rural road trip
Action !
Nous l’appellerons Natacha, petite brunette d’une trentaine d’années, vêtue comme un garçon avec ses chaussures de sécurité aux pieds. Ses ongles ont dû être vernis de rouge, mais il y a longtemps, et, à force de les ronger, la “peinture” est presque partie.
Elle se ronge les ongles sans doute parce qu’elle est sur la corde raide, Natacha. On arrive en retard à la station essence pour un bon carburant (ça n’arrête pas en ce moment ! Mais les gens dans le secteur rural n’ont donc pas de véhicules électriques ?), elle est déjà là et mord à pleine dents dans une petite tartelette achetée au Super U qui vient d’ouvrir.
On est en retard, mais on a su, d’emblée, quelle était sa voiture : une Saxo blanche hors d’âge, un peu déglinguée. Pas besoin de temps et de beaucoup d’expérience quand on parcourt la campagne quotidiennement : les voitures des pauvres se reconnaissent au premier coup d'œil. Natacha s’excuse d’avoir la bouche pleine. On s’excuse d’être en retard. Bref : tout le monde s’excuse, et on l’invite à se mettre en piste pour lui délivrer le précieux carburant.
Ça ne dure pas longtemps, mais on en apprend rapidement l’essentiel : Natacha a besoin de sa voiture pour aller travailler. “Je vais en Dordogne tous les jours”, dit-elle. On s’étonne, pistolet de sans-plomb 95 en main, qu’elle aille si loin, vu qu’elle habite près d’ici, à Sainte-Colombe, un hameau perdu à 10 km au milieu de la Pampa. Elle travaille dans un Action, supermarché genre Foire Fouille ou Gifi qui vend des merdouilles fabriquées en Chine pour trois francs-six sous, comme disaient nos grands-mères, qui en connaissaient un rayon question économies… “Et… il n’y avait pas plus près ?”, hasarde-t-on, alors que le réservoir se remplit. “Je n’ai trouvé que là, il n’y a que la Dordogne qui veuille de moi !”. “Mais c’est vachement loin !”, s’exclame-t-on. “Oh, oui ! Plus de deux heures aller-retour, 110 km. Mais j’ai deux mois de loyers en retard, je n’ai pas le choix, faut que je travaille. D’ailleurs si vous connaissez un endroit pas cher où je puisse louer quelque chose qui ne serait pas réservé aux étudiants, ça m'intéresse. J’ai fait une demande pour un logement social sur Angoulême : deux ans d’attente”. Le réservoir est plein, on raccroche.
On ne sait plus quoi dire. D’ailleurs qu’est-ce qu’on pourrait bien dire, à part de vagues propos convenus de bobos de centre-ville auditeurs de France Inter et qui votent pour les Verts pour se donner bonne conscience ? Il paraît qu’il y a en ce moment une campagne électorale, on n’ose pas s’aventurer sur ce terrain-là, Natacha n’est sûrement pas venue pour ça, mais la situation laisse (très) songeur.
Car oui, en rentrant au volant du camion de l’épicerie sociale, comme des philosophes, on songe. On songe à la fameuse petite phrase “je traverse la rue et je vous en trouve du boulot, moi !”. Dans le cas de Natacha, ça n’est pas seulement la rue qu’elle a traversée, mais la moitié du département, tout ça pour enfiler des perles pour un Smic, en donner la moitié pour un loyer (en retard, donc), l’autre moitié pour le pétrolier Total. Et les quelques centimes qui restent pour des tartelettes de chez Super U.
Tout cela me fait penser aussi à du cinéma (si seulement !), où, moteur demandé, quelqu’un crie : “Action !”. Il se pourrait bien que bientôt, il y en ait, de “l’action”...
