Amanda : Vincent Lacoste, émouvant jusqu'à la déchirure
Film de Mikhaël Hers, avec Vincent Lacoste, Isaure Multrier, Stacy Martin.
On se doutait bien que Vincent Lacoste finirait par nous émouvoir au cinéma, du moins s’il interprétait d’autres rôles que ceux d’éternels adolescents ou post-adolescents tels qu’il a pu nous en gratifier – avec succès, reconnaissons-le – depuis 10 ans. Mais on ne savait pas que cela arriverait si vite. À 25 ans, l’acteur des Beaux gosses, d’Hippocrate, d’Aimer, plaire et courir vite, de Première année, joue la corde sensible dans le rôle de David, qui se retrouve à 24 ans et bien malgré lui responsable d’Amanda (Isaure Multrier, époustouflante) sa jeune nièce de 7 ans qui vient de perdre sa mère, Sandrine (Ophélia Kolb) victime d’un attentat dans un parc parisien lors d’un pique-nique sur l’herbe d’une belle soirée de printemps.
Tout commence dans un Paris charmant, tel que la maire de Paris doit en rêver : un printemps abondant, une tempête de ciel bleu, un garçon qui traverse la capitale à vélo, une jeune femme et sa petite fille dans un appartement parisien, des escaliers menant vers un studio avec fenêtre sur cour. David (Vincent Lacoste, donc), la petite vingtaine, fait ce que beaucoup de jeunes de sa génération font : il enchaine les petits boulots et une formation d’élagueur d’arbres qu’on devine bidon. Il est également « agent immobilier » de touristes étrangers pour le compte d’un propriétaire qu’on ne voit pas mais dont on devine qu’il utilise pour louer ses biens une très connue plateforme web de particuliers à particuliers. A force de courir partout, il arrive en retard à la sortie de l’école où il doit récupérer sa nièce Amanda, puis se fait engueuler par sa sœur, prof d’anglais, en rentrant à l’appartement. Bref, un début de film à la facture classique mais dont on sent bien que la belle harmonie ne va pas durer.
Le ciel s’assombrit lorsque Sandrine se rend à un pique-nique dans un parc près de la porte de Vincennes. David doit la rejoindre, mais bien sûr il sera en retard à cause de touristes eux-mêmes en retard. C’est ce qui le sauvera, lui, d’une mort quasi certaine, mais pas sa sœur, victime des balles de tueurs d’un attentat perpétré sur des gens normaux qui s’apprêtaient à passer un agréable moment ensemble, c’est tout. Là, la sidération du visage mi-enfantin mi-adulte de Vincent Lacoste fige le spectateur dans une scène qu’il croit reconnaître, et pour cause : le film sort trois ans après les attentats du 13 novembre 2015. Le réalisateur Mikhaël Hers (Memory lane, Ce sentiment de l’été) a le bon goût d’user d’ellipses : c’est à la sortie de l’hôpital qu’on retrouve David hagard, tétanisé, qui rentre à l’appartement de sa sœur désormais défunte retrouver Amanda, qui dort du sommeil des innocents. Elle ne tardera pas à se réveiller en interrogeant de ses grands yeux bleus : « elle est où, maman ? J'veux voir maman ! ».
La suite, c’est David et Amanda qui vont la construire ensemble, à partir du moment où il accepte de faire les démarches pour qu’il devienne son tuteur légal, Amanda n’ayant pas de père connu dans les parages, un grand père décédé et une grand-mère quelque part à Londres mais qui n’a jamais donné de nouvelles à ses propres enfants. A 24 ans, David doit à la fois faire son deuil et assumer un rôle de père pour lequel il n’est absolument pas préparé, la petite main très demandeuse d’Amanda dans la sienne.
