quelle epoque !
La solitude en montagne, ça n'existe (presque) plus
Il n’y a pas si longtemps, les Pyrénées étaient une montagne où, sans chercher bien loin, on pouvait trouver silence, solitude, et tranquillité du corps et de l’esprit, et ce à peu près à tous moments de l’année, y compris en été. Un havre de paix, quatre saisons durant. Il faut croire que ces espaces que certains qualifient de « sauvages » (ils n’ont en fait de sauvages que le nom, l’homme ayant posé ses godillots dans chaque recoin des montagnes), ne sont plus une garantie d’y trouver le repos. C’est en tout cas ce que nous avons constaté, cette deuxième partie du mois d’août, dans une vallée qui nous est chère : la vallée d’Ossau.
D’ordinaire, la montagne commençait à se vider, un peu dès le 15 août passé. Demeuraient bien encore quelques touristes et randonneurs plus ou moins sérieux, plus ou moins bien équipés (sur l’équipement, nous y reviendront…), mais dans l’ensemble après la mi-août, on commençait à y voir moins de chats… Août était réputé par des séquences orageuses qui rendaient les deuxièmes moitiés d’après-midi hasardeuses, pour quiconque n’était pas encore parvenu à son point d’étape, si possible en dur étant donné les draches qui pouvaient s’abattre soudainement. Est-ce l’effet conjugué cette année d’un mois de juillet qui fut maussade ? Les J.O. de Paris ? Les nombreuses photos filtrées « qui font rêver » de tel ou tel lac, de tel ou tel sommet se miroitant dans une pièce d’eau ? De bivouacs sur les sommets ? De levers et couchers de soleils à faire se pâmer le moindre randonneur ? La météo de ce mois d’août, enfin estivale ? Je ne sais pas précisément, mais les faits sont là : il y avait du monde, beaucoup de monde, beaucoup (trop) de monde en montagne ces jours-ci.
Le plaisir de la randonnée, du « trekking » comme on dit aujourd’hui - randonnée, ça fait « pépé-mémé » sans doute - tient en quelques éléments simplissimes, que je vais tenter de lister (non exhaustivement) :
- Faire des choix avant de boucler son sac (on ne peut pas tout emporter au risque de le payer fort cher) ; éprouver le manque de ce qu’on n’a pas emporté ; s’en défaire au bout de 24 heures, à peine.
- Découvrir qu’on peut vivre avec une vingtaine d’objets réellement « indispensables » si on a fait une bonne sélection.
- Marcher à son rythme, pas à pas, en sentant son sang battre les tempes et les gouttes de sueur perler le long de son dos.
- Sentir une petite brise fraîche fouetter le visage à l’arrivée d’un col. Atteindre ses objectifs – ici un sommet ; là un col ; là-bas un lac ; ailleurs encore une estive.
- Enfin, trouver son lieu de bivouac – le fameux « spot » des instagrammeurs/ses - près d’un refuge, un lac, dans un endroit isolé, ou, pourquoi pas, sur un sommet (nuit blanche à prévoir malgré les images carte-postale d’Instagram…) ; y planter sa tente, déplier son duvet après avoir testé le sol (est-il plat ? À niveau ? Caillouteux ? À l’abri du vent ? etc.).
- Faire cuire sa pitance, sommaire, sur son réchaud. Trouver ses pâtes cuissons 3 minutes ou sa purée Mousseline (placement de produit) excellente, puisque dégustées face à un paysage à couper le souffle. Faire sa vaisselle dans le torrent, ou le lac, en frottant la gamelle avec des herbes ou quelques graviers, car bien sûr on n’emporte ni éponge ni liquide vaisselle ; l’eau chaude est un lointain souvenir…
- Regarder le soleil rosir puis rougir les cimes, pour peu que les nuages ne soient pas « montés » pour tout cacher.
- Enfin, s’étendre, un brin fourbu, sur sa paillasse, dans son sac de couchage, trouver une position la moins inconfortable possible, et se laisser bercer des derniers bruits d’un environnement loin d’être hostile : torrent, cloches de troupeaux s’éloignant puis se rapprochant, vent, et parfois même rien, le silence absolu. Alors, comme nourrit d’un somnifère naturel, le sommeil vient nous envelopper et nous sombrons dans un songe profond, qui ne sera perturbé que par quelques fourmillements liés à la literie sommaire, et peut-être, sur le coup de 3 heures du matin, une belle envie d’uriner contre laquelle on essaiera de lutter, en vain (bonjour les contorsions pour sortir du duvet et aller se soulager à 2 mètres de la tente !).
Le lendemain matin, frais comme des gardons, on ouvrira les yeux naturellement vers 6h-6h30, avec le jour, et l’on sera profondément heureux de se sentir aussi vivant. Une expérience de sobriété heureuse, comme disait l’autre.
Il faut désormais lutter pour retrouver ces conditions, tant nos semblables, nos frères et sœurs humains gravitent en montagne autour de nous aussi sûrement que sur une ramblas catalane un samedi soir de juillet. On ne prendra que deux exemples de ces envahissements humains dans des espaces pourtant grands, créant un sentiment de surpeuplement, ce que les professionnels nomment « le surtourisme ».
