plus fragiles, les plus précaires.
Allez, encore quelques semaines et un comité scientifique Théodule ou une Académie des neufs obligera le monde entier à se déplacer en scaphandre, sans parler car ça fait de la buée dans le casque. Personnellement j’attends ce moment avec impatience : j’ai toujours rêvé de porter un scaphandre. Après avoir marché sur la tête, celui-ci me permettra peut-être, un jour, de marcher sur la Lune.
Parfois, le réel désaltère l’espérance
« Chaque homme, dans sa nuit, s’en va vers sa lumière ». J’aime beaucoup me répéter cette citation de Victor Hugo, quand je regarde s’éloigner après leurs courses les bénéficiaires de l’épicerie solidaire itinérante que je coordonne depuis un an et demi, avec la vingtaine de bénévoles qui se donnent à fond pour apporter une aide alimentaire dans le Ruffecois. En cette fin d’année 2020, 170 familles y sont inscrites - soit exactement 400 personnes – et viennent chercher non pas du superflu, mais le strict nécessaire pour essayer de joindre les deux bouts entre deux distributions, tous les 15 jours dans les cinq communes où E.I.D.E.R. trimbale son épicerie ambulante (1).
« Une vie pauvre, est-ce une pauvre vie ? ». J’ai entendu cela récemment dans une émission de radio sur le thème de la précarité – le sujet est à la mode hélas. Ce questionnement est ma boussole quotidienne, celle qui m’évite la tentation de baisser les bras, avec ceux que la vie n’épargne pas, pour lesquels rien ne semble jamais changer dans le fatras de vies cabossées à tous les étages. Et pourtant, en moins de quinze jours trois petites lanternes viennent de s’allumer dans la nuit de 2020. Trois bénéficiaires ne reviendront plus chercher l’aide alimentaire à l’épicerie solidaire. Et c’est plutôt une bonne nouvelle ! Chacun a donné les raisons pour lesquelles on ne les reverra plus, avec le sourire qu’on a perçu à travers le masque : un mari qui a retrouvé du travail pour Alexandra, qui venait parfois les mercredis matin avec sa petite fille de 4 ans. Une retraite enfin digne de ce nom pour Jeanine, jeune retraitée qui a cumulé ses difficultés économiques avec de gros ennuis de santé. Un crédit de réparation de voiture terminé pour Jean-Claude, fringuant retraité de 80 ans à qui on donnait 10 ans de moins. Tous les trois se sont confondus en remerciements chaleureux, le regard empli de sincérité, pour le coup de main apporté grâce à une ouverture de droits alimentaires qui se veut toujours provisoire, mais dont on sait que celui-ci peut hélas durer un certain temps…
« Mieux vaut allumer une petite lanterne que de maudire les ténèbres », dit une sagesse chinoise (Confucius si ça vous chante). J’ai donc choisi, en sillonnant les routes du Ruffecois cette semaine, de ruminer ces trois exemples de personnes qui, heureusement, vont s’en sortir au moins provisoirement. En essayant de garder à distance l’émotion qui pourtant m’a étreinte à ce moment-là, je me suis demandé si, à l’aube de ce Noël teinté de gris, ça n’était finalement pas ça qu’il fallait retenir de cette p… d’année 2020. Un petit bonheur fugace. Une fragile lueur dans la nuit. Une espérance désaltérée. Et ça, 2020, avec ton cortège de mauvaises nouvelles et de coups sur la tête, tu auras beau faire tout ce que tu voudras, tu ne m’enlèveras ni à moi ni aux bénévoles de l’association cette petite lanterne dans la nuit, à quelques heures de Noël…
Frédéric Sabourin
Coordinateur de l’épicerie solidaire E.I.D.E.R.
(1) Espace Itinérant D’aide alimentaire En pays Ruffecois.
Tribune publiée en partie dans Charente Libre du 22 décembre 2020. In extenso ici.
