Ma Loute
Le nouveau film de Bruno Dumont est un objet fantaisiste, expérimental et burlesque. Il mêle, sur fond d’enquête policière, des comédiens non professionnels avec des grands noms du cinéma : Fabrice Luchini, Valéria Bruni Tedeschi, Juliette Binoche, Jean-Luc Vincent. Le tout dans les « Hauts de France » aux accents Ch’tis, avec juste ce qu’il faut de cruauté pour que le film exerce une sorte de fascination pour cette ambiance décadente.
Il a quitté son costume étriqué et sa démarche d’Aldo Maccione, mais il conserve ce ton sans ambages, démonstratif qu’on lui connaît, aimé ou détesté : Fabrice Luchini, dans un entretien au « Monde » décrit avec exactitude Ma Loute, de Bruno Dumont. « Les pauvres sont fabuleux mais ils bouffent les gens. Les riches sont décadents et snobs mais ne savent plus rien ».
Sur la côte d’Opale, dans une improbable grande maison au style égyptien nichée sur une colline, les Van Peteghem viennent passer les vacances d’été. Famille bourgeoise décadente, snob, imbécile et consanguine (« ça fait des alliances industrielles » dira Fabrice Luchini alias André Van Peteghem), ils côtoient la famille Brufort, pêcheurs aux tendances cannibales qui les portent dans leurs bras pour leur faire traverser un gué. Parmi eux, Ma Loute, le fils, qui s’éprend de l’androgyne Billie, fils ou fille – c’est selon – d’Aude Van Peteghem, sœur d’André, cantatrice déglinguée et emphatique style Belle époque. Cet attelage totalement foutraque est complété par deux policiers, à mi-chemin entre les Dupond et Dupont ou Laurel et Hardy, qui enquêtent sur de mystérieuses disparitions de corps au bord de la mer, entre les dunes.
Bruno Dumont, cinéaste aimant se promener dans les marges, déjà auteur de La Vie de Jésus (1996, Prix Jean-Vigo en 97), L’Humanité (prix d’interprétation et grand prix du jury à Cannes en 1999), Flandres (grand prix du jury à Cannes en 2006) se frotte avec Ma Loute à un cinéma qu’on pourrait qualifier d’expérimental. Il demande aux comédiens – professionnels ou non – d’endosser non seulement des costumes étriqués (qui grincent à chacun de leurs mouvements) mais aussi de composer leurs rôles de façon à les faire disparaître dans ceux-ci tout en les reconnaissant au premier coup d’œil. Bruno Dumont, c’est un fait, aime réconcilier les contraires. Dès lors, les travers habituels d’un Fabrice Luchini ou d’une Juliette Binoche se fondent dans les personnages, enfin débarrassés qu’ils sont de leur propre image. Ils pulvérisent la norme du bon goût, faisant souffler un vent d’une délicieuse outrance, décadence et de cruauté abjecte en même temps que souffle le vent du « ch’nord » sur les dunes de Boulogne-sur-Mer. Dommage que le jury cannois soit passé – comme pour beaucoup d’autres – à côté du film de Bruno Dumont, réalisateur hors normes à en devenir anarchiste cinématographique (presque). Or à Cannes depuis quelques années, on aime toujours s’encanailler un peu, flirter avec le scandale, mais pas trop non plus…
D’un point de vue factuel les costumes – aussi cintrés soient-ils – et la photo sont délicieux, charme désuet de la province du Nord - Pas-de-Calais 1915. On retiendra aussi, au-delà de la performance du quatuor Luchini-Binoche-Bruni Tedeschi-Vincent, le duo père-fils de la famille Brufort, en vrai Brandon et son père Thierry Lavieville, véritables gueules de cinéma comme on aimerait en voir plus souvent. Hein, Ma Loute ?!
F.S
(en salle depuis le 14 mai)
Jardins du siècle à venir
Portfolio du 25e Festival international des Jardins du Domaine de Chaumont-sur-Loire, jusqu'au 2 novembre. Sur le thème : "Jardins du siècle à venir".
Ça peut paraître paradoxal, mais il y avait presque "trop" de soleil... (les photographes me comprendront).
(c) F.S
Teknival à Salbris : le jour d’après…
13.500 « teufeurs » au plus fort du week-end du 1er mai ont participé au Teknival à Salbris, de manière illégale et donnant des sueurs froides à la préfecture et aux gendarmes mobiles. Lundi après-midi, environ 3.000 d’entre eux étaient encore sur zone, et quittaient progressivement le site, qui doit être libéré au plus tard mardi matin.
