Le monde ne suffit pas
Mettre la polaire, le manteau, l’écharpe, la cagoule. Attacher les lacets. Franchir la porte, fermer à clé. Descendre les escaliers, un étage dans les bras, les deux autres à pied en comptant les marches. Faire une grimace face au grand miroir de l’entrée. Sortir dehors. Guetter le « camion poubelles. » Cueillir un tout petit brin de lavande, le sentir (« ça sent bon hein ? »). Ramasser trois cailloux dans l’allée de l’entrée, « deux pour les poches, un pour toi. » Passer à côté de l’échafaudage du chantier. Regarder le clocher de l’église, entendre une cloche, parfois. Passer devant la boulangerie où « y a pas Mélanie, » parce qu’on n’y va pas, dans celle-là. Dire bonjour à la petite souris grise en peluche dans la vitrine de la coiffeuse qui fume. Passer devant le fish spa, où des « petits poissons mangent les pieds" des clients. Tourner à gauche, dans la rue sous le château où on entend la tourterelle. Imiter le chant de la tourterelle. Dialoguer avec la tourterelle. Marcher sur les bandes blanches de la piste à vélo. S’arrêter sur le dessin du vélo, chacun sur sa roue. Arriver près du carrefour et « appuyer sur le bouton. » Attendre que le petit bonhomme rouge devienne vert. Traverser sans s’arrêter avant qu’il ne redevienne rouge. Entrer dans le petit parc, courir après les pigeons, regarder pleurer le saule pleureur. Passer à côté du toboggan, sentir ton cœur se serrer. Prendre ta main en longeant la rue où les voitures sont nombreuses et roulent vite. Pointer son doigt vers la façade un peu désuète de l’hôtel de F. et de G. Regarder passer un bus noir et jaune, puis un autre bleu et blanc. Passer devant La Poste, traverser, appuyer sur le bouton. S’engager quand le bonhomme est vert. Râler contre les autos qui passent au rouge. Appuyer une dernière fois sur le bouton. Traverser, embouquer les escaliers. Compter les marches. Passer le badge pour que la porte s’ouvre. Faire coucou aux enfants déjà arrivé par la fenêtre en face de l’entrée. Poser les cailloux sur la pelouse, en promettant de les reprendre le soir. Entrer. Monter trois marches, "tout seul.". Oter les chaussures, le manteau, la polaire, la cagoule, l’écharpe. Mettre les chaussons, sortir doudou. Moucher le nez. Réajuster les chouchous des couettes. Serrer doudou contre toi. Etre dans les bras de papa. Faire bip-bip avec la carte à code barre. Dire bonjour. Consulter le menu. Se serrer très fort dans les bras. Dire comment s’est passé la soirée, la nuit, le matin. Se résoudre à descendre. Etre triste. Etre seule. Et puis partir, sans trop se retourner. Tu es arrivée à la crèche, je pars travailler. Le rituel est immuable mais c’est chaque fois différent.
Le monde – ton monde – ne suffit pas. Il faut encore que je sente, plus tard dans la journée, le caillou dans ma poche. Je sais à cet instant-là que tu m’espères.
- Maintenant, ou jamais -
On n'est pas là pour se faire engueuler
On trouve beaucoup d’articles ces jours ci sur la sortie récente de Nathalie Kosciusko-Morizet, accusant la journaliste du Monde qui la suit de faire campagne pour Anne Hidalgo. Beaucoup d'articles aussi sur les insultes proférées par Nicolas Dupont-Aignan à l’égard de Frédéric Haziza. La presse en ligne en profite pour faire des medleys, en vidéo, où on voit à peu près tout ce que ce pays compte de politiques, daubant, à un moment ou un autre, sur la caste infâme des journalistes... Qui de leur côté s'en émeuvent.
Comme si on n'avait jamais appris à distinguer le vrai du faux, le bluff de l'info. Comme si se mettait à accorder du crédit à tout ce que disent les politiques. Par exemple, je peux affirmer, après recoupements, vérifications, et croisements de plusieurs sources, que Béatrice Gurrey, du Monde, qui suit NKM, n'est pas la 21e tête de liste du PS à Paris. Et que Frédéric Haziza n’est pas “une merde intégrale” (c’était ça l’insulte)...
Ce que tout ça révèle, c’est finalement, uniquement un coin de la personnalité de Nicolas Dupont-Aignan. Et la fébrilité actuelle de Nathalie Kosciusko-Morizet, pas plus ! Faut-il s’en émouvoir outre mesure ? Faut-il y voir des attaques contre la liberté de la presse ? A quoi s'attend-on quand on fait ce métier ? A recevoir les félicitations des politiques ? Non.
Quand Marine Le Pen passe son temps à essayer de faire croire que tous les journalistes sont coulés dans le moule du même système. Quand Jean-Luc Mélenchon, sur son blog encore avant-hier, appelle ses fidèles à créer une “ambiance qui soit partout contraire et méprisante” pour la “caste", c’est franchement plus pathétique qu’inquiétant. En plus d’être terriblement banal.
Nul besoin de rappeler ici ce qu’était la liberté de la presse en France il y a encore quelques décennies. Il faut plutôt affirmer que si les journalistes doivent être contrôlés, c’est par tout le monde sauf par les politiques. Jamais, nulle part, et en aucune circonstance.
Je me permets donc pour ma part de prendre ces petites attaques pour des guignolades, sans aucune importance, et de demander en retour aux responsables politiques (c’est le moment, on est en campagne, et puis c'est mon métier), de leur demander ce qu’ils comptent faire sur les vrais sujets concernant la presse. Il y a eu la baisse de la TVA sur les pure players, c’est bien, mais ça ne suffit pas.