Autant le dire franchement : Vincent Lacoste n’est pas seulement émouvant, il est déchirant, assumant le rôle et les différentes palettes d’émotions que Mikhaël Hers lui donne à jouer, ce qu’il fait avec un talent qu’on devinait mais dont on ignorait quand il servirait à une autre cause que celle de « l’adulescence ». Il amorce un virage qui aurait pu venir plus tard, ou pas du tout, mais on sait gré à Mikhaël Hers de lui avoir proposé le scénario, et la jeune Isaure Multrier pour lui donner la réplique. Lui donner la réplique… et partager leurs émotions qui sourdent soudainement n’importe où, n’importe quand, dans ce Paris sans la fête des lendemains d’attentats tels que les vivent les rescapés. Ce qu’ils sont, lui et Amanda…
F.S.
Un Amour impossible : Virginie Efira, les lames tranchantes du chagrin
En adaptant le (très) dense livre de Christine Angot, Catherine Corsini donne à l’actrice Virginie Efira un superbe rôle, l’histoire d’un amour mère-fille épuré jusqu’au sang, écorché d’humiliation, sur fond de chronique sociale des années 50-60.
« Il était entré dans sa vie ; elle ne le voyait pas en sortir ». Dès le début, la voix off d’Un Amour impossible de Catherine Corsini, plante son couteau avec une audace esthétique folle dans le cœur des spectateurs, avant de leur asséner : « Je suis née le 3 février 1959 à Châteauroux. Sur mon acte de naissance il est écrit : père inconnu ».
Quand Rachel (Virginie Efira), jeune femme juive de condition modeste, fait la rencontre de Philippe (Niels Schneider), jeune traducteur à la base américaine de Châteauroux à la fin des années 50, elle ne sait pas encore qu’il deviendra la source d’un chagrin qui n’aura jamais de fin. D’un autre milieu social que le sien, ne manquant jamais une occasion de le lui faire sentir par des petites humiliations tranchantes, il ne lui promet rien, surtout pas le mariage. « Pour rester libre », lui avoue-t-il dans une scène de fête foraine où la première ombre passe sur le visage de Rachel, commençant sa longue plongée dans une nuit dont elle ne sortira finalement jamais. Apprenant qu’elle est enceinte, le comportement de Philippe ne changera pas. Pire : il quitte Châteauroux et ne réapparaît que de longs mois après, puis disparait de nouveau à la naissance de sa fille qu’il refuse de reconnaître. Elle ne le reverra qu’épisodiquement, toujours de manière très fugace comme lors de ces vacances au bord du lac vosgien de Gerardmer, ou après son déménagement à Reims, pour que sa fille puisse enfin voir son père (Estelle Lescure, jouant Rachel adolescente, bouleversante), qui finit par la reconnaître. Jusqu’à l’ultime confession de l’inceste de ce père qui aura poussé l’humiliation jusqu’à l’abjecte, mais ça n’est que le propos secondaire du film. Il s’agit bien, malgré le titre, d’un amour finalement possible bien que très tumultueux entre une mère et sa fille.
Un Amour impossible est l’histoire d’une libération inachevée, de la révélation d’un crime, d’une force rayonnante donnée par la comédienne Virginie Efira ; mais aussi la fragilité d’un aveuglement, de la beauté froide et toxique, d’un antisémitisme déguisé sous le charme pervers du jeune intellectuel bourgeois fou de Nietzsche de Philippe – Niels Schneider, glaçant – se révélant peu à peu d’une corruption qui laisse deviner, dès la moitié d’Un Amour impossible, l’issue et la tonalité du crime. Le tout empaqueté dans un demi-siècle au cours duquel le spectateur – qui fut aussi peut-être le lecteur de Christine Angot – passe de la Ve République provinciale berrichonne où l’on « coiffe encore Sainte Catherine » si l’on n’est pas mariée à 25 ans, jusque dans les couloirs modernes habillés de formica des HLM des années 70. Le passage du temps, qui doit se lire autant sur les visages qui vieillissent autant que sur les décors qui passent du style fin René Coty début Charles de Gaulle à la modernité post-68, place sur le chemin de la réalisatrice des difficultés titanesques : comment y croire, au-delà du mélodrame gentiment nostalgique et désuet que laisse deviner l’affiche ? Avec acuité et intelligence, Catherine Corsini clôt Un Amour impossible dans la douleur et le chagrin d’une colère et d’un amour qui ne passeront jamais ; et c’est finalement, après 2h15 de film, une petite source de bonheur qui sourd des entrailles de ces deux femmes, mère – fille à jamais liées dans le chagrin de la vie, comme elle pourrait jaillir des tréfonds d’une vie pour la désaltérer, enfin.