On pourra se réjouir dans un premier temps de revoir des jeunes en montagnes. Bien qu’ils n’aient jamais vraiment totalement disparus, il faut reconnaître qu’ils se faisaient plutôt rares dans les Pyrénées ces dernières années, le goût de l’effort, les réveils matinaux et l’absence de wi-fi n’étant pas toujours de leur goût. Les voilà de retour, par grappes de 3, 4 ou 5, garçons et filles mélangés, pas trop mal équipés parfois, même si les baskets font florès et c’est une mode issue du contestable trail, nous allons y revenir. Ils parviennent visiblement à partir pour deux ou trois nuits en autonomie. Malheureusement, ces jeunes milleniums (nés depuis l’an 2000) apportent avec eux leurs mauvaises habitudes de bruits incessants, de mouvement perpétuel, d’indélicatesses caractérisées, comme celle de venir se coller à vous alors qu’il y a 3 hectares de lacs à disposition… Voire pire : d’avoir emporté avec eux la désormais incontournable enceinte bluetooth pour y faire cracher de la musique téléchargée d’avance ! Ces jeunes-là ne comprennent donc rien à l’environnement dans lequel ils se trouvent, et consomment des lacs pyrénéens comme ils consommeraient des séries Netflix ou des playlists sur Deezer ou Spotify.
« Hispania jacta est »
Mais il y a encore pire, et nous ferait regretter les frontières : ce sont les hordes d’Espagnols, hombres y mujeres (surtout elles, d’ailleurs) qui ne conçoivent visiblement pas la vie sans jacter en permanence, de leurs grosses voix rauques (pour les hommes), au débit mitraillette (pour les femmes). C’est bien simple : les Espagnols parlent tout le temps, tout le temps, tout le temps, même quand la pente est rude où l’on croyait qu’enfin, ils (elles) arrêteraient de tchatcher ! Engeance insupportable qui nous donne envie de leur jeter des cailloux jusqu’à ce qu’ils retournent bouffer du chorizo en sirotant des bières San Miguel tièdes dans les ventas de la frontière… Dans le Val d’Arrious, le 20 août, on a cru qu’on ne se débarrasserait pas de la douzaine de mujeres espagnoles, et l’on eut des envies de lancer des cailloux, dont ils (elles) ne sont pas avares dans l’ascension de certains sommets, le pic du midi d’Ossau et le Balaïtous en particulier.
Courir en montagne : nécessaire, vraiment ?
Est-ce parce qu’historiquement, une randonnée en montagne couronnée par un sommet se nomme « course » que certains l’ont pris au pied de la lettre ? Les trailers composent la dernière plaie d’Egypte des Pyrénées. On les voit partout, et même s’ils ne courent pas toujours, ils marchent jusque haut, vêtus de shorts flottants comme à la grande époque des cours d’EPS au collège, chaussés de baskets, certes à semelles crantées, mais de baskets quand même (une godasse faite pour se tordre la cheville au premier faux-pas). On en a croisé un qui faisait, en deux jours, Gavarnie-Caillou de Soques en vallée d’Ossau, sans manger et quasiment sans dormir ! Ce coach en trail (c’est ainsi qu’il s’est présenté) s’entraînait pour le prochain défi que certains de ses coachés se lanceraient prochainement : 100 km en 3 jours dans les Cévennes, je ne sais plus combien de dénivelés positifs, le tout sans manger et sans dormir… Rien que de nous raconter son futur chemin de croix, on en a été pris d’une irrépressible envie de bailler. Comment peut-on goûter la montagne dans ses conditions ? Le mystère reste entier pour moi ; il faut dire que Lourdes n’est pas très loin de l’endroit où nous nous trouvions… Le trail en soi n’est pas un problème, les trailers non plus : ils sont plutôt respectueux de l’environnement qu’ils traversent (même vite) et jactent beaucoup moins que les hispaniques. Leur plus gros défaut, c’est d’avoir infusé cette mode de la basket comme chaussure de rando, et tout l’équipement minimaliste peu adapté aux changements brutaux de météo. Cette incongruité se paie cher chez certains marcheurs néophytes : si la chaussure en question est légère – avantage non négligeable quand on porte tout ce qu’on emporte, même aux pieds – elle n’est guère adaptée aux passages scabreux, aux pierriers, aux charges lourdes. Pour maintenir sa cheville dans une chaussure basse, il faut de l’expérience, de l’habitude, beaucoup d’entraînement. Ce qui semble assez peu le cas des touristes de masse, et… de leur masse corporelle.
Bon, il faut conclure. S’extraire de la montagne, en redescendre, puisque c’est notre « destin ». Dans les années à venir, il va donc falloir ruser davantage pour trouver des lieux à l’écart, silencieux, non souillés par le surtourisme délétère à la santé environnementale, et à la santé mentale tout court. « La vie est une chose grave. Il faut gravir », disait le poète Pierre Reverdy.
C’est ce qu’il faudra faire à l’avenir, plus haut, plus loin, plus isolé, pour trouver cette solitude alpine tant désirée.