Six hectares, perdus au milieu de nulle part, ou presque. Près de Salbris, au croisement des routes départementales 121 et 89, en pleine Sologne, au milieu des grands arbres, les oiseaux se sont tus trois jours durant. « En mai, fais ce qu’il te plaît », dit le dicton : alors 13.500 « teknivaliers » se sont donné rendez-vous dès vendredi 29 avril au soir, provoquant dans un premier temps un envahissement de la commune de 5.500 habitants d’ordinaire plutôt habitués à se coucher tôt. Rapidement elle a été dépassée par l’afflux de véhicules, environ 3.000, en 2h30, soit quasiment autant que dans une seule journée, mais en quelques minutes. Pour la première fois depuis 2009, aucune demande d’autorisation préalable pour l’organisation d’un Teknival n’avait été déposée en préfecture, une illégalité qui a semble-t-il séduit bon nombre d’adeptes de musique techno, dont le niveau sonore dépasse très largement celui d’une boîte de nuit. La pluie battante de samedi n’a pas douché les teufeurs, transformant les 6 hectares (plus une trentaine pour les parkings) de prairies et de friches en Woodstock solognot. Immédiatement, le préfet de Loir-et-Cher a pris les mesures pour qu’aucun débordement n’ait lieu, rétablir la situation à Salbris et aux abords directs, et que la situation sanitaire soit la plus opérationnelle possible. 3 escadrons de gendarmerie mobile, soit 360 gendarmes, sous le commandement du colonel Eric Chuberre, du groupement de gendarmerie de Loir-et-Cher ont été à pied d’œuvre tout le week-end. Pompiers et Croix-Rouge sur le pied de guerre aussi. Lundi après-midi, 73 personnes avaient été prises en charge par les postes médicaux, 13 évacuations vers l’hôpital de Blois dont un jeune Belge de 17 ans en état d’urgence absolue, par hélicoptère. Plusieurs fois dans le week-end, le préfet Yves Le Breton – qui n’a pas pris d’arrêté préfectoral interdisant tout rassemblement festif sur son département, alors que tous ses voisins de la région Centre l’ont fait – a tenu des points presse afin d’informer sur l’évolution de la situation, inédite dans le Loir-et-Cher. Lundi après midi, c’est Alain Brossais son directeur de cabinet qui tenait ce rendez-vous, en présence des colonels de gendarmerie et des pompiers, et du maire de Salbris Olivier Pavy.
Solitude du maire
Ce dernier, même si il a apprécié la réactivité de la préfecture, des forces de l’ordre et de secours, s’est cependant senti bien seul, vendredi vers 21h30, lorsque le lieu de cette « petite fête improvisée » a été connu : Salbris, sa commune. « Ces personnes prônent la liberté mais ils font l’inverse de la liberté. Du coup, la collectivité qui est obligée de gérer, de coordonner. Je suis quand même surpris que depuis 23 ans que les Teknivals existent (1), on ne soit pas parvenu à trouver un terrain d’entente avec les organisateurs de ces free party. Tout sera facturé à l’Etat, à l’heure de la baisse des dotations, il appréciera », a-t-il indiqué en marge de la conférence de presse. Et d’ajouter : « pas un parlementaire du département n’est venu sur place se rendre compte ou m’épauler, pas un coup de fil : rien ». Aucune dégradation n’est cependant à déplorer à Salbris, et les habitants ont fait contre mauvaise fortune bon cœur. Sur le profil Facebook d’Olivier Pavy, une annonce avec photo pour le festival Olé Bandas, le 25 juin prochain. Nul doute qu’il y aura moins de monde, mais il sera, avec les 15 agents municipaux déployés tout le week-end dans sa commune, rompu à l’exercice…
(de g. à d.) E. Chuberre, O. Pavy (maire de Salbris), Col Aigueparse (SDIS) et A. Brossais (cabinet du préfet)
Ecstasy, LSD, cannabis, diverses poudres, petite bière et gros whisky
Vers 14h lundi 2 mai, alors que le soleil séchait à plein rayon depuis la veille le champ de boue parsemé de toiles de tentes, de camionnettes, de containers remplis de poubelles, la musique s’est soudain arrêtée. Beaucoup de teufeurs étaient repartis depuis la veille au soir et dans la nuit, mais près de 3.000 étaient encore sur place, l’air hagard, les yeux fatigués, dans le vague. Certains dorment à même le sol. D’autres errent une bouteille de bière à la main. D’autres encore mettent la sono des voitures à fond comme pour faire durer le plaisir. « Il convient d’accompagner l’évènement jusqu’à la fin », explique le colonel Chuberre. « L’enjeu est de laisser repartir les gens en état de conduire, et sécuriser les déambulations le long de la route ». Fouille des zones boisées à la recherche d’éventuelles personnes en détresse, contrôle d’alcoolémie et de stupéfiants : les gendarmes, qui n’ont pas beaucoup plus dormi que les teufeurs, effectuaient des contrôles parmi les véhicules quittant la zone. 35 détentions de stupéfiants, 100 conduites sous l’emprise de stupéfiants, et 5 d’alcoolémie ont été recensées. « Ecstasy, cannabis, LSD, diverses poudres… Il y a de tout… » souffle le colonel de gendarmerie, qui se souviendra longtemps de son week-end du 1er mai, en plein état d’urgence, alors que ses hommes sont déjà mis à rude épreuve. Des renforts en équipes cynophiles ont également été déployés sur place.