F.S. 19 juin 2024
Le doigt dans l’œil
Nous l’appellerons Stéphanie. Elle est bénéficiaire de la distribution alimentaire d’Aigre, petit bourg où domine le seul supermarché du secteur, qui pratique des prix 10 à 20 % plus cher qu’ailleurs. L’automne dernier, quand ses droits d’accès à l’épicerie sociale ont été rouverts, deux bénévoles, émues par son maigre blouson dans lequel elle grelottait de froid, lui avait donné rendez-vous pour lui proposer des manteaux qui venaient de nous être donnés pour le magasin solidaire. J’avais trouvé ça très généreux de leur part, et cette spontanéité est souvent la seule richesse de celles qui ne comptent pas leur temps pour l’association. Stéphanie avait des droits d’accès ouverts jusqu’à fin mai, mais depuis février on ne la voyait plus. Comme elle nous avait annoncé un cancer et de la chimiothérapie, on s’inquiétait un peu de l’avoir vue disparaître. Il n’en est rien, elle est réapparue cette semaine, à la faveur d’une demande d’un bon carburant par une association partenaire.
On lui donne rendez-vous à la station essence du supermarché du bourg. La voilà qui arrive, parfaitement à l’heure, d’une commune distante d’une trentaine de kilomètres, pour un rendez-vous “pour mes yeux”, annonce-t-elle. “J’ai un glaucome”, dit-elle presque en s’excusant. On interroge un peu pour savoir pourquoi elle ne profite plus de ses droits d’accès à l’épicerie sociale. “Parce que je n’ai pas assez de sous”, avoue-t-elle du bout des lèvres. “Avant même d’envisager faire des courses, entre mes recettes et mes charges, je suis déjà à moins 78 €”, précise-t-elle. “Mais alors comment faites-vous pour manger ?”, hasarde-t-on. “Je vais aux Restos du Cœur…”.
En rentrant au siège de l’association, je songeais aux conversations récentes, lors de mondanités, avec des gens qui soupiraient “Ah ! mais quand même, il y a plein de boulot, des offres d’emploi qui ne trouvent pas preneur…!”, sous-entendu “ils pourraient se bouger pour s’en sortir, ces assistés”. Je leur faisais aimablement remarquer qu’il y a de plus en plus de “gens qui travaillent” à l’aide alimentaire dans les épiceries sociales, car la précarité touche aussi les salaires ras-des-pâquerettes. Ce ne sont pas des gens “fainéants”, juste des gens “qui bossent”, mais ne vivent pas du revenu de leur travail. Ils vident les chiffres du chômage, ne parvenant pas à remplir leurs frigos.
Dans le cas de cette pauvre Stéphanie, le sort s’acharne. Un cancer, un glaucome… On a presque envie de crier : “Mais foutez-lui la paix !”. Pourtant, elle n'émet aucune plainte, aucune révolte apparente. Pire : elle ne profite pas de ses droits à l’aide alimentaire.
“Les gens qui ont vraiment besoin, ils se terrent”, me dit très sérieusement, spontanément et très justement une des deux bénévoles qui l’avait aidée avec le manteau cet automne, en rentrant au bureau, alors que j’évoque avec elle la situation de Stéphanie.
Moi je me dis que tous ceux qui imaginent que “ces gens-là” le font exprès de ne pas pouvoir s’en sortir, ils se mettent parfois le doigt dans l'œil. Ils ne savent pas ; ou ne veulent pas voir. Une cécité peut-être pas aussi définitive que les éventuelles conséquences d’un glaucome, mais tout aussi douloureuse, peut-être.
F.S. 7 juin 2024
David passera-t-il l'hiver ?
Quand j'étais adolescent, je me bidonnais en lisant les Chroniques de la haine ordinaire de Pierre Desproges. Elles se terminaient par une formule que nous répétions à l'envi avec mes copains : "quand au mois de mars, je le dis sans aucune arrière-pensée politique, ça m'étonnerait qu'il passe l'hiver".
J'ai étrangement repensé à cette formule d'un auteur qui maniait comme personne l'humour noir pince-sans-rire et cynique, quand David, bénéficiaire d'une petite commune près de Ruffec, nous a dit "au revoir" lundi dernier, juste avant la trêve de Noël : il devait repasser sur une table d'opération pour la troisième fois en quelques semaines, après deux infarctus qui ont bien faillit le laisser sur le carreau, à 51 ans, seulement. Il a deux ou trois stents posés récemment en urgence, qui lui ont fait dire - Desproges, sors de ce corps ! - qu'il ne "manquait pas de ressort". La vie de David est en suspens, mais il trouve encore la force de plaisanter, avec son accent charentais à couper au couteau, et des baskets comme pour courir un marathon. Quinze jours avant il était absent, et pour cause : les médecins l'ont rattrapé in extremis...