F.S.
Un Amour impossible, de Catherine Corsini (2h15). Avec Virginie Efira, Niels Schneider, Estelle Lescure, Jehnny Beth.
Qu'avez-vous fait au front ? - J'ai eu PEUR
Nous avons vraiment pris contact quand j’ai demandé des livres. Entre gens qui aiment la lecture, on établit vite des repères. Les préférences provoquent les idées, qui donnent rapidement la mesure des opinions. Sur ma table, j’eus bientôt Rabelais, Montesquieu, Voltaire, Diderot, Vallès, Stendhal naturellement, du Maeterlinck, du Mirbeau, du France etc., tous auteurs assez suspects pour de jeunes filles de la bourgeoisie, et je refusai, comme fades et conventionnels, les écrivains dont elles étaient nourries.
Une infirmière apprivoisée en amena une autre, et ainsi de suite. Les conversations commencèrent, je fus entouré et pressé de questions. On m’interrogea sur la guerre :
- Qu’avez-vous fait au front ?
- Rien qui ne mérite d’être rapporté si vous désirez des prouesses.
- Vous vous êtes bien battu ?
- Sincèrement, je l’ignore. Qu’appelez-vous se battre ?
- Vous étiez dans les tranchées… Vous avez tué des Allemands ?
- Pas que je sache.
- Enfin, vous en avez vu devant vous ?
- Jamais.
- Comment ! En première ligne ?
- Oui, en première ligne, je n’ai jamais vu d’Allemand vivant armé, en face de moi. Je n’ai vu que des Allemands morts : le travail était fait. Je crois que j’aimais mieux ça… En tout cas, je ne peux vous dire comment je me serais conduit devant un grand Prussien féroce, et comment ça aurait tourné pour l’honneur national… Il y a des gestes qu’on ne prémédite pas, ou qu’on préméditerait inutilement.
- Mais alors, qu’avez-vous fait à la guerre ?
- Ce qu’on m’a commandé, strictement. Je crains qu’il n’y ait là-dedans rien de très glorieux et qu’aucun des efforts qu’on m’a imposés n’ait été préjudiciable à l’ennemi. Je crains d’avoir usurpé la place que j’occupe ici et les soins que vous me donnez.
- Que vous êtes énervant ! Répondez donc. On vous demande ce que vous avez fait !
- Oui ?... Eh bien ! j’ai marché le jour et la nuit, sans savoir où j’allais. J’ai fait l’exercice, passé des revues, creusé des tranchées, transporté des fils de fer, des sacs à terre, veillé au créneau. J’ai eu faim sans avoir à manger, soif sans avoir à boire, sommeil sans pouvoir dormir, froid sans pouvoir me réchauffer, et des poux sans pouvoir toujours me gratter… Voilà !
- C’est tout ?
- Oui, c’est tout… Ou plutôt, non, ce n’est rien. Je vais vous dire la grande occupation de la guerre, le seul qui compte : J’AI EU PEUR.
J’ai dû dire quelque chose d’obscène, d’ignoble. Elles poussent un léger cri, indigné, et s’écartent. Je vois la répulsion sur leurs visages. Aux regards qu’elles échangent, je devine leurs pensées : « Quoi, un lâche ! Est-il possible que ce soit un Français ! » Mlle Bergniol (vingt et un ans, l’enthousiasme d’une enfant de Marie propagandiste, mais des hanches larges qui la prédisposent à la maternité, et fille d’un colonel) me demande avec insolence :
- Vous êtes peureux, Dartemont ?