Photos : Val d'Arrious, Arrémoulit, Arriel.
F.S. 30 août 2024
Action !
Nous l’appellerons Natacha, petite brunette d’une trentaine d’années, vêtue comme un garçon avec ses chaussures de sécurité aux pieds. Ses ongles ont dû être vernis de rouge, mais il y a longtemps, et, à force de les ronger, la “peinture” est presque partie.
Elle se ronge les ongles sans doute parce qu’elle est sur la corde raide, Natacha. On arrive en retard à la station essence pour un bon carburant (ça n’arrête pas en ce moment ! Mais les gens dans le secteur rural n’ont donc pas de véhicules électriques ?), elle est déjà là et mord à pleine dents dans une petite tartelette achetée au Super U qui vient d’ouvrir.
On est en retard, mais on a su, d’emblée, quelle était sa voiture : une Saxo blanche hors d’âge, un peu déglinguée. Pas besoin de temps et de beaucoup d’expérience quand on parcourt la campagne quotidiennement : les voitures des pauvres se reconnaissent au premier coup d'œil. Natacha s’excuse d’avoir la bouche pleine. On s’excuse d’être en retard. Bref : tout le monde s’excuse, et on l’invite à se mettre en piste pour lui délivrer le précieux carburant.
Ça ne dure pas longtemps, mais on en apprend rapidement l’essentiel : Natacha a besoin de sa voiture pour aller travailler. “Je vais en Dordogne tous les jours”, dit-elle. On s’étonne, pistolet de sans-plomb 95 en main, qu’elle aille si loin, vu qu’elle habite près d’ici, à Sainte-Colombe, un hameau perdu à 10 km au milieu de la Pampa. Elle travaille dans un Action, supermarché genre Foire Fouille ou Gifi qui vend des merdouilles fabriquées en Chine pour trois francs-six sous, comme disaient nos grands-mères, qui en connaissaient un rayon question économies… “Et… il n’y avait pas plus près ?”, hasarde-t-on, alors que le réservoir se remplit. “Je n’ai trouvé que là, il n’y a que la Dordogne qui veuille de moi !”. “Mais c’est vachement loin !”, s’exclame-t-on. “Oh, oui ! Plus de deux heures aller-retour, 110 km. Mais j’ai deux mois de loyers en retard, je n’ai pas le choix, faut que je travaille. D’ailleurs si vous connaissez un endroit pas cher où je puisse louer quelque chose qui ne serait pas réservé aux étudiants, ça m'intéresse. J’ai fait une demande pour un logement social sur Angoulême : deux ans d’attente”. Le réservoir est plein, on raccroche.
On ne sait plus quoi dire. D’ailleurs qu’est-ce qu’on pourrait bien dire, à part de vagues propos convenus de bobos de centre-ville auditeurs de France Inter et qui votent pour les Verts pour se donner bonne conscience ? Il paraît qu’il y a en ce moment une campagne électorale, on n’ose pas s’aventurer sur ce terrain-là, Natacha n’est sûrement pas venue pour ça, mais la situation laisse (très) songeur.
Car oui, en rentrant au volant du camion de l’épicerie sociale, comme des philosophes, on songe. On songe à la fameuse petite phrase “je traverse la rue et je vous en trouve du boulot, moi !”. Dans le cas de Natacha, ça n’est pas seulement la rue qu’elle a traversée, mais la moitié du département, tout ça pour enfiler des perles pour un Smic, en donner la moitié pour un loyer (en retard, donc), l’autre moitié pour le pétrolier Total. Et les quelques centimes qui restent pour des tartelettes de chez Super U.
Tout cela me fait penser aussi à du cinéma (si seulement !), où, moteur demandé, quelqu’un crie : “Action !”. Il se pourrait bien que bientôt, il y en ait, de “l’action”...
F.S. 19 juin 2024
David passera-t-il l'hiver ?
Quand j'étais adolescent, je me bidonnais en lisant les Chroniques de la haine ordinaire de Pierre Desproges. Elles se terminaient par une formule que nous répétions à l'envi avec mes copains : "quand au mois de mars, je le dis sans aucune arrière-pensée politique, ça m'étonnerait qu'il passe l'hiver".
J'ai étrangement repensé à cette formule d'un auteur qui maniait comme personne l'humour noir pince-sans-rire et cynique, quand David, bénéficiaire d'une petite commune près de Ruffec, nous a dit "au revoir" lundi dernier, juste avant la trêve de Noël : il devait repasser sur une table d'opération pour la troisième fois en quelques semaines, après deux infarctus qui ont bien faillit le laisser sur le carreau, à 51 ans, seulement. Il a deux ou trois stents posés récemment en urgence, qui lui ont fait dire - Desproges, sors de ce corps ! - qu'il ne "manquait pas de ressort". La vie de David est en suspens, mais il trouve encore la force de plaisanter, avec son accent charentais à couper au couteau, et des baskets comme pour courir un marathon. Quinze jours avant il était absent, et pour cause : les médecins l'ont rattrapé in extremis...