C'était un bref moment en marge de la dernière distribution alimentaire de l'année à Verteuil-sur-Charente, par un après-midi de froid et de brouillard, où le ciel et la terre se rejoignaient au-dessus des flaques de boue, contiguë au stade de foot, l'endroit le plus moche du bourg. Un décor à la Simenon. Salariés et bénévoles de l'épicerie solidaire ont retenu leur respiration, quand David a dit, au moment de partir : "bon, ben... j'espère vous revoir l'année prochaine...". On a tous marqué un temps de silence, durant lequel un ange est peut-être passé (il devait sérieusement se geler le cul !) ; et puis on lui a souhaité malgré tout un "joyeux Noël". Parce qu'on est comme ça, à l'épicerie sociale et solidaire E.I.D.E.R. : on prépare pour le pire, on espère le meilleur, et on prendra ce qui vient.
Chaque année, à même époque, c'est le même dilemme : que faut-il se souhaiter, dans ce nord Charente où tant de gens vivent sous le seuil de pauvreté, isolés, avec d'incommensurables problèmes de mobilité, de fins de mois qui commencent le 15, de factures énergétiques qui coûtent l'équivalent d'un PEL ? À la longue liste des tracas quotidiens s'ajoutent souvent les problèmes de santé, et c'est bien le cas présent pour David.
En rentrant au dépôt de l'épicerie solidaire à Mouton, on n'a pas beaucoup parlé, avec Céline et Jordan. Moi j'ai pensé tout le temps à David, à sa jovialité et sa sympathie malgré les emmerdements. Je me suis demandé comment il faisait, et je n'ai pas trouvé la réponse. Je n'ai pas dû faire assez de kilomètres... J'ai surtout pensé à ce qu'il venait de nous dire, et j'avais la gorge serrée. C'est là que m'est revenu Desproges, son cancer incurable, et sa formule "quand au mois de mars, ... ça m'étonnerait qu'il passe l'hiver".
Nous, on aimerait bien qu'il passe l'hiver, David, pour revoir, ensemble, le printemps. C'est mon souhait pour Noël, et je le dépose là, au pied du sapin...
Joyeux Noël.
F.S.
L’eau monte
J’ai pris l’habitude, depuis deux ans, à l’approche de Noël, d’écrire non pas les états d’âme d’un directeur d’épicerie sociale itinérante en milieu rural, mais plutôt de chercher des raisons d’espérer dans le maelstrom ambiant.
À la fin de « l’année covid » comme il est convenu de l’appeler, j’avais parlé de trois bénéficiaires qui se réjouissaient de ne plus avoir à venir chercher de l’aide alimentaire, leur situation s’améliorant. L’année dernière, j’avais loué l’extraordinaire générosité d’une ex-bénéficiaire qui avait fait un don conséquent, comme ça, « gratuitement » si j’ose dire.
Cette année, je me suis creusé la tête afin de trouver ce qui, dans le climat ambiant, loin d’être à la fête et aux sourires béats, pourrait donner quelques signaux d’espoir dans cette ruralité que l’on nomme ici « le Ruffecois », le nord-Charente, où souffle souvent le vent mauvais de la pauvreté aussi fort que sur les éoliennes qui encerclent les villages.
Souvent, on me pose la question « comment ça va ? », pour prendre des nouvelles de la situation de l’aide alimentaire en pays ruffecois. Je sens une pointe d’inquiétude dans la voix de mes interlocuteurs. Parfois, je réponds par une sorte de pirouette de navigateur : « grand soleil et p’tit vent frais, tout est normal ». Alors que je pense en réalité : « le bateau coule, normalement ».
