A bout de souffle
Pas à pas, le col du Couard se conquiert. Quel affreux nom pour un col ! Hier, c’était le col de « l’Allimas », point de départ d’une fameuse boucle en Vercors. Aujourd’hui c’est le Couard. Si l’on furète dans les Pyrénées, on peut s’arrêter au refuge du Lac de la Glère. Pourquoi de tels noms dans des lieux aussi beaux ?
Quoiqu’il en soit, le vent du nord nous brise les côtes, désormais à l’ombre d’une paroi bien froide. J’en ai le souffle coupé. La caillasse roule sous les pieds et il semble que chaque pas en avant est tiré vers l’arrière de quelques centimètres. A bout de souffle – ou presque – le regard fait un tour d’horizon : nulle habitation, nulle trace humaine (excepté cette grange abandonnée, en contrebas), nulle présence animalière. Que du rocher, des cailloux, du froid. Le souffle coupé certes, mais pas éteint : le col se vaincra avec les dents, comme d’habitude. D’ailleurs, à la fin, il y a un câble pour assurer le grimpeur. Nous le dédaignons et préférons trouver de bonnes prises, et il y en a ! Le bruit du torrent soudain s’estompe, au détour d’un rocher plus épais, comme si un esprit malicieux éteignait le robinet : d’un seul coup, le silence se fait.
Quant enfin les 2234 mètres sont vaincus, c’est un spectacle inattendu qui donne la récompense et coupe à nouveau le souffle : de la jeune neige étincelante est tombée durant la nuit, recouvrant d’un voile poudreux les roches noires et menaçantes des Grandes Rousses. Ca valait la peine de se forcer un peu.
Et la journée n’était pas terminée.
l'eau de là
L’immense et la poussière, le silence et la mer
Du feu, du vent, de l’eau, de l’air, de l’or et de l’éther
L’immense et la poussière,
Le silence et la mer
Et toi, toi
Dans l’univers
Sur ta peau, dans tes bras,
Je goûte l’eau de l’au-delà
Je bois
De l’au-delà
Des corps où l’on se coule
La mort où tout s’enroule
Des vies qui vont, qui viennent et roulent
Ballottées par la houle
Des corps où l’on se coulent
La mort où tout s’enroule
Et toi, toi
Où je me saoule
Sur ta peau, dans tes bras,
Je goûte l’eau de l’au-delà
Je bois
De l’au-delà
David Sire, album Bidule et l’horizon
(David en ce moment c'est là : http://blog.davidsire.com/ Mais c'est aussi là : http://www.davidsire.com/ )
Fou - foot !
L’information est tombée aujourd’hui, et ne fait pas de bruit : Christiano Ronlado, attaquant portugais de Manchester, sera transféré au Real Madrid pour la somme de… 93 millions d’euros. La dépêche indique « environ » 93 millions d’euros. Soyons précis dans l’énormité.
Quatre-vingt treize millions d’euros (écrivons-le en toutes lettres pour dissiper les doutes). Ne résistons pas, pour une fois, à la conversion en anciens francs (ceux d’avant 2002) : 610 millions de francs. Six cent dix millions. Ca donne le vertige, non ? Le précédent « record » était détenu par notre Zizou national, 75 millions en 2001, déjà par le Real qui avait aligné les billets sur le tapis de la Juventus de Turin.
Chiffre astronomique, indécent, immoral, outrageant, révoltant… les mots nous manquent pour dire notre stupéfaction, à l’heure actuelle, dans le monde en crise, lequel veut se moraliser, refonder le capitalisme financier, nettoyer les poubelles de la planète. Le même monde qui court à plat ventre devant Obama, nouveau messie, le monde qui verse une larme à la vue d’un film d’un photographe aérien.
Et pas une manifestation spontanée, pas d’appel de syndicat – même un seul – aucune alarme dans les rues de nos villes et nos campagnes devant cette insulte à la gueule du monde entier. Le monde dort-il, en attendant de se presser devant son téléviseur pour éructer, le ventre rempli de bière bon marché et de pizzas surgelées livrées par des sans-papiers, en regardant la prochaine coupe d’Europe de la Ligue ?
Non, rien. J’ai beau tendre l’oreille par la fenêtre ouverte, je n’entends rien, juste le chant des oiseaux et le souffle du vent dans le cèdre.
Il y a pire que le chômage, la pauvreté, la maladie rampante, les épidémies, les fermetures d’usines, le bling-bling et autres mensonges d’Etat. C’est l’humiliation des hommes traités avec mépris. Ces derniers n’ont alors plus rien à perdre, puisque la vie ne vaut plus rien. Sauf pour l’un d’entre eux : 93 millions d’euros. Pour jouer au foot. Evidemment, il y a le fameux panem et circenses, vieux comme le monde.
Attention à l’humiliation et au mépris. L’Histoire nous a déjà appris où ils conduisent.
Vercors, encore...