C'était un bref moment en marge de la dernière distribution alimentaire de l'année à Verteuil-sur-Charente, par un après-midi de froid et de brouillard, où le ciel et la terre se rejoignaient au-dessus des flaques de boue, contiguë au stade de foot, l'endroit le plus moche du bourg. Un décor à la Simenon. Salariés et bénévoles de l'épicerie solidaire ont retenu leur respiration, quand David a dit, au moment de partir : "bon, ben... j'espère vous revoir l'année prochaine...". On a tous marqué un temps de silence, durant lequel un ange est peut-être passé (il devait sérieusement se geler le cul !) ; et puis on lui a souhaité malgré tout un "joyeux Noël". Parce qu'on est comme ça, à l'épicerie sociale et solidaire E.I.D.E.R. : on prépare pour le pire, on espère le meilleur, et on prendra ce qui vient.
Chaque année, à même époque, c'est le même dilemme : que faut-il se souhaiter, dans ce nord Charente où tant de gens vivent sous le seuil de pauvreté, isolés, avec d'incommensurables problèmes de mobilité, de fins de mois qui commencent le 15, de factures énergétiques qui coûtent l'équivalent d'un PEL ? À la longue liste des tracas quotidiens s'ajoutent souvent les problèmes de santé, et c'est bien le cas présent pour David.
En rentrant au dépôt de l'épicerie solidaire à Mouton, on n'a pas beaucoup parlé, avec Céline et Jordan. Moi j'ai pensé tout le temps à David, à sa jovialité et sa sympathie malgré les emmerdements. Je me suis demandé comment il faisait, et je n'ai pas trouvé la réponse. Je n'ai pas dû faire assez de kilomètres... J'ai surtout pensé à ce qu'il venait de nous dire, et j'avais la gorge serrée. C'est là que m'est revenu Desproges, son cancer incurable, et sa formule "quand au mois de mars, ... ça m'étonnerait qu'il passe l'hiver".
Nous, on aimerait bien qu'il passe l'hiver, David, pour revoir, ensemble, le printemps. C'est mon souhait pour Noël, et je le dépose là, au pied du sapin...
Joyeux Noël.
F.S.
“Le pauvre, c’est celui qui n’a rien”
C’était au détour d’un article de Charente Libre, fin octobre, signé Céline Guiral. Un article sur la pauvreté dans le nord de la Charente, une rencontre “avec ceux qui peinent à joindre les deux bouts”. La conclusion est de Bérénice, qui répond à la question de la journaliste : “vous percevez-vous pauvre ?”. Elle dit : “non, parce que le pauvre, c’est celui qui n’a rien”. Cette réponse tourne en boucle dans mon esprit, depuis. Elle interpelle le journaliste à temps plein que je fus il n’y a pas si longtemps encore, et le directeur d’épicerie solidaire que je suis actuellement.
Je l’ai reconnue tout de suite, Bérénice, sur la photo illustrant l’article. Elle est bénéficiaire de mon épicerie solidaire itinérante dans le Ruffecois. Elle est de Villefagnan et vient aux distributions du mercredi, dans la Halle aux grains de ce bourg éloigné d’une dizaine de kilomètres de Ruffec. La Halle aux grains de Villefagnan, c’est un lieu qui pue le poisson : la veille de notre venue, c’est jour de marché, et les effluves de la poissonnerie “parfument” encore la halle le mercredi matin. En lisant l’article, en découvrant le visage presque souriant de Bérénice, en lisant sa conclusion, j’ai comme avalé une arête, pris un coup de poing à l’estomac, une claque dans la gueule. “Le pauvre, c’est celui qui n’a rien”, dit-elle. Comment mieux résumer à la fois la solitude dans laquelle elle se trouve, avec ses deux enfants et 1000 € par mois, et en même temps, comme dirait l’autre, une forme d’espérance spontanée qui trouve, dans cette formule digne d’un évangile, une illustration humaine, très humaine.
Beaucoup s’en souviennent, j’ai été dans un passé très récent durant une quinzaine d’années journaliste. J’ai traîné mes carnets et stylos dans divers endroits de France, de Normandie à l’Ardèche, de Lyon à Paris, de Blois à Orléans. J’ai adoré ce métier, il me manque beaucoup. En lisant le papier de Céline Guiral, je me suis dit que j’aurais aimé recueillir de tels propos, tant ils sont à la fois terribles à entendre, et d’une criante nécessité à faire savoir. Une vérité qui serait le fruit d'une réalité dure, très dure, d’une situation économique et social compliquée, et, comme flottant au-dessus de cette eau saumâtre, une évidence qui nous saute à la figure : “être pauvre, c’est quand on a rien”.