Car oui, l’eau monte, et de partout. Si le nombre de bénéficiaires dans le secteur où l’épicerie sociale promène son camion pour les distributions semble stable – plus d’une centaine de familles tout de même, environ 250 personnes – pour le reste, oui, l’eau monte : inflation insupportable pour les gens déjà en difficultés ; plein de carburant coûtant bientôt plus cher qu’un Pomerol millésimé ; flambée record des factures d’énergie ne se traduisant malheureusement pas dans les radiateurs… Partout, à tous les étages de cette société rurale, on sent une résignation, un « à quoi-bonisme » qui isole chaque jour davantage celles et ceux qui, jusqu’ici, se maintenaient juste au-dessus du niveau de flottaison, et finissent par boire la tasse.
Savent-ils, ceux et celles qui nous gouvernent, que l’eau monte ? Ils disent que oui, mais parfois, j’en doute. Je préfère malgré tout rappeler aux bénévoles et bénéficiaires que nous croisons sur les routes du Ruffecois que si cette année, nous avons eu aussi la grande tristesse de voir disparaître très brutalement notre co-présidente Marie-Anne, que nous aimions tous beaucoup, celle-ci, par sa générosité, l’indéfectible don d’elle-même et de son temps pour les autres (à commencer par ses propres enfants), doit rester un phare dans la nuit. Notre boussole. Une bouée de sauvetage, par son exemplarité, qui permet aux gens de ce secteur rural de ne pas, encore, couler totalement. Et d’espérer, toujours.
Joyeux Noël.
F. S. directeur d’E.I.D.E.R. (Espace itinérant d’aide alimentaire en pays Ruffecois).
Dans Christian, il y a Christ (Rural road trip, saison 5)
C’est le hasard. Ils sont deux à s’appeler Christian, et viennent, ou sont venus un temps, à la distribution alimentaire du bourg d’Aigre. Je les aime bien ces deux gars-là, dans un genre différent. L’un porte le patronyme d’un journaliste célèbre qui fut otage 124 jours en Irak en 2004, je lui avais fait remarquer une fois au début de mes fonctions à l’épicerie solidaire itinérante, mais ça ne l’a pas fait sourciller plus que ça. J’avais remballé ma science et fermé ma gueule.
Il porte un cuir élimé, un jean et des sortes de boots à talonnettes façon années 70. Il a les cheveux mi-longs un peu gras, lissés avec une raie sur un côté. Je ne sais pas ce qu’il a comme voiture mais je jurerai qu’il a dû avoir une R17 dans les grandes années. On le verrait bien second rôle sorti des films d’Henri Verneuil ou Georges Lautner. Il est un peu causant – ce qui est rare dans la clientèle de bénéficiaires-hommes d’une petite soixantaine d’années, il cherche en tout cas le contact, c’est ainsi que je le prends. Je n’ai pas toujours eu le temps, mais depuis que j’ai accepté d’en perdre un peu avec lui, j’ai appris des trucs. Notamment qu’il est en retraite depuis quinze jours, il avait auparavant retrouvé un peu de boulot dans la mairie d’une commune voisine, après quelques temps au RSA, ce qui l’avait conduit à l’aide alimentaire… « Et ouais », m’a-t-il dit le 1er avril dernier, « ça y est, j’y suis ; j’ai 62, j’ai commencé à 14 ans ». À l’âge où aujourd’hui la plupart des minots adolescents répondent « ça dépend, à quelle heure ? » à la question : « qu’est-ce que tu veux faire plus tard ? », ce Christian-là était déjà au turbin, à porter des sacs de ciment dans le BTP. Et puis les choses se sont enchaînées, dans tous les sens du terme et du verbe. D’usines en petites boîtes, il a fait un peu tous les métiers, surtout ceux qui usent, paient peu ou mal, de ceux dont on sort cassé avec une retraite minable, après une overdose de trimestres. « À peine 1000 € », avoue-t-il, « avec ça c’est sûr, faut pas s’écarter… », dit-il encore. « Punaise, ding dong ! » fais-je en imitant le bruit d’une cloche comme à l’happy hour, « ça se fête quand même, on va boire un coup ou quoi ? » dis-je l’air un peu bravache. « Ça peut… », répond-il me prenant au mot. Je me suis senti un peu bête, ce serait plutôt à moi de l’inviter.
