la cour des miracles
Emprisonner la lumière, capturer le temps, exiler les sentiments, se fondre (presque) dans la grisaille de la ville. Un jeudi soir sur la terre.
succombez à la tentation...
Impossible de résister. L'été "pourri" a néanmoins un avantage. Il rend la lumière exceptionnelle. Sans texte pour l'instant (à venir). Plaisir des yeux. Plaisir d'esthète. Lugdunum s'endort, le feu au ciel. Le noir aux joues.
dernière page...
(…) « Quelques nuits et jours plus tard je fais mon sac pour redescendre vers l’océan.
Amélie, tu fus une messagère, un guide que je reconnus sans conscience. Tu m’as ouvert la porte et je suis resté sur le seuil longtemps. Je t’avais créé avec les yeux de l’enfance, les premiers désirs, la part animale. Jo disait qu’il faut apprendre à prononcer les mots que le cœur livre et que les lèvres retiennent. Ce n’est pas toi que je quitte, Amélie, c’est mon enfance, ma naïveté et ce long silence depuis que tu n’es plus. Ce n’est pas une rupture, on ne rompt pas ce qui a été aimé, je m’éloigne, puisque depuis longtemps nous nous sommes lâché la main. Je ne fais que me retourner dans notre sommeil sans le savoir pour revenir un peu chez moi, sans toi. Tu as été cet amour qui brise avec douceur les miroirs, qui dévêt d’une caresse invisible le cœur en armure, et qui me donne cette légèreté, comme une ancre hors le fond qui se dénude d’une enveloppe de silice. Je t’ai laissé dérivé mais je sais maintenant qu’il n’y a que moi pour rassembler tant d’amour.
Attraper le bonheur, c’est vouloir retenir un papillon dans sa main ou le prendre avec un filer, disait la vieille Hélène du marais qui glissait sur les eaux noires avec le temps. Tu précipites ton filet sur lui et il s’abîme, c’est une bonheur gâché. Si c’est un bonheur agile, on ne peut le faire prisonnier et l’on court sans fin, c’est une agitation inutile, le bonheur est parti. Parfois, il se laisse prendre sans dommage, il ne s’est pas débattu et il reste bien sage, un peu frileux sous le filet. C’est un bonheur fragile, fatigué, malade peut-être. Si tu attrapes un beau bonheur, un papillon rare, sans l’abîmer, si tu le prends dans ta paume et que tu la fermes pour l’emprisonner, il ne reste que la poussière de bonheur sur tes doigts, si tu le piques sur un bois il meurt. Il faut être comme l’arbre à papillons, prêt à accueillir le bonheur, et tu verras, il viendra sur ton épaule. C’est un jour de grande fatigue, en fermant les yeux, que je l’ai vu.
Je vais pouvoir achever l’unique vrai film de ma vie avec les images que je n’ai jamais tournées.
Maintenant je suis prêt, je peux écrire au monde et je sais quoi lui dire ».
Bernard Giraudeau, Les dames de nage.
il faut toujours viser la tête
l’ange noir
« Regarde-là ma ville, elle s’appelle bidon. Bidon, bidon, bidonville, me tailler d’ici, à quoi bon ? Pourquoi veux-tu que je me perde dans tes cités, à quoi ça sert ? Je verrais toujours de la merde, même dans le bleu de la mer. Je dormirais sur des millions, je reverrais toujours bidon, bidon…
Donne-moi ta main, camarade, toi qui viens d’un pays, où les hommes sont beaux. Donne-moi ta main, camarade, j’ai cinq doigts moi aussi, on peut se croire égaux. Serre-moi la main, camarade, je te dis au revoir, je te dis à bientôt. Bientôt, bientôt, on pourra se parler camarade. Bientôt, bientôt, on pourra s’embrasser camarade. Bientôt, bientôt, les oiseaux, les jardins, les cascades. Bientôt, bientôt, le soleil dansera camarade. Bientôt, bientôt, je t’attends, je t’attends camarade ».