Ces propos m’ont fait penser à ceux, nombreux, que j’ai parfois recueillis et qui m’ont ému, à l’époque. Car malgré les avertissements des vieux sages de la profession, répétant à l’envi qu’il faut toujours “mettre à distance son sujet, afin de ne pas tomber dans l’émotion”, parfois, on est touché. Je me souviens notamment de ce jour où nous étions trois ou quatre confrères à recueillir les propos de parents d’enfants autistes qui criaient entre deux sanglots, littéralement, leur désarroi de ne pas pouvoir bénéficier de la fameuse inclusion scolaire promise par la loi sur la handicap, et combien leurs vies et celle de leurs enfants étaient lourde, très lourde. Ou cet autre jour où j’accompagnais un religieux bénédictin en rupture avec sa communauté, qui avait choisi d’aller donner des cours de français aux migrants, les pieds dans la boue du cloaque de Grande-Synthe…
“Vous percevez-vous pauvre ?”. “Non, parce que le pauvre, c’est celui qui n’a rien”. Sous-entendu, “j’ai quand même la richesse d’avoir mes enfants”, ou “j’ai quand même un toit sur la tête”, ou “je bénéficie d’une aide pour faire mes courses en allant à l’épicerie solidaire”, ou encore “je suis épaulée par l’association Cassiopée et j’y trouve un réconfort”.
Je dis souvent à ceux qui me demandent - non sans une pointe d’étonnement de me voir là où je suis faire ce que je fais - si “ça n’est pas trop dur, de faire ce travail d’aide alimentaire ?”, je réponds que “travailler avec des pauvres, c’est très enrichissant”. J’aime voir sur le visage de mes interlocuteurs la fissure du paradoxe les traverser, à ce moment-là. C’est à peu près la même fissure qui m’a fendue en lisant les propos, si justes, si poignants, si vrais, de Bérénice : “Vous percevez-vous pauvre ?”. “Non, parce que le pauvre, c’est celui qui n’a rien”. À elle seule, elle justifie tout ce à quoi servent les acteurs sociaux ici et maintenant, dans ce territoire isolé et parfois abandonné, du côté de Villefagnan, de Ruffec, d’Aigre ou de Mansle.
Mieux : elle donne un visage aux statistiques, implacables, de la pauvreté en Charente, “dans le top 5 des départements les plus pauvres en Nouvelle Aquitaine”. Et il n’y a franchement pas de quoi en être fier…
Frédéric Sabourin
Directeur d’E.I.D.E.R.
Courrier des lecteurs paru dans Charente Libre ici.
Angoulême : la Grand-Font d'hier, et d'aujourd'hui
- Au dos de la carte postale ancienne, une correspondance du 10 janvier 1917 -
Difficile de trouver l'exact cadrage de ces deux cartes postales anciennes du quartier Grand-Font vu depuis la place Victor-Hugo et le rempart dominant les rues de Font-du-Croc et Henri-Bellamy, mais il fallait tenter le coup ! On perfectionnera le concept, notamment avec d'autres lumières...
Crédit photos : F.S.
- Au dos de la carte postale ancienne, une correspondance du 20 août 1917 -
Tout ce qui n'est pas donné est perdu
Si j'emprunte ce titre à un célèbre jésuite qui passa sa vie à la donner dans le sud de l'Inde (Pierre Ceyrac, 1914-2012), c'est pour narrer cette histoire. Aujourd'hui grand soleil et p'tit vent frais au pays de la misère subie, à l'ombre des éoliennes qui poussent sur ces terres pauvres plus vite que des champignons. Ça se passait un mercredi matin à une portée de minutes de midi, à Villefagnan, au moment de repartir d'une distribution alimentaire. Elle s'est approchée timidement du camion en disant : "Ça tombe bien, c'est vous que je voulais voir". On l'a reconnu malgré son masque, Mme K. (nom d'emprunt pour respecter son anonymat) ancienne bénéficiaire qui avait, lors d'un de ses derniers passages fin 2019, laissé sa monnaie pour une personne qui n'avait ce jour-là que deux ou trois € pour faire ses courses. Elle a dit : "Est-ce qu'on peut vous faire un don ?" en s'excusant presque. On a répondu oui, bien sûr, un peu gêné aussi. Elle a tendu 40 €, pour l'association d'aide alimentaire itinérante que je coordonne. Un geste d'une grande simplicité, avec beaucoup d'humilité. Après un bref temps d'arrêt, comme pour reprendre une respiration coupée dans l'élan du cœur, elle a ajouté, en finissant de se rouler une clope : "Vous m'avez tellement aidé quand j'en avais besoin...". Elle a retrouvé du boulot, et visiblement ça va beaucoup mieux ; elle illustre, si besoin était, qu'il ne faut pas encore tout à fait désespérer de la nature humaine, ce que j'ai souvent tendance à faire mais avec de bonnes raisons. On a remercié la dame, du fond du cœur, pour ce très beau geste. Et dit aux deux jeunes volontaires en service civique assis sur les deux autres sièges du camion que s'il n'y avait qu'une seule chose à retenir de leur passage ici, ce serait ça. La richesse des pauvres : le don, et le don de soi.
Sur la route du retour, écrasée de soleil sous une tempête de ciel bleu, les champs de colza avaient vraiment la couleur de l'or. L'or d'une générosité inestimable.
Dans la solitude des champs de colza...
Comme l'année dernière à pareil époque, les spécialistes de l'enfermement tentent de maintenir le vulgum pecus claquemuré à domicile ; mais, changement notable, la laisse s'est légèrement allongée. Dix kilomètres "à vol d'oiseau", quelle aubaine ! Monsieur est trop bon ! Encore un peu et reviendra la règle des "cent kilomètres"... L'avantage c'est qu'au delà de mille mètres, les gens ne savent généralement plus compter. "En avant, calme et fou" donc, comme dirait Sylvain Tesson !