L’autre Christian ne fait pas son âge, c'est-à-dire qu’il fait plus que son âge, que j’ai appris aujourd’hui (il m’aurait suffit de regarder le listing dans le logiciel de gestion des stocks et des bénéficiaires, mais je n’ai pas non plus le nez dessus en permanence). « Je vais avoir 60 ans bientôt, alors on va regarder avec l’assistante sociale pour ma retraite ». Parce que lui non plus, il ne la touche pas encore, sa retraite, alors qu’il ne bosse plus depuis un petit moment, la faute à son fichu dos. « J’ai commencé à 15 ans, à porter des sacs de ciments de 50 kilos. J’étais maçon. Je me suis détruit le dos, j’ai été opéré plusieurs fois. Si je vous montrait mon dos, vous verriez un cicatrice de 25 cm ». Il dit ça, Christian, comme vous parleriez de votre liste de course, avec sa bouche un peu édentée – je repense à la remarque déplacée d’un ancien Président de la République – sa parka grise avachie et ses chaussures, grises aussi, sans style, sans forme particulière, un modèle bon marché d’un supermarché quelconque. Ce Christian-là, c’est le premier que je vois quand j’arrive, avec le camion, près de la mairie. Il nous guette au coin de la rue, et il s’empresse de déplacer les panneaux de stationnement interdit, mis en place par l’employée de la mairie pour que nous puissions nous garer. La porte du camion s’ouvre, et Christian est le premier à empoigner les caisses de boîtes de conserve, de pâtes et de fruits et légumes, pour aider. Il fait ça avec son dos en vrac, Christian, foutu pour foutu, il aide encore, il donne. Son sourire est édenté mais ses petits yeux sont malicieux, il a toujours le mot gentil, le mot juste, et cette façon de demander « comment ça va ? » des gens sincères naturellement, sans calcul, en vérité. Il était en fin de droits aujourd’hui, Christian, il va falloir qu’il fasse sans nous pendant deux mois, après, il reviendra, c’est quasiment sûr. Aujourd’hui, il a fait durer le plaisir, on sentait qu’il n’avait pas envie de partir, il cherchait quelque chose ; du réconfort, peut-être ? Avant d’enfourcher son vélo Gitane avec son sac à dos et un cabas de supermarché accroché au guidon (un truc à se casser la gueule, mais il a dit « non, non, j’ai l’habitude, ne vous inquiétez pas ») il a demandé presque en s’excusant s’il pourrait quand même venir aider à décharger le camion, dans quinze jours. « Ben oui, Christian, bien sûr que vous pourrez venir, et vous pourrez rester boire un petit café avec nous même ! ». Nous non plus, on n’avait pas envie qu’il parte, avec son p’tit vélo, son sourire cabossé et sa gentillesse gratuite.
Que font-ils à cette heure, ces deux Christian-là, célibataires dans leurs bourgs perdus au fin fond d’une Charente ingrate, à quoi pensent-ils, à quoi rêvent-ils, s’ils rêvent encore ? Dans dix jours, ils iront peut-être voter eux aussi, pour qui, pour quoi, pour quoi faire ? Ils n’ont pas l’air aigris et pourtant ils auraient de bonnes raisons de l’être. Ou alors ils sont trop pudiques pour montrer leur colère et lever un poing rageur vers la société qui ne les a pas épargnés dans leurs maigres vies.
En rentrant, sur la route, c’était grand soleil et tempête de ciel bleu. Nagui et Leila Kaddour parlaient à la radio, j’écoutais vaguement, perdu dans mes pensées, comme souvent quand on revient d’Aigre où il s’est toujours passé quelque chose de singulier. Et puis c’est vendredi, le dernier jour de la semaine, il flotte dans l’air une odeur de cheval qui ne va pas tarder à retrouver l’écurie. Je repensais aussi tout à coup qu’on était « vendredi saint ». Autrefois ça avait beaucoup d’importance dans ma vie, ça n’en a pas moins mais je n’ai franchement plus le temps d’y penser autant qu’avant. Les deux visages des Christian me sont apparus et ne m’ont plus quitté de la journée. Il m’est soudainement revenu à l’esprit que dans Christian, il y a Christ.