Sans doute existe-t-il sur terre des lieux plus magnétiques que d’autres, des lieux magiques où la sérénité et l’énergie des paysages se mêlent jusqu’à plus soif. Tout est ici harmonie, et pourtant le Vercors ne fait pas oublier que des hommes, jeunes pour la plupart, ont combattu jusqu’à la mort pour que le mot « liberté » signifie encore quelque chose aujourd’hui. Dans la grotte où les marcheurs prirent place, afin de goûter quelques courts instants de repos avant le petit déjeuner, ils furent vingt-cinq, en juillet 1944 à résister, comme on dit pudiquement. Du paysage admiré aujourd’hui, rien n’a bougé, et le Mont Aiguille n’a pas perdu un centimètre en soixante-cinq ans. Il pointe toujours sa verticalité vertigineuse vers le ciel, comme un poing rageur levé, un signe pour rappeler qu’il y a deux types d’hommes, comme disait Péguy : « ceux qui se couchent, et ceux qui résistent ». La quiétude du lieu tranche avec l’historicité des combats, et il faut un effort d’imagination pour entendre les balles ennemies siffler et ricocher sur la roche. Les cris et l’agonie.
La nuit, l’orage a grondé, et il a plu fort. Signe que, de là haut, la résistance continue…
(Maquis de Trièves)
Qui est-elle ?
La nouvelle est tombée comme un avion s’écrase en mer. Un Airbus A330, vol AF 447 Rio – Paris ne répondait plus. Deux cent vingt-huit passagers à bord. Les radios et télévisions, premières à pouvoir réagir, ont apporté leur lot d’incertitudes : on ne savait rien, mais ils en faisaient des « éditions spéciales », alternant images d’archives d’A330 en vol, témoignages d’anciens pilotes, experts météo, ministres et même le Président. Hier soir à 20h, personne ne pouvait encore expliquer ce qui avait pu se passer. La seul certitude, c’est qu’il s’agissait d’une catastrophe.
Puis vint la nuit.
La longue nuit des rotatives, la presse papier (qu’on disait « morte ») prenant le relais des images et sons qui avaient saturé le paysage médiatique le jour précédent. Ce matin, au réveil, les « unes » des journaux nationaux et régionaux étaient sans partage : la catastrophe s’étalait, en grand. Bon nombre d’entre eux choisirent la photo d’une femme, sous des angles différents, dans la même posture : la main sur la bouche, ravalant un cri, des larmes, une peine et un chagrin que l’on devine énorme.
En préparant la « revue des titres » ce matin à la radio, je me suis d’abord penché sur eux. C’est de la radio, je dois dire des mots, et à la une des journaux, ils sont gros et gras. Et puis peu à peu, la frêle silhouette de cette femme est apparue sur les feuilles qui sortaient de l’imprimante. Toujours la même, dans la même posture de peine indéfinissable, comme une piéta. Si le mystère de la disparition du vol AF 447 est grande, le mystère de cette femme m’est apparu aussi grand. Le choix de cette photo par les rédactions n’est d’ailleurs pas anodin : il s’agit pour le lecteur de s’identifier au drame, cela pourrait être lui, il se sent alors concerné. La simple photo archive d’un Airbus en vol ne suffit pas à l’impliquer, à lui tirer une émotion. Il faut des pleurs, des regards inquiets, des gestes désordonnés.
C’est cette femme.
Qui est-elle ? Pourquoi elle ? Sans doute est-elle désormais veuve, a-t-elle perdu un ami cher, un frère, une sœur, un enfant qu’elle était venu attendre à Roissy, au Terminal 2 E, en ce lundi de Pentecôte. On devine la dernière conversation, par téléphone ou peut-être par mail : «je viendrai te chercher à l’aéroport, ne t’inquiète pas ». On imagine qu’elle est parti bien avant l’heure, pour être certaine d’être là quand la porte s’ouvrirait. Peut-être attendait-elle quelqu’un qu’elle n’avait pas vu depuis une éternité ? Elle a pris l’autoroute A1 avec sa voiture, il faisait beau, un lundi chômé plein de promesses et de retrouvailles.
Il y a malgré tout quelque chose d’indécent dans la vision de cette femme. En la regardant, en faisant défiler devant moi ces « unes » de presse, j’ai le sentiment de violer sa peine, un chagrin immense, un cri déchirant de douleur et d’inquiétude, qui reste prisonnier de cette main qu’elle aurait sûrement agitée dans la foule tout à l’heure pour faire signe à celui qui…
En déshabillant sa peine, à travers ce visage crispé de larmes ravalées offert à la vue de la France entière, nous revêtons le costume sombre du voyeur malgré lui. Et nous n’y pouvons rien.
Le vol AF 447 a d’abord été annoncé « retardé », puis n’arrivera jamais.
Et cette femme-là emporte avec elle le mystère de cette main qui couvre le cri et les sanglots.
Le monde du silence…