C'est assez pour aller admirer l'église Saint-Denis de Lichères, plantée là au milieu des champs de colza et de céréales en pleine ascension vers le ciel, d'un bleu immaculé (on regrette cependant l'absence de quelques nuages blancs façon moutons). Elle vaut le détour, au débouché de la bien nommée "route des quatre-vents".
Elle date du XIIe siècle, et dépendait de l'abbaye de Charroux, dans le Poitou voisin. Les explications quant à l'isolement de sa construction ne sont pas légions, l'hypothèse la plus répandue consiste à penser qu'elle devait servir pour des pèlerinages de lépreux, d'où sa construction à l'écart du bourg (elle a la faveur du journaliste et essayiste charentais Jean-Claude Guillebaud par exemple). La proximité de la Charente et de ses crues est peut-être une explication plus pragmatique et prosaïque.
Gorgée d'un soleil printanier qui se hausse du col pour imiter celui d'un plein été, l'église Saint-Denis - malheureusement gâtée à l'horizon par d'inesthétiques mâts contemporains d'aérogénérateurs autrement nommés "éoliennes" - émerge des cultures environnantes, essentiellement du colza, planté à quelques mètres de ceux de l'année dernière à pareil époque. C'est beau à en attraper une fracture de l’œil. On n'en demandait pas moins. Elle a un petit goût de reviens-y. On ne va pas s'en priver...
Photos (c) F.S, 1er avril 2021.
Et, soudain, à 18 heures...
C'est peut-être l'unique - je dis bien l'unique - avantage à cet absurde couvercle qui tombe sur la tête des Français depuis un mois : à 18 heures pile, la nature se vide des hommes (et des femmes, comme ça, pas de jalouses), pour laisser monter en solitaire le soir où seuls quelques irréductibles Gaulois - les vrais, pas les sois-disant réfractaires qui ont peur que le ciel leur tombe sur la tête - peuvent profiter d'un silence de cathédrale. Celui-ci remémore le printemps dernier, en mars-avril, quand seul le chant du coucou déchirait le silence d'une campagne vidée des humains, claquemurés chez eux, morts de trouille. Ils n'ont rien vu venir, pas même le printemps, à peine du bout de leur grillage des jardins clos, par delà les murs des quartiers de leurs villes, dont ils ne pouvaient s'éloigner à plus d'un kilomètre.
Dix-huit heures donc. Seul le souffle du vent ose briser le silence, quelques chants d'oiseaux qui se pressent de rejoindre, eux aussi, leurs nids ; des palombes effrayées par notre arrivée ; peut-être dans les sous-bois le craquement de sabots de biches sur les feuilles mortes. À cet instant la sève d'une terre bientôt assoupie monte dans tout notre être et dans l'âme ; on se surprend à réciter quelques vers.
"Je ne parlerai pas, je ne penserai rien, mais l'amour infini me montera dans l'âme. Et j'irai loin, bien loin, comme un bohémien, par la Nature - heureux comme avez une femme". (Arthur Rimbaud ; Sensation. 1870).
C'est à peine si l'on entend la rumeur d'une route au loin, très loin là-bas, à l'ouest, où rien de nouveau n'arrive, pas plus qu'hier. Le beau blond descend peu à peu et perce les derniers nuages ; nous le saluons tête nue comme il se doit. La fraîcheur du vent commence à se faire sentir, mais elle n'est point gênante. On s’enivre à pleins poumons ! Cet instant ne dure que quelques minutes, que l'on s'empresse d'éterniser. "Il est d'autres soldats en ville, et la nuit montent les civils. Remets du rimmel à tes cils, Lola, qui t'en iras bientôt. Encore un verre de liqueur... Est-ce ainsi que les hommes vivent ? Et leurs baisers au loin les suivent. (...) Comme des soleils révolus" (Aragon).
Rien ni personne ne nous volera ces moments, surtout pas les stratèges de l'enfermement qui bouclent jusqu'aux esprits faibles. En bas, dans la plaine, les braves gens peuvent dormir tranquilles. Voici la nuit. Sur la table de chevet, le réveil est réglé à six heures du matin. Ce jour nouveau sera - ils feignent de l'ignorer - difficile...
Photos (c) F.S. Vallée des Eaux-Claires (Pymoyen, 16).
Parfois, le réel désaltère l’espérance
« Chaque homme, dans sa nuit, s’en va vers sa lumière ». J’aime beaucoup me répéter cette citation de Victor Hugo, quand je regarde s’éloigner après leurs courses les bénéficiaires de l’épicerie solidaire itinérante que je coordonne depuis un an et demi, avec la vingtaine de bénévoles qui se donnent à fond pour apporter une aide alimentaire dans le Ruffecois. En cette fin d’année 2020, 170 familles y sont inscrites - soit exactement 400 personnes – et viennent chercher non pas du superflu, mais le strict nécessaire pour essayer de joindre les deux bouts entre deux distributions, tous les 15 jours dans les cinq communes où E.I.D.E.R. trimbale son épicerie ambulante (1).
