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Le jour. D'après fred sabourin

C’était Tonton Pierrot

1 Février 2024 , Rédigé par F.S Publié dans #l'évènement

[texte personnel à l'occasion des obsèques d'un oncle parti à l'âge vénérable de 96 ans. Certains/certaines m'ont demandé le texte, je le publie ici.]

Tonton Pierrot était philosophe. Il lisait Descartes. Des cartes Michelin…

Il y avait « Tata Yoyo ». Et il y eut « Tonton Pierrot ». Notons d’emblée qu’aucune chanteuse belge n’aura d’ailleurs célébré ce patronyme autant que celui de son épouse. Heureusement le génial Jacques Tati a réalisé : « mon oncle ».

De lui, que des souvenirs, désormais : c’est la seule chose qui reste quand nos corps ne respirent plus. Le dernier souffle de l’âme s’échappe et vient se loger sous nos fronts ombrageux, ceux-là mêmes qui affrontèrent le sien, car « Tonton Pierrot » possédait ce que personne d’autre ne pourra lui enlever : du caractère, noueux comme un pied de vigne.

D’aussi loin qu’il m’en souvienne, je revois – je réentends devrais-je dire – des discussions enflammées, à mesure que descendait le niveau des bouteilles de Coteaux du Layon, de Chinon ou autres vins de Loire, les seuls nectars à trouver grâce à ses yeux. Ceux qui achèteront – si elle est à vendre – la maison de Jardres auront une cave miraculeuse ; car Tonton Pierrot faisait mieux que Jésus aux noces de Cana : on n’y a jamais manqué de vin...

Le choix des vins était en effet affaire sérieuse. Tata Yoyo s’occupait du solide, Tonton Pierrot du liquide. Chacun sa chimie… À ces repas pantagruéliques, rabelaisiens, qui commençaient vers deux heures de l’après-midi pour s’achever, dans le meilleur des cas, vers cinq heure et demi, six heures du soir à la lueur des lampes, succédait un bref entracte avant... de se remettre à table pour manger les restes. Car, oui, aussi étonnant que cela puisse paraître, il fallait se remettre à table, que nous n’avions d’ailleurs pas vraiment quittée, alors que nos estomacs réclamaient simplement « grâce ! » 

C’est là que le tapis vert et les cartes sortaient du placard. Et avec eux, les discussions enflammées.

Au moment où les cartes s’abattaient sur le tapis, dans ce claquement de carton que chacun  reconnaîtra, il valait mieux ne pas évoquer la gauche, encore moins les socialistes, ne pas prononcer le nom du Président de la République (François Mitterrand). Je me suis souvent demandé si être, comme ce Charentais de Jarnac, ancien élève du collège et lycée Saint-Paul d’Angoulême, n’était pas à ses yeux un péché originel. Je pense pouvoir affirmer aujourd’hui que non, ou alors sans mot dire il ne m’en a jamais fait grief. Peut-être n’en pensait-il pas moins… Et puis, un soir, je devais avoir 20 et quelques courtes années. J’étais étudiant en histoire à l’université de Poitiers. Je rêvais de Sciences-Po (je n’en rêve plus, mais ça a duré un moment). J’avais pris ma carte au « RPR jeunes ». C’est dire si je m’étais racheté une conduite depuis le collège de l’homme de gauche… Mon père était là aussi, tapant le carton entre deux volutes de gauloises. Peut-être y avait-il Bernard. Tata Yoyo rangeait quelque chose, comme d’habitude, dans la cuisine. L’inattendu se produisit. Voulant participer à la conversation, j’avais dû le pousser dans ses retranchements, entre la belote et la rebelote, fort de l’insolence des merdeux de 20 ans, et sûr de son savoir universitaire. On parlait de politique, évidemment. Quand, visage rougi par la digestion du déjeuner, et l’indigestion de mes arguments, je lui dis : « mais quand même, Tonton, c’est la démocratie… ». Il a écrié : « la démocratie, je m’en fous ! ».