Le Président Macron : un gothique flamboyant pas très catholique…
Cinq ans. Faire vite, reconstruire à l'identique, vite, vite, vite on vous dit, allez hop et qu'ça saute ! Effacer rapidement les traces du drame qui a stupéfait Paris et une partie des Français au soir du 15 avril, les yeux levés vers l'hallucinant spectacle. À l'heure de la toute puissance des nouvelles technologies, ça n'est quand même pas l'incendie de poutres en chêne quasiment millénaires qui va perturber le fonctionnement d'un quinquennat ? Il pourrait même faire renaître de ses cendres un quinquennat moyenâgeux sur l'air de la "Renaissance"...
Paris brûle-t-il ?
Notre-Dame de Paris a brûlé ; la charpente séculaire en partie du XIIIe siècle et du XIXe est réduite en cendres et l'image de la flèche de Viollet-le-Duc s'écroulant en flammes sur elle-même hantera longtemps l'imaginaire français, comme le furent les tours jumelles de New York en septembre 2001 ou le Bataclan en novembre 2015.
L'émotion considérable, à peine les cendres refroidies, a fait affluer un "pognon de dingue" comme arrosé par un canadair, pour aider à sa reconstruction, que tout le monde souhaite, mais certains visiblement plus rapidement que d'autres. Des centaines de millions sont déjà promis, mais gageons que les grandes fortunes qui les proposent se feront fort d'honorer ces promesses de dons. La défiscalisation qui en découle attise les appétits, la manne touristique liée à la présence de grands monuments à Paris est probablement une autre raison de sortir le carnet de chèques (plus de 13 millions de visiteurs par an à Notre-Dame, malheur à ceux qui différaient depuis longtemps leur visite !).
Coup de chaud sur l’île de la Cité
Nous n'en sommes pourtant qu'au début ! Si les premiers constats montrent que globalement la structure de Notre-Dame a résisté, il faudra attendre et probablement plusieurs mois pour que soient terminées les opérations de nettoyage et que soient enlevés les gravats, débris, restes calcinés de cette charpente et que les milliers de litres d'eau déversés sur les voûtes sèchent pour savoir comment cette structure a réellement résisté, dans le temps. On apprend déjà - au deuxième jour - que le pignon côté nord est très fragilisé du fait de la disparition de la charpente, et menacerait de s'effondrer entraînant avec lui la rosace se trouvant juste en dessous. On ne sait pas non plus dans quel état se trouve l'orgue, qui a dû prendre un coup de chaud, la poussière, la fumée et probablement aussi de l'eau...
Plus vite, plus haut, plus fort
Viendra ensuite le temps de la réflexion : reconstruit-on à l'identique - c'est-à-dire avec une charpente en chêne dont on sait déjà qu'il sera difficile, malgré les grandes déclarations d'intentions et propositions de dons d'arbres qui arrivent ici ou là, d'en trouver un nombre suffisant - ou fait-on appel non seulement au savoir-faire du XXIe siècle mais plus encore aux idées nouvelles en matière d'architecture. On se prend à imaginer une toiture en verre et aluminium, à l'image de la grande pyramide du Louvre. Ou un projet à la Hidalgo : une toiture végétalisée avec accès au public parisien, qui aurait au moins le mérite de s'accorder aux exigences écologiques actuelles... Soyons dingo !
Le Président de la République Emmanuel Macron s'est enflammé, tout brûlant d'impatience mardi 16 avril vers 20h en annonçant une reconstruction "rapide, dans 5 ans". Je le veux, je l'exige. Qu'il en soit ainsi, fiat ! Naturellement il n'aura échappé à personne que ce laps de temps correspond à l'année d'ouverture des JO de Paris 2024. Plus vite, plus haut, plus fort semble dire le Président, paraphrasant le baron de Coubertin. On sent que secrètement, il espère en être... Dommage que le septennat n'existe plus, il aurait gagné deux ans.
