Autour du monde, en solitaire, sans escale, sans assistance
Pendant que Fillé et Copon à tribord rejouent un remake de Pour une poignée de dollars et Règlements de compte à Ok Corral. Pendant que le président normal d’un France qui ne l’est pas moins effectue des virements de bord lof pour lof à babord. Pendant que des activistes anarcho-syndicalistes tentent de faire barrage de leurs corps pour empêcher les avions de décoller du futur aéroport du premier ministre.
Pendant ce temps-là, madame, on en oublierait presque l’essentiel, le merveilleux, le fabuleux, l’inhumain pourtant conduit par des humains. À l’heure où nous écrivons ces lignes, quinze marins sont seuls à bord d’un bateau, face à la mer, pour encore presque trois mois. « Un truc de barjot, » comme dit l’un d’entre eux, Jean Le Cam, que les grains et empannages depuis des années ont buriné comment un vieux loup de mer philosophe. Un truc de fou mais nom de Dieu un truc merveilleux ! Le Vendée Globe – c’est son nom – outre qu’il transforme des voiliers de dix huit mètres de long en prospectus publicitaires autour du monde, est quand même une formidable aventure humaine dont beaucoup, je dis bien beaucoup de têtes pensantes qui nous gouvernent, ou tentent de le faire, devraient s’inspirer. Et puisqu’il est facile de donner des leçons de morale sans se les appliquer à soi-même, je me mets dedans tant qu’on y est.
Marins solitaires, sans escale, sans assistance (ou presque…), marins autour du monde : je vous admire, du plus profond de mes tripes. Chaque matin – ou c’est tout comme – je vais écouter sur le site Internet la vacation de la veille. Vos voix pas encore tout à fait du bout du monde mais déjà plus de chez nous*, sont merveilleuses à entendre. Pas pour la prouesse technique que représente désormais le simple fait de pouvoir dialoguer avec un mec tout seul sur son bateau au milieu de l’Océan (la qualité technique des dites vacations est d’ailleurs souvent assez aléatoire). Non, ce qui m’impressionne, c’est votre chaleur, votre enthousiasme, votre passion, même quand vous n’avez dormi que quelques dizaines de minutes ou quelques heures d’affilées. Vous semblez inattaquables dans la passion et l’aventure qui vous animent. Chaque difficulté est expliquée avec humour, souvent, et bon sens, à chaque fois. On vous croirait fatalistes, mais non, sans doute la dure, très dure réalité de la course qui s’apparente plutôt à du réalisme, à une folie de risques calculés mais sans cesse remis en jeu par la mer, qui « dans son grand duel est la plus forte. » J’ose le dire, même quand vous en chiez, on a l’impression que vous prenez quand même votre pied. Et bordel de moine que votre enthousiasme est communicatif ! Le temps d’une vacation, qui dure deux ou trois minutes – et il peut s’en passer des choses pendant ce temps-là en mer ! – vous expliquez ce qui se passe, ce qui va peut-être se passer, sans en dire trop de votre tactique car les autres concurrents écoutent. Pour tout cela et bien plus encore : merci. « Les marins font des rêves que les ports assassinent, » écrivait Bernard Giraudeau. Je rêve avec vous, moi qui ne suis pas marin, tout juste montagnard, mais la force des éléments et notre petitesse face à elle nous relient, j’ai la faiblesse de le croire.