Belote, rebelote, et… dix de der ! Tonton Pierrot devenait Tonton flingueur ! Ne me demandez pas les tenants et aboutissants de ce qui a conduit à ce drame – car c’en est un - je ne m’en souviens plus et franchement ça n’a plus beaucoup d’importance. Je venais de découvrir une autre facette de Tonton Pierrot, et le Coteau du Layon avait bon dos…

J’ai oublié plein de trucs de ma brève rencontre avec mon Tonton flingueur (50 ans quand même…). Mais ça, je ne l’ai pas oublié. Je me suis souvent demandé ce qui avait pu le faire sortir de ses gonds à ce point-là. Et en réfléchissant à lui depuis vendredi dernier – jour où Bernard m’a appris la nouvelle – j’ai essayé de me remémorer ce que j’avais vécu avec Tonton Pierrot. M’est revenu cette ridicule et inappropriée anecdote (je lui pardonne !), et une autre, celle d’un soir veille de Toussaint de l’an 2000, quand l’ascenseur de la tour Maine à Châtellerault s’est ouvert et qu’il en a sorti sa grande carcasse suivi de près par Tata Yoyo. Mon père venait brutalement de se faire sauter les plombs ; Tonton Pierrot venait de fendre la nuit, sur la route entre Jardres et Châtellerault, avec la Super 5 plein phares, accourant à mon secours. J’ai vu ses yeux, et j’ai compris.

J’ai compris que Tonton Pierrot, c’était d’abord ça : des yeux, un regard bleu comme l’azur, une façon de voir les choses à l’horizon et de nous regarder comme personne d’autre. Des yeux doux, même quand il sortait de ses gonds, même quand il gueulait contre la gauche, Mitterrand, les socialo-communistes, les écologistes, les journalistes quand il s’en prenait à la télé pendant le journal télévisé (pauvre télé ! elle n’avait rien demandé, mais qu’est-ce qu’elle a pris…).   

Je crois qu’il y avait au fond de lui une vraie révolte, une saine révolte, quelque chose qui vous réveille la nuit contre la connerie universelle (la chose la mieux partagée au monde), l’incompétence de certains politiques, l’indifférence face aux choses essentielles : l’amitié, la filiation, l’amour du travail bien fait, les paysans, le fruit de la vigne et du travail des hommes… (la liste est longue, nous n’avons que peu de temps).

Vendredi j’ai retrouvé (je ne l’avais pas vraiment perdue) une photo de moi en parachutiste permissionnaire en juin 97, devant le rosier de la maison de Jardres. Il y a mon père, Tata Yoyo, et, à droite sur la photo, Tonton Pierrot, en chemisette à carreau par-dessus le pantalon. Je reconnais son beau regard, j’entends quasiment sa voix, cette voix un peu perchée, presque pas masculine, une voix comme on en rencontre peu, avec cette tessiture du bon sens dont il savait si bien nous distiller – comme sa prune – les bons mots, les bons conseils, les bons « trucs » à savoir : sur les poules, sur la vigne, sur le vin, sur les trains, sur les transports Toussaint, sur les cartes Michelin…

Au même moment, Jérôme m’a envoyé une photo de lui avec son grand-père datant du 12 décembre dernier. Il n’avait pas trop changé depuis la dernière fois que je l’avais vu, pour ses 90 ans. J’ai reconnu ses yeux, ce regard océan qu’il nous laisse comme le plus beau des trésors, celui d’un homme bon, entier, au caractère bien trempé, qui nous aimait.

Quand j’ai appris sa mort, j’ai entendu un dernier son, comme le craquement d’un arbre qui tombe d’avoir été trop longtemps debout. Et je me suis souvenu d’avoir lu chez Victor Hugo : « Oh ! Quel farouche bruit font dans le crépuscule, les chênes qu’on abat pour le bûcher d’Hercule ! ».

C’était « Tonton Pierrot ».

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