Gothique flamboyant
Il n'est peut-être pas inutile de relire G. Duby, qui dans Le Temps des Cathédrales nous instruisait sur le fait qu'à l'époque de la construction des grandes cathédrales, aux XIIe-XIIIe siècles, le modèle dominant de spiritualité est plutôt l'abbaye – même déjà déclinante - où se concentrent non seulement les prouesses architecturales et savoir-faire de l'époque mais davantage encore le pouvoir et la richesse qui l'accompagnent. Les villes s'étendait de plus en plus et avec elle le pouvoir des épiscopes ; les cathédrales deviendront peu à peu par leur grandeur et magnificence le symbole d'une puissance urbaine voulant rivaliser de plus en plus avec la puissance du monachisme.
Au Moyen-Age, ça n'est pas une découverte, on prenait le temps. Dans les abbayes, les scriptorium, dans les palais jusque dans les chaumières : le temps avait son importance, on le respectait. Certains me diront qu’on n’avait guère le choix. Mais quand même, quel luxe ! Du temps pour penser, du temps pour imaginer les plans, du temps pour tailler les pierres, du temps pour préparer les poutres taillés d’une seule pièce dans les chênes centenaires, du temps pour les maîtres verriers, du temps pour les sculpteurs... Un compagnon qui assistait au début de la construction savait qu'il n'en verrait pas l'achèvement… Imagine-t-on le jeune Emmanuel Macron mourir avant l’achèvement des travaux de la cathédrale de Paris ? Politiquement pourtant, le risque existe…
Cette course contre la montre déclenchée par ce Président jupitérien pourtant pas dénué de culture classique, historique et philosophique, est un désir fou. Vouloir reconstruite à l'identique une cathédrale dont il a fallu 60 ans aux bâtisseurs pour en voir l’achèvement, et davantage encore si on se souvient que la première pierre fut posée par Charlemagne, et la dernière par Philippe Auguste, dans les cinq ans qui viennent est une gageure autant qu’une inconscience. Un piétinement de l’histoire.
Ce Président est décidément un flamboyant gothique, pas très catholique.
Démission de Nicolas Hulot : et pendant ce temps-là...
Le ministre de la Transition écologique et solidaire Nicolas Hulot a démissionné mardi 28 août, au cours d'une émission matinale sur France Inter, sans préméditation semble-t-il (sauf pour lui et encore !). Dénonçant la forte présence des lobbys au plus haut niveau de l'État, Nicolas Hulot estime même de ce fait la démocratie en danger. Illustration des inepties écologiques avec l'agrandissement du refuge des Sarradets, sous la Brèche de Roland, à Gavarnie dans les Hautes-Pyrénées.
Les randonneurs et férus des Pyrénées ne peuvent pas le manquer : au nord ouest sous la brèche de Roland, à 2587 mètres d'altitude, le refuge des Sarradets, en travaux depuis 2016, fait peau neuve. Inauguré en 1956 par Maurice Herzog, d'une capacité de 57 places, ce refuge emblématique se voit doté d'une extension qui portera sa capacité à 70 couchages. L'ancien refuge, en pierres et en béton, ne sera pas détruit. Il est actuellement rénové. Les travaux ont pris du retard : il était prévu de le rouvrir pour l'été 2018, il le sera plus probablement pour celui de 2019. De grandes terrasses y sont aménagées, le point de vue sera aussi exceptionnel que le panorama qu'on peut y admirer. Cependant, on s'interroge sur l'opportunité, il y a 70 ans, d'avoir choisi d'implanter à cet endroit-là ce refuge, défigurant à jamais l'un des sites pyrénéens les plus exceptionnels. Un randonneur qui se rendait au Taillon (3144 m) le 1er août, que je crois avoir reconnu comme étant très probablement de Patrice de Bellefon, auteur pyrénéiste fameux, disait à ses deux compagnons de cordée du jour : "c'est quand même étonnant d'avoir choisi, à l'époque, d'implanter là ce refuge... Il aurait été plus logique de le placer en amont du col de Sarradets, près de la cascade". Et il s'étonnait aussi des travaux pharaoniques d'agrandissement de ce refuge, par "le très écologique CAF" (Club alpin français, Ndlr). Le coût global des travaux avoisine les 3,1 millions d’euros financés par le FEDER (fonds européens), le FNADT (aménagement et développement du territoire), la Région Occitanie, le Département des Hautes-Pyrénées, l’ADEME (Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie), l’Agence de l’Eau, le Parc National des Pyrénées et la FFCAM (Fédération française des clubs alpins et de montagne).