Il y a quatre ans, j’étais à l’antenne tous les matins entre 6h30 et 9h dans une radio sise à Lyon qui ensuite m’a vidée. Je n’oublierai cependant jamais que c’est derrière ce micro que j’ai vécu mon plus beau souvenir radiophonique. Le 31 décembre 2008, à 7h du matin, j’avais rendez-vous – et les auditeurs aussi – avec Michel Desjoyaux, qui roulait à cette époque-là à l’approche du Cap Horn, entre les glaçons et dans des creux infernaux. Il était en tête de la course qu’il allait remporter quelques semaines plus tard. L’attachée de presse, la veille, m’avait prévenue : « Il vous appellera, à 7h, je vous le garanti. Seule la mer et le boulot peuvent en décider autrement. » Franchement je me demandais ce qui allait ce passer… et pour tout dire je restais prudent, refusant de m’emballer trop tôt. A 7h, on attaque le flash avec mon copain Michel le journaliste ce matin-là. A 7h02, je vois Benoît le technicien-réalisateur qui me fait des grands gestes derrière sa vitre : c’était Desjoyaux qui appelait. Nous avons interrompu le flash, et j’ai dit : « Nous sommes en direct avec Michel Desjoyaux sur Foncia, qui se trouve actuellement à l’approche du Cap Horn. Bonjour Michel, comment ça va ? » Deux secondes de blanc (le temps pour le satellite de faire son job), et, du bout du monde, en pleine mer, balloté par l’enfer, nous avons entendu la voix du marin solitaire, sans escale et sans assistance, nous dire : « Ben ça va bien, et vous ? »
J’en ai encore des frissons…
Et aujourd’hui, pourquoi, mais bon Dieu pourquoi ne parle-t-on pas (ou si peu) de ces hommes d’une valeur inestimable, ces « barjots » seuls sur leurs bateaux face à la mer, et dont le vainqueur empochera à peine un demi-mois de salaire d’un footballeur de Ligue 1 ?
Marins du bout du monde, il vous tarde sans doute un peu de retrouver le port, la famille, les amis, des draps, des slips et des chaussettes propres et secs… Pas moi : chaque jour, vous êtes ma part de rêve qui mourra assassinée en arrivant à quai, aux Sables, l’année prochaine…
* à l'heure où ce billet est posté, les premiers viennent de passer l'équateur...
Un héros très discret (In memoriam Olivier P.)
- 1er à dr. -
Dans le dictionnaire, à la définition du mot « scout », il y a un exemple : Olivier, alias « Colibri ». Ce frêle bonhomme, dont un ancien professeur disait avec humour qu’il avait « une cage thoracique d’agrégé de philo, » incarnait sans doute tout ce que le scoutisme peut produire de valeurs humaines en une seule personne : le sens inné du service, la fidélité en amitié, une loyauté sans faille, la gentillesse incarnée. Le tout enveloppé dans un drap de modestie et de discrétion, qui n’avait d’égal que la foule – au moins 500 personnes – venue lui rendre un dernier hommage, dans l’église Saint-Jacques de l’Houmeau à Angoulême, le 9 novembre. Ce garçon, dont il arrivait, tant il était justement discret, que les professeurs du collège Saint-Paul ne s’aperçoivent de son absence qu’en fin de cours (« tiens mais au fait, Olivier n’était pas là ? »), aura rassemblé autour de lui tous ceux qui, au moins un jour, l’ont rencontré et ont été touché par ses qualités intrinsèques, sans jamais en faire étalage.
Pour nous tout à commencé un samedi de mai 1984, dans le local des louveteaux de la 1ère Magnac/Touvre. Une sorte de grande cabane en planches, maisonnée en bois peinte en blanc, style Louisiane. Là, quelques jeunes pré-adolescents, pré-pubères et mal dégrossis pour la plupart, faisaient les 400 coups de pitreries en pitreries, sous l’œil ferme mais bienveillant d’Etienne, le chef de meute, qui nous foutait ensuite une trouille pas possible le soir à la veillée avec son histoire de « lumière verte, » un truc à faire des cauchemars et qui nous scotchait dans le sac de couchage. Les louveteaux s’appelaient alors Vincent T., Frédéric C., Arnaud de la T., Amaury P-L., Renaud V., Frédéric S., et Olivier lui même. Il y en avait sans doute deux ou trois autres que ma mémoire oublie. Un soir de décembre de la même année, nous avons prononcé pour la première fois les mots ancestraux de la promesse, en chemises jaunes impeccables, foulard rouge et blanc, dans la petite église de Magnac. Nos parents étaient secrètement fiers, je crois. Nous ne l’étions pas moins. Olivier, d’humeur constante, était du lot. Et la vie a suivi son cours.