C’est un mot très désagréable à recevoir en pleine figure, publiquement, de la part d’une jeune fille, en somme désirable. Depuis que le monde existe, des milliers et des milliers d’hommes se sont fait tuer à cause de ce mot prononcé par des femmes. Mais la question n’est pas de plaire à ces demoiselles avec quelques jolis mensonges claironnants, style correspondant de guerre et relation de faits d’armes. Il s’agit de la vérité, pas seulement de la mienne, de la nôtre, de la leur, à ceux qui y sont encore, les pauvres types. Je prends un temps pour m’imprégner de ce mot, de sa honte périmée, et l’accepter. Je lui répond lentement, en la fixant :
- En effet je suis peureux, mademoiselle. Cependant, je suis dans la bonne moyenne.
Gabriel Chevallier (1895-1969), La Peur. Éd. La Dilettante.
En 2009, dans la compagnie du Théâtre de Lune à Lyon, le metteur en scène Fred Guittet avait demandé à la troupe de préparer un texte en "figure libre" et de l'interpréter. J'avais lu quelques mois auparavant ce livre méconnu de Gabriel Chevallier, La Peur, qui m'avait beaucoup impressionné ; j'avais choisi cet extrait. Il est également l'auteur de Clochemerle (en 1934).
Il est encore temps de lire le Carnet de route du sous-lieutenant Robert Porchon
Reprise d'un article paru ici en novembre 2017 au sujet d'un camarade du 106e régiment d'Infanterie, dans la même compagnie (la 7e) que Maurice Genevoix dont le Président Macron a annoncé le 6 novembre le transfert des cendres au Panthéon avec "ceux de 14". Robert Porchon est de ceux-là.
Fraîchement sorti de Saint-Cyr en août 1914, le sous-lieutenant Robert Porchon, originaire de Chevilly (Loiret) rejoint la Meuse avec le 106e Régiment d’infanterie pour effectuer son baptême de feu à la tête d’une section la 7e compagnie où il rencontra un autre Loirétain, Maurice Genevoix, lui aussi chef de section dans la même compagnie. Tous deux se croisèrent auparavant au lycée Pothier d’Orléans. Tué d’un éclat d’obus dans la poitrine le 20 février 1915 au quatrième jour de l’attaque française sur le piton des Éparges un mois après son 21e anniversaire, le sous-lieutenant Porchon avait, comme beaucoup, gratté du papier à ses heures perdues, sous la pluie glacée ou sous le feu brûlant des obus, et envoyé du courrier à sa mère, à Chevilly. En 2008, ces carnets et lettres, ainsi que celles de Maurice Genevoix envoyées à sa famille post-mortem, furent rassemblés dans un livre aux éditions de la Table Ronde qu’il n’est peut-être pas trop tard pour découvrir, en ces jours où l'on commémore le centenaire de l'Armistice du 11 Novembre 1918.
Si vous avez aimé Ceux de 14 de Maurice Genevoix, vous aimerez probablement Carnet de route du sous-lieutenant Robert Porchon, sorti il y a bientôt dix ans à la Table Ronde. D’abord pour ses propres qualités littéraires : ce jeune saint-cyrien d’à peine 21 ans né à Chevilly (Loiret) en janvier 1894, arrivé au front dans la Meuse fin août 1914, tout frais sorti de Coëtquidan, fait dès sa sortie de l’École spéciale militaire ce que font tous les jeunes gens de son âge : il écrit. Et plutôt bien. À sa mère, essentiellement, mais aussi, comme beaucoup de soldats de sa génération arrivés au front, un « carnet de route ».