Bien entendu, la construction de l'extension du refuge de Sarradets respecte scrupuleusement un cahier des charges draconiens en matière de "protection de l'environnement", dans l’utilisation des matériaux, de recyclage, de basse consommation etc., tout l'arsenal habituel désormais connu. Y travaillent des entreprises locales, ce sont des "emplois non délocalisables" comme le dit la formule consacrée, réjouissons-nous.
Cependant on s'interroge sur l'opportunité, dans le contexte que nous connaissons actuellement (réchauffement climatique, surfréquentation touristique des grands sites protégés, fonte du permafrost entrainant des éboulements dans les Alpes, fonte des glaciers dans les Pyrénées et pas plus loin que celui d'Ossoue, au Vignemale voisin, etc.), d'une telle construction. Il en a été de même il y a quelques années chez nos voisins espagnols, au refuge de Goritz sous le Mont Perdu, dans le canyon d'Ordesa (72 couchages). À quelle logique et quels lobbys obéissent cette construction ? Peut-on se plaindre d'un côté de la destruction progressive et accélérée de la biodiversité, du réchauffement climatique qui transforme petit à petit la terre en étuve, des conséquences des gaz à effet de serre, bref, de tout ce qui vient de pousser Nicolas Hulot, dans un sanglot réprimé de justesse à l'antenne, à la démission, et continuer comme si de rien n'était de coloniser les sites dits protégés en y favorisant le tourisme de masse ?
Même si ici il y a un « trou dans le mur », on ne va plus « droit au mur ». On est dedans.
F.S.
À la mémoire des libraires
Alors voilà. Ce livre est épuisé, en tout cas très difficile à trouver dans cette édition à seulement 13 €. Bien sûr il y a un marché de l'occaze, mais à quel prix ! Il y a aussi « ma zone », dont un exemplaire à 13 € et... 33 € de frais de port (gasp ! Ils n'attachent pas leur chien avec des saucisses en Amazonie !). Hier je suis entré dans une librairie orléanaise - Chantelivre, pour ne pas la nommer - en demandant si par hasard... Non, la libraire ne l'avait pas, elle m’expliqua qu’il était ré-imprimable « à la demande » auprès de la BNF. C'est long (plusieurs semaines/mois) et plus coûteux. Mais, constatant mon léger désarroi facial, elle me dit : « si vous allez à Paris de temps en temps, j'ai un réseau de libraires là bas, peut-être l'ont-ils… Tenez par exemple, la librairie Polonaise boulevard Saint-Germain… ». Ça tombe bien, dis-je, j’y vais demain pour du boulot, je peux y passer. « Téléphonez quand même avant pour savoir s’ils l’ont », me conseilla-t-elle. Ce que je fis. Et tenez-vous bien : la librairie Polonaise du 123 boulevard Saint-Germain l’avait. « On vous le met de côté » me dit la libraire à l’accent de Cracovie au téléphone. 24 heures après, les 375 pages des Mémoires du Sergent Bourgogne aux éditions Arléa sont entre mes mains. Croyez vous que l’Amazonie m’aurait offert la même qualité de service avec le sourire ? Assurément non. Ce devrait être un non évènement. On s’en pourlèche d'une joie simple, pourtant.
Ceci est un plaidoyer pour les libraires, les vrais, les seuls, les uniques, les indépendants. Ceux qui aiment les livres et leurs lecteurs, et nous feraient presque pleurer de joie quand ils en dégottent un réputé « introuvable »…
Encore une minute, s’il-vous-plaît
Les premières fois que j’ai assisté aux minutes de silence, c’était enfant, à la fin des années 70 début 80, en préambule à des matchs de football retransmis sur la télévision noir et blanc du salon familial. L’arbitre – à l’époque exclusivement habillé en noir – regardait sa montre et maintenait son bras plié durant toute la minute. À la fin, il donnait un coup de sifflet, et la minute était terminée. J’interrogeais mes parents en leur demandant ce que cela signifiait. Ils me disaiet : « c’est en hommage à telle personne décédée » ou encore « pour les victimes de l’accident x ou y ». Il régnait un silence de mort – c’est le cas de dire – dans les stades où se déroulaient ces minutes de silence.