F.S. 15/04/2022
« Une Mercedes, ça fait bourgeois… » (Rural road trip, saison 4)
Elle a dit une petite phrase au détour d’une autre, comme ça, l’air de rien. Pour être franc, on ne l’avait pas vu venir. Stéphanie* venait donner un coup de main à l’épicerie solidaire le jour d’une vente-braderie de vêtements délocalisée, pour l’occasion, dans un petit bourg au nom peu amène : Aigre. C’était un jour gris de novembre, frais et humide, rien d’autre à dire. Cela faisait longtemps, Covid oblige, qu’on n’y avait pas organisé une braderie, au plus près des gens. Le matin, tous les bénévoles – une grande majorité de femmes d’un âge avancé – s’étaient affairées pour préparer le magasin d’un jour : installer les tables, présenter les vêtements, objets, jeux et jouets de façon attractive, mettre le couvert pour le déjeuner partagé du midi. Stéphanie, la locale de l’étape, habite à deux pas de la mairie : elle est venue aider, elle aussi. Malgré son handicap – une boiterie liée à un accident domestique, Stéphanie s’affaire, comme les autres. De plus en plus souvent sans sa béquille. Quand on l’a connue, il y a un peu plus de deux ans, elle en avait deux. Stéphanie démontre un courage et une volonté qui force le respect, malgré la dureté de sa vie. Il est des signes qui ne trompent pas : depuis quelques mois, elle se coiffe mieux, elle s’habille mieux, elle est moins « à cran » lors des distributions alimentaires du vendredi. Elle sourit et plaisante. Bref, elle va mieux.
*(le prénom a été changé)
Mais elle habite Aigre. Un bourg un peu paumé du nord Charente. Pas ou peu de bus. Un réseau téléphonique aléatoire dès qu’on s’éloigne du centre-bourg. Internet par intermittence, quand toutefois on a les moyens d’avoir un abonnement. Quelques commerces encore, mais beaucoup de rideaux fermés. Le chef-lieu du département est à 35 kilomètres, au plus court. La sous-préfecture à 25. Pour quiconque ne possède pas de véhicule, c’est très compliqué de se déplacer. Stéphanie ne peut pas bouger, ou si peu. Où irait-elle, de toute façon ? Chez son frère, dans un département voisin, ou peut-être tout simplement dans le village d’à côté voir un copain, ou une copine. Pouvoir aller et venir. Être libre.
Sans préavis, le plus naturellement du monde, alors qu’on évoquait la collecte annuelle de la Banque alimentaire qui allait bientôt se dérouler et à laquelle elle ne pourra finalement pas participer, elle a dit, comme ça : « c’est parce que je ne suis pas là ce week-end-là ; je vais chercher une voiture, en Vendée… ». On lui a fait répéter car on a cru mal entendre. On s’est réjoui : « Une voiture ? C’est vrai ? Mais c’est génial ! ». « Oui, oh, mais à crédit ! », s’est-elle empressée de préciser - on s’en doutait un petit peu… « J’ai réussi à obtenir un crédit », a-t-elle exactement dit, comme une grande victoire et on comprend pourquoi dans sa situation.
Tout en débarrassant les tables du déjeuner, Stéphanie a sorti son smartphone, cherchant une photo de la future voiture d’occasion, à crédit donc. Et nous l'a montrée, en s'excusant presque : « Je suis quand même un peu embêtée, c’est une marque que je n’aime pas... Une Mercedes… ». « Mais c’est une classe A, une petite, où est le problème ? », a-t-on dit. « Oui, mais ça va causer. Mercedes, ça fait riche, ça fait bourgeois… ».
La petite victoire de Stéphanie, dans son marasme physico-rural, c’est d’avoir obtenu un crédit (ce n'était pas gagné), lequel lui permet d’obtenir une voiture, laquelle va lui rendre un peu de liberté. Toute à sa joie, elle garde pourtant la tête froide, Stéphanie. Elle dit « cette voiture n’est pas à moi, elle est à crédit, et je dois rembourser ». Et la première chose à laquelle elle songe, alors qu’elle serrera bientôt dans sa main la clé d’une liberté retrouvée, c’est : le qu’en dira-t-on ? « Qu’est-ce qu’on va dire de moi, au village ? ». Et il y a fort à parier en effet que les langues seront bien pendues, hélas.