« Et cette mobilisation, qu’est-ce qu’elle devient. Hier il n’était question que de cela. Tous les officiers disaient que c’était pour aujourd’hui… », écrit-il le 31 juillet au matin, à Saint-Cyr. Le mardi 25 août, c’est le début du Carnet de route : « Départ de Châlons à 7 heures. On apprend à la gare que ce n’est pas pour Troyes mais pour Verdun. À Verdun, on reçoit l’ordre d’aller jusqu’à Charny ». Le carnet s’achève un gros mois plus tard, le 3 octobre : « Encore une fois dans le ravin. Rollin me ramène un détachement. Venue des caporaux en masse. D’ailleurs, on ne moisit pas. Départ pour le bois Loclont. Le Drachen ? Arrivée aux tranchées – sans abattis. Le Lieutenant qui commande la compagnie me donne du papier à cigarettes. Tranchées vaseuses – au sens figuré ». La monotonie et la routine des jours de guerre qui finissent par tous se ressembler s’abat sur lui comme sur ses camarades. Les lettres à sa mère vont alors se succéder, jusqu’au 20 février 1915 où il mourra, dans les combats de la crête des parges, d’un éclat d’obus dans la poitrine, alors qu’il se dirigeait vers l’infirmerie se faire panser le front légèrement touché par un premier éclat d’obus reçu quelques minutes auparavant.
Maurice Genevoix, l’ex copain du lycée Pothier d’Orléans, camarade de compagnie au 106e RI dont il était lui aussi un des chefs de section, écrira à sa mère, le 7 mars 1915. « À présent, vous savez. À présent, je puis céder enfin au besoin que j’avais de vous écrire à vous, et de vous parler de lui. Nous parlerons de lui simplement, pieusement ; vous me le permettez, puisque vous savez que je l’aimais. Nous nous étions retrouvés dès les premiers jours ; et nous nous étions rapprochés d’abord parce que nous étions du même pays, et cela nous faisait des souvenirs communs. Puis ce fut le départ pour le front. Nous fûmes affectés à la même compagnie, et tout de suite s’établit entre nous cette solide fraternité d’armes qui naît des fatigues et des dangers partagés, des responsabilités communes, et aussi d’affinités profondes de nature. À travers les dures épreuves, je mesurai mieux les qualités précieuses de votre fils. Je l’ai vu, petit à petit, sans même qu’il fît d’effort pour cela, et comme par la seule puissance de sa bonté et de sa loyauté, s’attacher le cœur de tous ses hommes ». Le premier des cinq livres de Ceux de 14, nommé Sous Verdun, lui sera dédié.
Le style et la plume du sous-lieutenant Robert Porchon s’approchent d’assez près de celui de Maurice Genevoix, et ça n’est pas la moindre des qualités de ce Carnet de route et des lettres qu’il envoya à sa mère, jusqu’au dernier jour ou presque. Ce témoignage est à lire avec les yeux du souvenir de ces jeunes hommes fauchés en pleine ascension vitale, défendant motte de terre après motte de terre le sol de leur mère patrie, au prix de leur sang. On y découvre (ou redécouvre !) des hommes sensibles, derrière l’épaisse carapace formée par les épreuves du feu, le danger permanent, l’odeur de la mort et de la putréfaction des corps, les hurlements et plaintes des blessés dont certains demandent qu’on les achève, les mutilés ; et la carapace de la boue des tranchées…
Le 17 février 1915 il écrit : « Ma chère maman, je t’écris un petit mot rapidement en attendant la plus longue lettre qui est encore remise, mais qui ne saurait tarder maintenant. J’espère que cette carte t’arrivera à bon port et rapidement. J’ai reçu tout à l’heure tes deux lettres du 10 et du 12. Je ne comprends rien au silence de la poste, car j’ai continué à t’écrire régulièrement. Il n’y a que ces 6 derniers jours que je suis resté sans t’écrire. Enfin, j’espère que ma dernière lettre griffonnée à la hâte te tranquillisera. Par ici toujours autant de boue. Mais heureusement ce soir, il gèle. Le terrain va devenir meilleur. Je t’envoie mille bons baisers ainsi qu’à tous ». De sa main et au bas de la lettre, Marie-Louise Porchon-Delarue écrira : « dernière carte arrivée à Chevilly le dimanche 21. Il n’était plus… ».