« Une vie pauvre, est-ce une pauvre vie ? ». J’ai entendu cela récemment dans une émission de radio sur le thème de la précarité – le sujet est à la mode hélas. Ce questionnement est ma boussole quotidienne, celle qui m’évite la tentation de baisser les bras, avec ceux que la vie n’épargne pas, pour lesquels rien ne semble jamais changer dans le fatras de vies cabossées à tous les étages. Et pourtant, en moins de quinze jours trois petites lanternes viennent de s’allumer dans la nuit de 2020. Trois bénéficiaires ne reviendront plus chercher l’aide alimentaire à l’épicerie solidaire. Et c’est plutôt une bonne nouvelle ! Chacun a donné les raisons pour lesquelles on ne les reverra plus, avec le sourire qu’on a perçu à travers le masque : un mari qui a retrouvé du travail pour Alexandra, qui venait parfois les mercredis matin avec sa petite fille de 4 ans. Une retraite enfin digne de ce nom pour Jeanine, jeune retraitée qui a cumulé ses difficultés économiques avec de gros ennuis de santé. Un crédit de réparation de voiture terminé pour Jean-Claude, fringuant retraité de 80 ans à qui on donnait 10 ans de moins. Tous les trois se sont confondus en remerciements chaleureux, le regard empli de sincérité, pour le coup de main apporté grâce à une ouverture de droits alimentaires qui se veut toujours provisoire, mais dont on sait que celui-ci peut hélas durer un certain temps…
« Mieux vaut allumer une petite lanterne que de maudire les ténèbres », dit une sagesse chinoise (Confucius si ça vous chante). J’ai donc choisi, en sillonnant les routes du Ruffecois cette semaine, de ruminer ces trois exemples de personnes qui, heureusement, vont s’en sortir au moins provisoirement. En essayant de garder à distance l’émotion qui pourtant m’a étreinte à ce moment-là, je me suis demandé si, à l’aube de ce Noël teinté de gris, ça n’était finalement pas ça qu’il fallait retenir de cette p… d’année 2020. Un petit bonheur fugace. Une fragile lueur dans la nuit. Une espérance désaltérée. Et ça, 2020, avec ton cortège de mauvaises nouvelles et de coups sur la tête, tu auras beau faire tout ce que tu voudras, tu ne m’enlèveras ni à moi ni aux bénévoles de l’association cette petite lanterne dans la nuit, à quelques heures de Noël…
Frédéric Sabourin
Coordinateur de l’épicerie solidaire E.I.D.E.R.
(1) Espace Itinérant D’aide alimentaire En pays Ruffecois.
Tribune publiée en partie dans Charente Libre du 22 décembre 2020. In extenso ici.
L’amitié, cette enfant du hasard (en slip)
« Dis papa, pourquoi tu as aimé ça être militaire ? À cause de cette caserne ? ». Pas facile d’expliquer à une enfant de 9 ans pourquoi un tel lieu – une ancienne caserne landaise reconvertit en cité administrative – suscite autant d’attrait, 24 ans plus tard, allant jusqu’à provoquer un détour de 48 km sur la route du retour des vacances... C’est d’autant plus étrange que l’accueil se faisait à l’époque où elle tournait à plein régime par un bâtiment nommé « Solférino » : le « gnouf » de la dite caserne. Pour les férus d’histoire, Solférino est le nom d’une bataille de la campagne d’Italie, le 24 juin 1859, en Lombardie. C’est aussi le nom d’une petite commune des Landes, à quelques kilomètres de là. Dans la caserne Bosquet, « Solférino » était le nom des geôles où les punis de la semaine allaient essayer de dormir quelques heures, roulés dans une couverture en laine kaki, avant d’être réveillés bien avant l’aube pour effectuer les fameux « TIG », travaux d’intérêts généraux. Bienvenue à bord, jeunes bleues-bites ! Vous saviez où vous mèneraient vos égarements en cas d’écarts de conduite…
La commune où se trouvent un père et sa fille ce jour nuageux mais chaud d’août est préfecture du département des Landes : Mont-de-Marsan. Une préfecture un peu isolée au milieu des bois, une petite cité aux allures de sous-préfecture, à peine desservie par le chemin de fer sur une voie unique et non électrifiée. Deux autoroutes passent au large, suffisamment pour faire hésiter le touriste à faire le crochet, réduisant les tentations de venir s’y perdre. Aucun véritable attrait patrimonial ou architectural en particulier, à moins de considérer que des arènes de tauromachie en soient. Des routes nationales s’en échappent en étoile, en direction de Dax, Agen, Pau et Bordeaux, fendant l’air chaud et humide entre les grands pins et les champs de maïs, à perte de vue. Mais revenons en arrière.