Puis un jour glacial de début janvier 1997, dans la cour de la caserne Bosquet du 6e RPIMa de Mont-de-Marsan, passé en revu par le ministre de la Défense de l’époque Charles Million et le Chef d’état-major, un millier d’appelés du contingent – dont j’étais - accompagnés des officiers et sous-officiers du régiment, ont respecté une minute de silence, pleine et entière, à la mémoire d’un adjudant et d’un capitaine morts à Bangui en République Centrafricaine, abattus froidement dans une embuscade alors qu’ils étaient en opération. Leurs cercueils, drapés de tricolore, étaient devant nous, dans la cour d’une caserne battue par le vent d’hiver. Nous étions en place depuis des heures, le froid nous congelait sur pied, mais étonnamment cette minute-là nous parut d’une chaleur humaine inégalée. Nous faisions corps, et chacun se sentait concerné.
Vous allez dire que ces anecdotes sont écrasantes de banalité. Elles ne le sont pas, pour une bonne raison : ces minutes de silence duraient vraiment une minute. Aujourd’hui, dans les préfectures ou les collectivités territoriales (mairies, conseils d’agglomération ou métropoles, conseils départementaux, régionaux etc.) pardon de le dire, mais les minutes de silence ne durent au mieux que 35 secondes, 40 à tout casser. Vous allez peut-être trouver que je chipote pour pas grand-chose. Certes. Alors dites-moi à combien vous évaluez les vies de ceux et celles dont on honore la mémoire dans ces moments-là ? Combien de minutes valent-elles ? Le prix de ces vies brisées pour de multiples raisons ne vaut-il pas au moins une minute de silence, dans laquelle chacun peut y mettre ce qu’il souhaite en fonction de ses convictions ? Sommes-nous si pressés de passer à autre chose et de reprendre le cours normal de nos activités, en consultant au passage les notifications de nos téléphones portables ?
Les beaux discours, les grandes théories, le verbe haut et les formules ciselées n’auront de sens que si ces minutes durent vraiment une minute. Un temps suffisamment long et en même temps pas trop court pour que chacun la mette en veilleuse. Respectueux. Silencieux. En hommage aux morts, et aux morts pour la France parfois, qui le valent bien, et qui nous regardent.
Fermez le ban. Aux morts !
F.S.
En avant, marche !
« Ne sous-estimez jamais le courage des Français : n’oubliez pas que ce sont eux qui ont découvert que les escargots étaient comestibles ». Le meilleur compliment qu’on ait pu nous faire vient des Anglais, paradoxalement. Hier soir, dimanche 7 mai, les Français ont une fois de plus fait montre d’un courage à toute épreuve : ils ont élu à la Présidence de la République une tête bien faite et bien pleine de 39 ans. Une tête jeune, surtout. Ce qui paraissait impossible, le nouveau Président Macron l’a fait : exit les partis traditionnels et leurs têtes chenues, et cette fichue bipolarisation de la vie politique française, maladie chronique dont on semble ne jamais pouvoir guérir – qui remonte bien avant la fondation de la Ve République.
Bien sûr, il faut nuancer un peu l’élan de la victoire : avec certes 20,7 millions de voix sur 47,4 millions d’électeurs inscrits (66,06 % des exprimés), il devra composer avec le fait, tenace, têtu, que beaucoup de Français ne lui ont pas confié un vote d’adhésion (comme Jacques Chirac en 2002), et il ne pourra pas se satisfaire d’un Front national à 10,6 millions de voix. Tout comme il ne pourra se satisfaire des 4,06 millions de bulletins blancs ou nuls, ni des 12 millions d’abstentionnistes. L’avantage, s’il déçoit, c’est qu’il décevra moins de monde…
En attendant, place aux jeunes ! Place au neuf ! Des nouvelles têtes, vite ! De l’air ! De l’air ! De l’air ! Pour celui qui a gravi quatre à quatre les marches qui l’ont conduit au pouvoir, quasiment inconnu il y a encore trois ans : seulement deux minutes d’état de grâce, pas une de plus. La somme des espoirs et des attentes, la somme des souffrances et des inquiétudes des Français, la somme des divisions d’un pays clivé, fracturé, en miettes sociales ne lui laissera pas un instant de répits. Pour réussir, il lui faudra faire comme son ascension : vite. Cinq ans, c’est court, et ça commence aujourd’hui.