Parce que c'est comme ça : une Mercedes, « ça fait bourgeois ». Et quand on est pauvre, pour Stéphanie, on ne peut pas avoir l’air « bourgeois ». C’est bête, mais c’est comme ça…
F.S. 17/11/2021
Portfolio : châteaux et villages de Charente (#1)
Au gré des pérégrinations charentaises, quelques images du château de La Rochefoucauld (XIIIe - XVIIe s.) ; du charmant village de Nanteuil-en-Vallée (son cimetière, son église Saint-Jean-Baptiste, sa pincée de tuiles...) ; du non moins charmant village de Verteuil-sur-Charente (son château propriété des La Rochefoucauld - vendu à un Autrichien pour environ 2.8 M€ - sa sénéchalerie, sa descente de croix, ses vieux...).
- Nanteuil-en-Vallée -
- La Rochefoucauld ("la Roche à Foucauld") XIIIe - XVIIe s. -
- Verteuil-sur-Charente -
Tout ce qui n'est pas donné est perdu
Si j'emprunte ce titre à un célèbre jésuite qui passa sa vie à la donner dans le sud de l'Inde (Pierre Ceyrac, 1914-2012), c'est pour narrer cette histoire. Aujourd'hui grand soleil et p'tit vent frais au pays de la misère subie, à l'ombre des éoliennes qui poussent sur ces terres pauvres plus vite que des champignons. Ça se passait un mercredi matin à une portée de minutes de midi, à Villefagnan, au moment de repartir d'une distribution alimentaire. Elle s'est approchée timidement du camion en disant : "Ça tombe bien, c'est vous que je voulais voir". On l'a reconnu malgré son masque, Mme K. (nom d'emprunt pour respecter son anonymat) ancienne bénéficiaire qui avait, lors d'un de ses derniers passages fin 2019, laissé sa monnaie pour une personne qui n'avait ce jour-là que deux ou trois € pour faire ses courses. Elle a dit : "Est-ce qu'on peut vous faire un don ?" en s'excusant presque. On a répondu oui, bien sûr, un peu gêné aussi. Elle a tendu 40 €, pour l'association d'aide alimentaire itinérante que je coordonne. Un geste d'une grande simplicité, avec beaucoup d'humilité. Après un bref temps d'arrêt, comme pour reprendre une respiration coupée dans l'élan du cœur, elle a ajouté, en finissant de se rouler une clope : "Vous m'avez tellement aidé quand j'en avais besoin...". Elle a retrouvé du boulot, et visiblement ça va beaucoup mieux ; elle illustre, si besoin était, qu'il ne faut pas encore tout à fait désespérer de la nature humaine, ce que j'ai souvent tendance à faire mais avec de bonnes raisons. On a remercié la dame, du fond du cœur, pour ce très beau geste. Et dit aux deux jeunes volontaires en service civique assis sur les deux autres sièges du camion que s'il n'y avait qu'une seule chose à retenir de leur passage ici, ce serait ça. La richesse des pauvres : le don, et le don de soi.
Sur la route du retour, écrasée de soleil sous une tempête de ciel bleu, les champs de colza avaient vraiment la couleur de l'or. L'or d'une générosité inestimable.
Surgissement roman
- Saint-Sulpice-de-Ruffec -
Étonnant art roman, dans ces bourgs isolés perdus au milieu d'un triangle compris entre les bourgs de Verteuil-sur-Charente, Nanteuil-en-Vallée, et la pointe au sud qui serait entre Aunac-sur-Charente et Mouton. Dans ce triangle d'or, méconnu des Charentais (sauf ceux du coin, mais combien en reste-t-il ?), les routes serpentant au milieu de quelques mamelons et vallons tantôt boisés, tantôt plantés de blés et de colzas, mènent à des petits bourgs d'une cinquantaine d'habitants, une centaine tout au plus. Saint-Sulpice-de-Ruffec, Saint-Georges, Saint-Gourson, Couture, Poursac, Chenon, Chenommet... Ces villages séculaires sont bordés par le fleuve Charente (Verteuil, Chenon, Chenommet, Aunac), ou par des petites rivières aux noms chantants : l'Argentor, qui réunit l'Argent et l'Or ; le ruisseau de la Tiarde ; le Son-Sonnette qui réunit le Son et la Sonnette.