F.S.
Le nom du sous-lieutenant Robert Porchon est gravé sur le monument au mort de Chevilly. Une plaque commémorative est au lycée Pothier d’Orléans. Mais aucune rue, place ou même chemin ne porte son nom dans le Loiret.
(article déjà paru le 11 novembre 2017)
Le Grand bain de Gilles Lellouche : l’inattendue natation des synchronisés
Gilles Lellouche, réalisateur de Narco (2004) et Les Infidèles avec Jean Dujardin en 2012, signe avec Le Grand bain une comédie collective doucement mélancolique, excentrique et absurde. En employant un des plus beaux castings masculin actuel, personnages malmenés par la vie auxquels répondent des personnages féminins aux caractères affirmés.
Dépressif chronique, mari mal aimé, abandonné et en colère, loser magnifique, père rock star has-been, mythomane en naufrage et employé de piscine timide… Gilles Lellouche rassemble dans Le Grand bain des quadras-quinquagénaires en chute lire, bardés non plus de certitudes – ça fait longtemps qu’ils n’en ont plus – mais de graisses superflues, dans la tiédeur réconfortante d’une piscine pour d’inattendus autant qu’improbables cours de natation synchronisée. Ils sont la risée des autres nageurs, notamment l’équipe de water-polo à la testostérone surdimensionnée. Coachés par deux femmes à poigne – c’est probablement ce qu’il leur faut pour éviter de couler complètement – ils se mettent en tête de préparer les championnats du monde de leur discipline en Suède. Qu’importe le prétexte, Le Grand bain est surtout là pour nous montrer un aréopage improbable, touchant, sympathiquement mélancolique.
Ils n’ont pas de « petits pulls marines » mais touchent le fond de la piscine quand même : Benoît Poelvoorde, Mathieu Amalric, Guillaume Canet, Philippe Katerine, Jean-Hugues Anglade, Alban Ivanov, Félix Moati, Balasingham Thamilchelvan un Sri-Lankais pas très connu mais qui gagne à l’être), la fine fleur du cinéma français actuel.
Pour secouer les entrainements de ces « champions » adeptes d’un sport de filles, trois personnages féminins à forte poigne : Virginie Efira, ex-alcoolique qui déclame à ces messieurs des vers de Maria Rilke clope au bec assise sur le plongeoir ; Leïla Bekthi ex nageuse désormais paralysée qui joue la Folcoche en passant sa hargne sur ces hommes en chute libre ; et Marina Foïs, en modèle de femme compréhensive et dévouée à son dépressif de mari (Mathieu Amalric).
On sait gré à Gilles Lellouche, réalisateur à la périodicité irrégulière, d’avoir su trouver le ton juste dans un film chorale qui aurait pu être casse-gueule autant que casse-bonbons. Le genre comédie au cinéma français regorge de niaiseries convenues aux gags lourds et maquillés comme des camions volés, manquant cruellement de subtilité et de drôlerie véritable. Dans Le Grand bain, rien de cela : un agréable moment de comédie douce-amère, sensible et écornant au passage les « valeurs » surévaluées et surreprésentées de notre « drôle » d’époque : esprit de compétition systématique, beauté, jeunesse, minceur, réussite sociale…
« Accepte la femme qui est en toi ! » répète Delphine (Virginie Efira) à ces antihéros quinquagénaires brioches en avant et cuisses de grenouilles en slips de bain au bord de la piscine municipale. Et ça marche : Gilles Lellouche et ses boys mouillent le maillot, en ballet des synchronisés. Sans perdre pied, dans le Grand bain…
F.S.