Dans Christian, il y a Christ (Rural road trip, saison 5)
15 Avril 2022 , Rédigé par F.S Publié dans #rural road trip
C’est le hasard. Ils sont deux à s’appeler Christian, et viennent, ou sont venus un temps, à la distribution alimentaire du bourg d’Aigre. Je les aime bien ces deux gars-là, dans un genre différent. L’un porte le patronyme d’un journaliste célèbre qui fut otage 124 jours en Irak en 2004, je lui avais fait remarquer une fois au début de mes fonctions à l’épicerie solidaire itinérante, mais ça ne l’a pas fait sourciller plus que ça. J’avais remballé ma science et fermé ma gueule.
Il porte un cuir élimé, un jean et des sortes de boots à talonnettes façon années 70. Il a les cheveux mi-longs un peu gras, lissés avec une raie sur un côté. Je ne sais pas ce qu’il a comme voiture mais je jurerai qu’il a dû avoir une R17 dans les grandes années. On le verrait bien second rôle sorti des films d’Henri Verneuil ou Georges Lautner. Il est un peu causant – ce qui est rare dans la clientèle de bénéficiaires-hommes d’une petite soixantaine d’années, il cherche en tout cas le contact, c’est ainsi que je le prends. Je n’ai pas toujours eu le temps, mais depuis que j’ai accepté d’en perdre un peu avec lui, j’ai appris des trucs. Notamment qu’il est en retraite depuis quinze jours, il avait auparavant retrouvé un peu de boulot dans la mairie d’une commune voisine, après quelques temps au RSA, ce qui l’avait conduit à l’aide alimentaire… « Et ouais », m’a-t-il dit le 1er avril dernier, « ça y est, j’y suis ; j’ai 62, j’ai commencé à 14 ans ». À l’âge où aujourd’hui la plupart des minots adolescents répondent « ça dépend, à quelle heure ? » à la question : « qu’est-ce que tu veux faire plus tard ? », ce Christian-là était déjà au turbin, à porter des sacs de ciment dans le BTP. Et puis les choses se sont enchaînées, dans tous les sens du terme et du verbe. D’usines en petites boîtes, il a fait un peu tous les métiers, surtout ceux qui usent, paient peu ou mal, de ceux dont on sort cassé avec une retraite minable, après une overdose de trimestres. « À peine 1000 € », avoue-t-il, « avec ça c’est sûr, faut pas s’écarter… », dit-il encore. « Punaise, ding dong ! » fais-je en imitant le bruit d’une cloche comme à l’happy hour, « ça se fête quand même, on va boire un coup ou quoi ? » dis-je l’air un peu bravache. « Ça peut… », répond-il me prenant au mot. Je me suis senti un peu bête, ce serait plutôt à moi de l’inviter.
L’autre Christian ne fait pas son âge, c'est-à-dire qu’il fait plus que son âge, que j’ai appris aujourd’hui (il m’aurait suffit de regarder le listing dans le logiciel de gestion des stocks et des bénéficiaires, mais je n’ai pas non plus le nez dessus en permanence). « Je vais avoir 60 ans bientôt, alors on va regarder avec l’assistante sociale pour ma retraite ». Parce que lui non plus, il ne la touche pas encore, sa retraite, alors qu’il ne bosse plus depuis un petit moment, la faute à son fichu dos. « J’ai commencé à 15 ans, à porter des sacs de ciments de 50 kilos. J’étais maçon. Je me suis détruit le dos, j’ai été opéré plusieurs fois. Si je vous montrait mon dos, vous verriez un cicatrice de 25 cm ». Il dit ça, Christian, comme vous parleriez de votre liste de course, avec sa bouche un peu édentée – je repense à la remarque déplacée d’un ancien Président de la République – sa parka grise avachie et ses chaussures, grises aussi, sans style, sans forme particulière, un modèle bon marché d’un supermarché quelconque. Ce Christian-là, c’est le premier que je vois quand j’arrive, avec le camion, près de la mairie. Il nous guette au coin de la rue, et il s’empresse de déplacer les panneaux de stationnement interdit, mis en place par l’employée de la mairie pour que nous puissions nous garer. La porte du camion s’ouvre, et Christian est le premier à empoigner les caisses de boîtes de conserve, de pâtes et de fruits et légumes, pour aider. Il fait ça avec son dos en vrac, Christian, foutu pour foutu, il aide encore, il donne. Son sourire est édenté mais ses petits yeux sont malicieux, il a toujours le mot gentil, le mot juste, et cette façon de demander « comment ça va ? » des gens sincères naturellement, sans calcul, en vérité. Il était en fin de droits aujourd’hui, Christian, il va falloir qu’il fasse sans nous pendant deux mois, après, il reviendra, c’est quasiment sûr. Aujourd’hui, il a fait durer le plaisir, on sentait qu’il n’avait pas envie de partir, il cherchait quelque chose ; du réconfort, peut-être ? Avant d’enfourcher son vélo Gitane avec son sac à dos et un cabas de supermarché accroché au guidon (un truc à se casser la gueule, mais il a dit « non, non, j’ai l’habitude, ne vous inquiétez pas ») il a demandé presque en s’excusant s’il pourrait quand même venir aider à décharger le camion, dans quinze jours. « Ben oui, Christian, bien sûr que vous pourrez venir, et vous pourrez rester boire un petit café avec nous même ! ». Nous non plus, on n’avait pas envie qu’il parte, avec son p’tit vélo, son sourire cabossé et sa gentillesse gratuite.
Que font-ils à cette heure, ces deux Christian-là, célibataires dans leurs bourgs perdus au fin fond d’une Charente ingrate, à quoi pensent-ils, à quoi rêvent-ils, s’ils rêvent encore ? Dans dix jours, ils iront peut-être voter eux aussi, pour qui, pour quoi, pour quoi faire ? Ils n’ont pas l’air aigris et pourtant ils auraient de bonnes raisons de l’être. Ou alors ils sont trop pudiques pour montrer leur colère et lever un poing rageur vers la société qui ne les a pas épargnés dans leurs maigres vies.
En rentrant, sur la route, c’était grand soleil et tempête de ciel bleu. Nagui et Leila Kaddour parlaient à la radio, j’écoutais vaguement, perdu dans mes pensées, comme souvent quand on revient d’Aigre où il s’est toujours passé quelque chose de singulier. Et puis c’est vendredi, le dernier jour de la semaine, il flotte dans l’air une odeur de cheval qui ne va pas tarder à retrouver l’écurie. Je repensais aussi tout à coup qu’on était « vendredi saint ». Autrefois ça avait beaucoup d’importance dans ma vie, ça n’en a pas moins mais je n’ai franchement plus le temps d’y penser autant qu’avant. Les deux visages des Christian me sont apparus et ne m’ont plus quitté de la journée. Il m’est soudainement revenu à l’esprit que dans Christian, il y a Christ.
F.S. 15/04/2022
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