Occupation illégale d’un terrain privé
Vient déjà le temps des questions sur l’effet surprise de l’évènement, « qui a dépassé nos capacités d’action », a indiqué Alain Brossais, « mais le niveau d’engagement de tous a été à la hauteur. La motivation c’était de mettre en place un festival en toute illégalité, une action réfléchie en amont, basée sur la rapidité et l’effet surprise. Nous avons dû nous adapter à une situation de fait ». Deux plaintes ont été déposées, le propriétaire du site et celui de champs limitrophes. Ces plaintes viennent d’être transférées au parquet du département, qui annonce des poursuites judiciaires, pour « organisation d’une manifestation festive sans déclaration préalable, infraction susceptible d’entraîner la saisie des systèmes de son ». Une occupation illégale et un rassemblement qui laisse songeur alors que l’état d’urgence, mis en place lors des attentats du 13 novembre dernier, a été prolongé de trois mois depuis le 26 février. « C’est un public très hétérogène » explique encore le colonel Eric Chuberre, « nous n’avons pas affaire à des adversaires. On a vu des mères de famille venir récupérer leurs grands enfants. Nous devons nous assurer que ces gamins-là rentrent chez eux, et pour l’instant, même si la musique s’est arrêtée, l’évènement n’est pas terminé ». Comme dit un animateur télé très connu : on n’est pas couché.
- Importées d’Angleterre en 1993, les « rave parties » (rave = délirer) réunissent des « teufeurs » (fête en verlan). Depuis 2001 les autorités imposent des mesures répressives pour encadrer les fêtes, et saisissent fréquemment les sound systems.
Déambulation au milieu des « ravers » fatigués
Un champ piétiné par 27.000 pieds, bordé d’arbres et de buissons. De la boue séchée, par endroit non. Quelques touffes d’herbe résistant tant bien que mal au milieu des véhicules, tentes quechua, camions utilitaires bricolés en camping-car. Des jeunes, l’air fatigué, vraiment fatigué, très très fatigué. D’autres légèrement survoltés. Certains, le sac au dos brinqueballant se dirigeant vers la route, pouce levé pour rejoindre Salbris, et s’en aller ailleurs. On est alpagué par un groupe dans une camionnette blanche, portes grandes ouvertes, prenant le soleil. Il faut dire qu’avec un jean propre sans aucune trace de boue, un calepin et un appareil photo, on ne passe pas inaperçu. « Eh ! vous ne voulez pas nous prendre en photo ? » lance cette jeune femme volubile, en débardeur décolleté et feutres de couleurs en main. Séance de graff directement sur la peau, comme pour faire un souvenir… On s’exécute, et on fait la photo. « Vous êtes journaliste ? » On hésite un peu : comment cela est-il perçu dans le milieu ? On essaie de comprendre : « Mais comment saviez-vous que c’était ici, et ce week-end ? » Les rictus apparaissent au coin des visages. C’est LA bonne question à poser, qui ne trouvera de réponse chez aucun teufeur rencontré ce lundi de mai. Charly, Estelle, Lana, Sifrid, Baba et Georges Mickael viennent de Loire-Atlantique, et de Poitiers. Ils ne se connaissaient pas sauf les deux copines, qui enchaînent les teufs technos tous les week-ends. Pour elles, le Teknival, c’est le rêve absolu.
Un peu plus loin, il marche les mains dans les poches, torse nu, dreadlocks et foulard sur la tête, pieds nus dans la boue. C’est Fred, il vient de Strasbourg, et il regrette que ça soit déjà fini. « Ici, c’est la liberté, les gens se parlent, on partage tous la même passion pour ce mode de vie. Pas d’esclavagisme par d’autres esclaves c’est le pied total ». La suite de la conversation est parfois difficile à suivre, tout y passe : le capitalisme, les esclaves modernes, les théories complotistes…
En repartant, deux teufeurs aux pantalons maculés de boue séchée à cause des « nuits de boue », sont venus de Vitry en stop et comptent bien rentrer de la même façon. « Ça ne va pas être facile en effet, mais on devrait y arriver ». On échange sur les substances qui circulent pendant le Teknival, et les fêtes technos de façon générale. « On nous emmerde avec quoi ? Quelques pétards ? On nous contrôle et on nous dit vous n’avez pas le droit ? Et tous ces gens qui prennent chaque jour des anti-dépresseurs, psychotropes et autre Tranxene ? Ils sont complètement azimutés et on les laisse faire ? Tiens, toi le journaliste, là il y a un vrai sujet à faire ! »
C’est une manière de voir les choses en effet…
F.S