Qu'on y arrive en voiture, il faut couper le moteur pour jouir du silence d'une campagne paisible, de paysages semblants immuables, où seuls les aboiements d'un chien ou le ronronnement d'un tracteur troublent le calme ambiant. Mais le mieux est encore de les parcourir à pied, ou d'y parvenir à vélo. C'est d'ailleurs un pays qui semble se découvrir ainsi : les balises de chemins de randonnées, les fameux "chemins noirs" chers à Sylvain Tesson (qui sont noirs sur la carte mais en réalité blancs sous les godillots) en témoignent.
Comme semés par une main invisible, surgissent des bois qu’on peine à nommer « forêts » ; ils font comme des taches sombres entre deux champs de blé ou d’orge en herbe. D’un coup, comme des soleils éclatants qu’on peine à soutenir du regard, ce sont les champs de colza qui illuminent l’espace et rehaussent les pierres romanes d’une église, d’un logis, de murs en pierres sèches. Ici, Saint-Sulpice ; là Saint-Hilaire ; là-bas Saint-Georges. On entrebâille la porte de ces églises pratiquement millénaires, c'est à peine si l'on dérange la poussière, on sent sous les pieds le dallage en "cœur de demoiselle" ou pavés plus larges, comme des pierres tombales.
À combien de kilomètres sommes-nous de chez nous, déjà ? Qu'importe : hors du temps et totalement dans l'histoire, baignés par la géographie, captés par l'art roman que les bâtisseurs médiévaux voulaient éternel, au seuil de ces édifices romans, nous sommes à l'entrée de l'éternité.
- Saint-Georges (église et cimetière) -
- Chenon église Saint-Antoine-le-Grand (chapelle castrale) -
- Aizecq, église Saint-Pierre, logis et maison natale de saint Pierre Aumaître -
- Nanclars, église prieurale Saint-Michel -
- Moutonneau, église Saint-Vivien et château -
- Mouton, église Saint-Martial -
Dans la solitude des champs de colza...
Comme l'année dernière à pareil époque, les spécialistes de l'enfermement tentent de maintenir le vulgum pecus claquemuré à domicile ; mais, changement notable, la laisse s'est légèrement allongée. Dix kilomètres "à vol d'oiseau", quelle aubaine ! Monsieur est trop bon ! Encore un peu et reviendra la règle des "cent kilomètres"... L'avantage c'est qu'au delà de mille mètres, les gens ne savent généralement plus compter. "En avant, calme et fou" donc, comme dirait Sylvain Tesson !
C'est assez pour aller admirer l'église Saint-Denis de Lichères, plantée là au milieu des champs de colza et de céréales en pleine ascension vers le ciel, d'un bleu immaculé (on regrette cependant l'absence de quelques nuages blancs façon moutons). Elle vaut le détour, au débouché de la bien nommée "route des quatre-vents".
Elle date du XIIe siècle, et dépendait de l'abbaye de Charroux, dans le Poitou voisin. Les explications quant à l'isolement de sa construction ne sont pas légions, l'hypothèse la plus répandue consiste à penser qu'elle devait servir pour des pèlerinages de lépreux, d'où sa construction à l'écart du bourg (elle a la faveur du journaliste et essayiste charentais Jean-Claude Guillebaud par exemple). La proximité de la Charente et de ses crues est peut-être une explication plus pragmatique et prosaïque.
Gorgée d'un soleil printanier qui se hausse du col pour imiter celui d'un plein été, l'église Saint-Denis - malheureusement gâtée à l'horizon par d'inesthétiques mâts contemporains d'aérogénérateurs autrement nommés "éoliennes" - émerge des cultures environnantes, essentiellement du colza, planté à quelques mètres de ceux de l'année dernière à pareil époque. C'est beau à en attraper une fracture de l’œil. On n'en demandait pas moins. Elle a un petit goût de reviens-y. On ne va pas s'en priver...
Photos (c) F.S, 1er avril 2021.