Claude Nougaro, Bidonville.
première page
les dames de nage
Je peux voir la canopée comme des vagues immobiles auxquelles seul le vent de la montagne donne une vie de mer sombre. Il traîne des brumes alanguies que le soleil levant finit toujours par enflammer. Au delà il y a un grand fleuve et bien au delà, la mer, la vraie, l’infinie, qui se dessine parfois comme un trait de lumière pour souligner l’indéfini du ciel. J’aime cet endroit comme une escale de paix. Je suis un égaré ayant décidé de se poser, de rester là dans chaque instant des souffles. J’écoute l’oiseau, un chant sur la page de silence. A la fin du jour il y a celui des voix de la vallée, isolées comme des notes échappées. J’apprends l’attente, celle de l’instant, celle de la pluie, des jours à venir, de la nuit, de la première étoile, celle du feu pour les repas et réchauffer les soirs. J’attends sans impatience, en vivant l’instant comme une éternité. Ajouté à ce bonheur, il y a l’inattendu de cette vie là-haut, les coups de vent soudains qui annoncent l’orage. Il y a une plainte rugueuse des écorces blessées, un bavardage précipité du feuillage sous les ailes sombres des nuages, et je me régale d’un poignard de feu, derrière les voiles d’eau. Il me semble que ces instants-là ne peuvent finir. Tous les soirs avant la noyade solaire, quand l’ombre du petit sycomore s’étire en géant, je m’assois sur le tronc couché qui barre le sentier. J’ai alors, comme le veilleur, le sentiment de garder un territoire.
Bernard Giraudeau, Les dames de nages, Métaillé, 2007.
garçon ! une menthe à l'eau s'il-vous-plaît !
... et une paille dans le verre de menthe ...
(fable réaliste)
Bistrot « l’Espiguette ». Le QG rouennais délaissé provisoirement pour cause d’expatriation dans la capitale des Gaules. Samedi après midi. Nuageux mais pas de pluie. Donc beau temps sur la Normandie.
Elle accompagne son père, jeune papa trentenaire en basket. Où est la mère ? Elle fait les soldes, ou elle est soldée par un divorce récent (qui sait ?). Il a pris une grenadine taille XXL. Une paille plantée entre les glaçons. Elle a une menthe à l’eau, des glaçons, qu’elle laisse tomber par terre, car « c’est trop froid », et une paille aussi. Cette petite fille a deux problèmes : ses pieds ne touchent pas par terre, ce qui lui donne l’occasion de poser la question à son père : « quand est-ce que je pourrais toucher par terre avec mes pieds ?». L’enfance n’étant pas une science exacte, la réponse du père est évidente : « je ne sais pas, un jour, bientôt ». L’autre problème, c’est la taille du verre, et la paille : elle n’a qu’un coude, il en faudrait deux pour que la petite puisse boire sans tordre la dite paille. De ses petites mains, elle s’empare du flacon (un demi litre, faut-il le rappeler ?), et ajuste la distance paille – bouche – verre, non sans fierté. Plus rien n’existe autour d’elle que le « slurps » et « gloups » de la menthe à l’eau qui disparaît peu à peu. Ce que les ingénieurs et les pères ne peuvent résoudre, le génie enfantin des petits le réalise. C’est ça, le pragmatisme en marche : les pieds par terre (ou presque), et la tête dans ciel. La paille ? Dans la menthe...
avant l'heure du laitier, nous avons rencontré...
Symphonie en sous sol
Salut à toi le Maghrébin, salut à toi le chauffeur, salut à toi le Portugais, salut à toi le technicien, salut à toi la tête de Turc, salut à toi la caissière, salut à toi le clandestin, salut à toi le Chinois, salut à toi le balayeur, salut à toi le rayonneur, salut à toi l’Africain, salut à toi l'endormi, salut à toi l’éboueur, salut à toi le Bohémien, salut à toi le jeune stagiaire, salut à toi le Brésilien, salut à toi la Tzigane, salut à toi le socialiste, salut à toi l’Indien, salut à toi le révolutionnaire, salut à toi le trotskyste, salut à toi le Pakistanais, salut à toi le voyageur, salut à toi la prostituée, salut à toi le Libanais, salut à toi le routard, salut à toi le Porto-Ricain, salut à toi le travelo, salut à toi le clodo, salut à toi l’Américain, salut à toi le camionneur, salut à toi l’Israélien, salut à toi le facho, salut à toi le rachitique, salut à toi la fashion victim, salut à toi le maraîcher, salut à toi le boulanger, salut à toi la jeune maman, salut à toi l’adolescent, salut à toi l’animateur, salut à toi l’homme de couleur...
(il est 5h30, le métro d’une grande ville du Rhône résonne de Français-qui-se-lèvent-tôt)