Un matin d’octobre 1996, plusieurs centaines de conscrits – c’était leur nom – ont convergé de la gare vers la caserne Bosquet, distante de deux bons kilomètres, pour y effectuer ce qu’on appelait encore leurs obligations militaires. C’était juste avant que Jacques Chirac ne signa la fin de la conscription, jugée inégalitaire, un brin dépassée et que les plus nantis fils à papa esquivaient joyeusement. Certains appelés y allaient cependant parfois avec entrain (rares mais il s’en trouvait). L’essentiel des conscrits ce jour-là affichait la mine timorée de ceux qui s’y résignent faute de mieux : quand faut y aller, faut y aller, et vivement la fin, bordel.
Vingt-quatre heures après le début, la scène est bien réelle et aurait été digne d’une chanson de Brel. Qu’on imagine une longue file d’attente de futurs paras en slips (vive l’armée française !), survêtements pliés sous le bras, la boule à zéro, attendant leur tour pour se faire injecter des doses de vaccins dans un couloir d’infirmerie au carrelage blanc comme un asile, éclairés de néons étincelants et sentant l’eau de javel. Au bout du couloir, un médecin-chef, à lui seul remède à n’importe quelle maladie tropicale ou équatoriale que ces appelés du contingent pourraient attraper dans d'exotiques contrées où les parachutistes coloniaux qu’ils allaient devenir étaient censés se rendre, un jour. Le capitaine médecin, flanqué de deux infirmiers, piquaient à tour de bras : fièvre jaune, typhoïde, tétanos et autres joyeusetés en guise de cocktail de bienvenue. Parmi les blancs becs, certains roulaient déjà des mécaniques, forts en gueule ; mais la plupart tentaient de regarder ailleurs en la bouclant. L’un d’entre eux tenait pourtant conversation civilisée avec un autre de ses semblables au sujet de livres. Oui, vous avez bien lu : de livres. Ça valait le coup de tendre l’oreille : il y avait donc ici un ou plusieurs extra-terrestres qui lisaient des livres ! Le contingent d’octobre, classiquement celui des étudiants, avait en effet mauvaise réputation : c’était celui des « intellos », propices à la contestation des ordres établis, propre à tenir tête, à dénoncer les ordres cons bref : des suspects qu'il convenait de maintenir dans le rang. Il s’approcha du gars dont il ignorait encore le nom et qui parlait de livres. Il disait « en emporter un partout quand il ne pouvait en emporter aucun autre », et qui, selon lui, pouvait être lu et relu sans lassitude. C’était L’Anthologie de la poésie française, par Georges Pompidou. Un trésor de la langue française en 450 pages serrées format livre de poche du normalien-banquier-Premier ministre-Président de la République. Prenant part à la conversation, il déclara avoir emporté pour sa part Céline, Voyage au bout de la nuit, dont il ne dépassa pas 50 pages, vu le programme annoncé. Dans cette infirmerie militaro-médicale, entre les pesées et prises de mesures, les piqûres les faisaient ressortir « bons pour le service » (mais de qui ?).
Le temps leur paru cependant trop court : 24 ans plus tard, ce conscrit anonyme ne le fut pas longtemps, il est devenu un ami, un camarade, un frère. Grâce à lui, sa vie fut probablement différente de ce qu’elle aurait pu être alors. Car à l’issue de ces quelques mois de campagne – qu’il serait trop long ici et maintenant de détailler – le lecteur de Pompidou lui fit découvrir sa montagne favorite à quelques kilomètres de « Bosquet » : la vallée d’Ossau en Pyrénées, dont il n’est jamais vraiment redescendu. Il est des lubies qui prennent parfois leur source dans les hasards de l’existence. Celle-ci en est l’enfant, devenu adulte (24 ans donc) qu’il était temps de présenter au prolongement de sa propre existence, questionnant de ses grands yeux bleus ces vieilles coutumes viriles si étranges.
Il en va ainsi de l’amitié : elle naît du hasard et des coïncidences, sans qu’on ne l’ait ni voulue ni calculée.
Tranquillement assis à l’ombre des grands platanes qu’il avait connu et ramassé les feuilles, automne 96 ; le derrière dans l’herbe rase entourant la médiathèque montoise tout de verre et d’acier qui trône à présent dans l’ancienne cour de la caserne – dont subsistent la plupart des bâtiments et les fameux platanes bordant les anciennes allées qui résonnent encore de leurs chants de « l’ordre serré » ; ils ont parlé de ce temps lointain qui ne reviendra plus, mais demeure vivant par ce qu’il y fit et vécu. De ce qu’il en a conservé, aussi. Car demeurait la question du début : « pourquoi tu as tant aimé être ici ? », insistait-elle auprès de son père, en mastiquant un sandwich rôti de porc-mayonnaise-cornichons.
« Parce que je m’y suis fait un Ami, ma petite, que tu connais d’ailleurs », répondit-il. « Et que cette amitié n’a pas de prix ». Voilà la leçon du jour, jeune padawan. Retiens-là, et fais de même, si tu peux.
"Il faut à l'amitié beaucoup de temps ; elle a besoin d'être incorporée et sans doute nouée dans l'enfance. Elle m'a détaché de l'humanité et de son avenir. Mais peu m'importent aussi les folies de l'humanité. Je pense qu'elle produira toujours de ces êtres rares auxquels on peut s'attacher, et cela suffit".
(Jacques Chardonne, Le Bonheur de Barbezieux. 1934).