Au collège Saint-Paul. Et la discrétion d’Olivier. Les week-end scouts et les grands camps, dans les Hautes-Pyrénées près d’Aucun notamment, où il arborait un sac à dos armatures alu bien trop grand pour lui : sa tête ne dépassait pas par en haut et seules le bas de ses guibolles chaussées de Pataugas était visible, donnant l’impression au sac à dos de marcher tout seul. « Le sac à pattes » était né. Quelques temps plus tard, une nuit de pleine lune, il reçut le totem « Colibri », je ne sais plus trop pourquoi on lui a donné ce nom-là, mais je souviens bien avoir participé à cette totémisation, comme on disait à l’époque, un truc que les anti-bizutages ont ensuite sévèrement interdit, sous couvert de principes éducatifs post-soixantuitards, dont on sait désormais où ils conduisent. Bref. Olivier s’est appelé, cette nuit-là, Colibri, comme d’autres Loir, ou Lièvre, ou Piaf. Plus que du nom d’oiseau qui lui était attribué, il était fier, je crois, de faire désormais partie du clan.
Et ainsi de suite. Il y eut les soirées de l’adolescence pleine fleur, où nous guinchions en regardant les filles (« qui marchent sur la plage leurs poitrines gonflées par le désir de vivre… »), dans quelques maisons bourgeoises de l’Angoumois. Nous étions engoncés dans nos blazers-cravates-pantalons beiges, qu’il était bien le seul à porter à peu près correctement, déjà armé de ce sens du chic british de gentleman dandy qui ne le quittera plus. Une veste de chasse huilée d’une grande marque anglaise est venue parfaire l’uniforme, dont aucun accessoire ne manquait, surtout pas les fameuses cigarettes Dunhill rouges internationales, que nous lui taxions lorsque nous avions fini nos dernières Philipp Morris, Chesterfield, Rothmans bleues ou pire : Chevignon… Je ne l’ai jamais vu refuser une sèche à quiconque lui en demandait une.
Les études nous ont un peu éloignés. Il marchait « droit, » j’ai pris les chemins de traverse « histoire. » Nous nous sommes recroisés lorsque, jeune clerc dans cette église où il fut baptisé, et où il a été accompagné dans son dernier voyage, comme on dit un peu connement, j’étais en charge de cette paroisse du bord de fleuve. L’Houmeau. Pour un personnage qui semblait tout droit sorti d’un roman de Balzac, le lieu se posait là. Il fut donc, après avoir été un frère scout et camarade de classe puis pote de soirées bc-bg, un de mes paroissiens. Il n’avait pas changé ou si peu. Toujours ce chic british décontracté mais élégant, raffiné sans excès, dont le sens de l’humour n’était pas le moindre des accessoires. Il avait toujours des Dunhill dans la poche, et je me souviens en avoir grillé une avec lui, encore en costume de scène, sous le narthex de l’église, devant les yeux éberlués de bigotes effarouchées.
Je ne l’ai jamais entendu dire du mal de qui que ce soit, ni se rebeller contre quoi que ce soit. Il a traversé son siècle, d’abord en dégageant une impression de lenteur (il semblait prendre son temps dans beaucoup de domaines, surtout les études…), puis, au regard de ce qui vient de se passer, de façon fulgurante. A 38 ans, tout est fini. Il aura peu profité de sa famille qu’il venait de construire, et l’on n'est plus habitué à voir de si jeune veuve.
Serviteur, fidèle, loyal et aimable. C’est ainsi que Colibri peut être décrit, mais ce ne sont-là que quelques traits bien réducteurs. Ceux qui l’ont connus brancardier (car il fut un excellent brancardier, en dépit d’un physique peu sportif d’ailleurs lui-même s’en amusait souvent), auraient sans doute bien d’autres choses à ajouter.
S’il plait à qui vous savez qu’Il existe, Il dit dans son évangile que les serviteurs auront la meilleure place, une fois le grand rideau franchit. Olivier, ce héros très discret, qui n’a jamais fréquenté les places d’honneur ni les premières places tout court, doit alors être à cette heure-ci bien récompensé, et, sûrement, à la meilleure place. C’est tout le bien qu’on lui souhaite. C’est toute la tristesse qu’il nous laisse, bien malgré lui. Car désormais qu’il n’est plus là, nous sommes sans doute nombreux à constater que des gars de sa trempe, en disparaissant bien trop jeunes, laissent un creux d’une profondeur abyssale dont plus aucune personne – pas même un prof – ne pourra plus dire, à la fin de l’heure : « Tiens mais au fait, il n’était pas là, Olivier ? »
Si, si, il était bien là. Et maintenant qu’il n’y est plus, il te manque.
Adieu camarade. Un scout ne meurt jamais.
Loup.
- De bonnes têtes de vainqueurs - (2e à dr.)