L’homme qui se mit au service de Paul Ricœur durant deux ans – dont on peut espérer qu’il n’en reste que du bon – devra réussir à décloisonner la société française, à la rassembler, mais pas seulement. Il devra : se coltiner et résister aux centrales syndicales, qui, malgré leurs maigres rangs, lui promettent déjà naturellement des lendemains qui déchantent. Il devra se coltiner et résister aux multiples blocages des professions réglementées, qu’il avait mises dans la rue en 2015, avec le résultat que l’on sait. Il devra résister et passer outre les innombrables « mammouths » historiques de la France : fonctionnaires, régimes spéciaux de la SNCF (entre autres !), enseignants, retraités des Trente glorieuses gavés jusqu’aux amygdales, actionnaires des grandes entreprises, agriculteurs subventionnés et en apnée sociale, cartel des taxis et des routiers capables de paralyser tout un pays juste en mettant le frein à main, etc. ; la liste et longue des entraves à la remise en marche du pays. N’oublions pas tous ceux qui vont rapidement lui tapoter sur l’épaule en lui rappelant : « qui t’a fait roi ? », dont une grande partie des frères du maire de Lyon et autres loges découvertes à marée basse.
L’impossible, il vient de le réaliser : parti de rien, sans notoriété, il a profité d’un trou de souris pour s’y engouffrer et faire main basse sur le grisbi. Inédit sous la Ve République. Mais ça n’est qu’une marche, pour le candidat En Marche depuis un an. Le vrai impossible, le vrai « Everest », c’est réussir, et c’est maintenant. Une course de fond qu’il devra paradoxalement gravir à grandes enjambées, et « en même temps » en « laissant du temps au temps ». C'est là la seule richesse qu’il ne possède pas : les Français, très impatients, veulent du résultat tout de suite. Pour réussir, on sait aussi qu’il aura besoin d’une majorité à l’Assemblée. On voit déjà ceux qui ont appelé au « front républicain » lui savonner la planche et renaître de leurs cendres encore tièdes : le PS et Les Républicains n’ont pas dit leur dernier mot ; les Insoumis ne se soumettront pas au jeune Macron, roi du Louvre ; le FN n’est pas mort… Cohabitation ? Peu probable, mais qui peut en jurer ? Majorité absolue ? Les législatives sont des scrutins locaux où le rural frontiste risque fort de se rappeler à son bon souvenir. Coalitions de circonstances en fonction des projets de loi ? Ce serait, de notre point de vue, une solution raisonnable, qui prouverait enfin que les Français peuvent le devenir, et veulent vraiment s’en sortir.
Il reste une dernière possibilité au jeune Macron : commencer à 39 ans une carrière de dictateur, et gouverner par ordonnances. En trois mois, faire passer son programme plus l’impensable, l’inacceptable, la potion amère. "La beauté du chemin est-elle amoindrie par les épines du buisson qui la bordent ?", disait Stendhal. Pour Emmanuel Macron, réussir l'impossible. Maintenant. Sans quoi le tweet de Bernard Pivot se révèlera une cruelle prophétie : "La jeunesse du nouveau Président est une qualité. Demain, elle sera une excuse, après-demain un blâme, plus tard un souvenir".
En guise de voeux
"Je vais sortir. Il faut oublier aujourd'hui les vieux chagrins, car l'air est frais et les montagnes sont élevées. Les forêts sont tranquilles comme le cimetière. Cela va m'ôter ma fièvre et je ne serai plus malheureux dorénavant".
Thomas de Quincey. Confessions d'un mangeur d'opium.