Que faire pour protéger le pluralisme ? La diversité ? Quelle aide pour le papier ? Qu’est-ce qu’on peut faire pour Libération ? Pour préserver l’indépendance des journalistes ? Comment renforcer la protection et le secret des sources ?
Il y a mille autres questions, mais j’arrête là, je vais me faire engueuler.
Benoît Bouscarel, France Culture, 7h16, le billet politique (link)
Blogitum ergo sum
Un jour, Jésus dit à Ponce Pilate : « Tu vois, mon vieux Ponce, ce blog fête ses 8 ans, l’âge de raison comme dit ma mère. Il a été créé à une époque où le ‘cloud’ n’existait que dans le vrai ciel et non dans une quelconque stratosphère informatique. A une époque où c’était encore un phénomène de mode, les réseaux sociaux n’ayant pas encore envahit chaque secteur de Bethléem et nos téléphones, qui servaient encore essentiellement à téléphoner d’ailleurs. Sa vertu première était de publier des textes et des photos personnels à usage d’amis et quelques membres de ma famille, et quelques visiteurs arrivant ici au hasard de recherches sur les moteurs du même nom. » Ponce Pilate répondit : « En effet, et curieusement la liberté d’expression de son auteur était pourtant peu surveillée par les pharisiens et les lévites, historiquement rompus à l’auto-censure et aux excommunications. » Jésus lui dit : « Oui, tu as raison. Mais je te rappelle que pendant longtemps, j'étais à peu près inconnu, et mon blog ne posait de problèmes à personne. » « Les temps ont visiblement changé, » dit Pilate. « Comme dit mon père à l’atelier de charpente : si on continue comme ça, on va droit au mur, » lui souffla Jésus.
Lui prenant le bras, tout en marchant à l’ombre des sycomores, en contrebas de la promenade des Anglais à Jérusalem, Ponce Pilate ajouta : « Cela dit, un blog est comme les vitrines, qui, les femmes te le diront, sont faites pour être léchées lors de leurs pérégrinations sabbatiques. Une vitrine, disent-elles encore, donne envie d’entrer ou non dans le magasin, mais elle n’est en aucun cas une obligation d’achat. Si je pouvais comparer ton blog à un magasin, je dirais qu’il ressemble à une agence de voyage, essentiellement montagnarde puisque c’est un endroit que tu affectionnes particulièrement, du moins chaque fois que les servitudes du travail et l’éloignement géographique forcé te permettent des escapades dans cette contrée bienfaisante, avec tes disciples, ou le plus souvent seul. » Jésus était pensif… Il rêvait à son prochain bivouac sur les hauteurs, loin des emmerdements du monde.
Reprenant son Esprit, il dit à Pilate : « On y trouve aussi d’autres voyages, ceux d’un imaginaire fécond, des paraboles et des fictions en tous genres. Tu peux y lire parfois du cinéma – de moins en moins hélas à mesure que ma fréquentation autrefois très assidue des salles obscures diminue – ce qu’on appelle dans le jargon des midrash, des critiques en sorte, qui ne sont en fait qu’une envie de partager ma Passion pour les films, leurs réalisateurs, les acteurs, et – comme un Président de la République – les actrices. »
S’assombrissant, et arrivant près du lieu dit ‘Golgotha’, Pilate lui dit : « Mais tu n’es pas sans savoir qu’un blog peut devenir un paratonnerre, nous l’avons vu récemment. Il attire à lui la foudre quand celle-ci a été trop longtemps contenue dans le ciel couvert de gros nuages lourds. Cette foudre ne tombe d’ailleurs pas toujours directement au sol, ce serait trop simple, tu le sais bien. Elle passe souvent par l’intermédiaire de grands sycomores entourés de lierre grimpant qui, comme chacun sait, sont conducteurs d’électricité, à leurs dépens d’ailleurs. » Haussant les épaules, dans un geste de dépit, Jésus lui dit : « Ainsi est-il. Des pamphlétaires en exil, l’histoire en regorge mon vieux Ponce, et ils ne peuvent que s’enorgueillir d’avoir acquis – même involontairement parfois - les galons des bannis. »
Puis, levant les yeux vers le ciel, ouvrant les bras, Jésus lui dit : « En vérité, en vérité je te le dis : les visiteurs du soir de ce blog en seront pour leurs frais : plus rien à se mettre sous la dent autre que de rares chroniques cinéma, quelques fictions, ou des photos de vacances, principalement à la montagne donc et tant pis s’ils préfèrent la mer… J’y suis déjà allé, et les vagues m’empêchent de dormir, enfin, surtout mes disciples car à chaque fois ils paniquent et ce sont de piètres marins. Mais laissons ce détail. Au moins, ils pourront continuer de s’y nourrir des vertus touristiques du grand air après s’être éventuellement enfermé dans une salle aussi obscure qu'une âme en peine, et préparer leur futur sabbat, peut-être même durant leurs heures de magasin, qui sait ? »
Ponce Pilate sourit à l’évocation de ce que lui disait son vieil ami Jésus. Il lui dit : « Quand même, passer le deuxième jour de l’année en compagnie des vautours était un bien mauvais présage. Ces oiseaux, friands de cadavres, passent pourtant l’essentiel de leur vie à essayer de s’élever au dessus du bétail en attendant que l’un d’entre eux ne tombe. Les vaches, brebis ou chevaux qui se croient debout ne perdent jamais une occasion de le faire à un moment donné de leur vie, l’âge ou la mauvaise fortune aidant. »
Jésus murmura : « C’est toi qui le dit. » Puis ils allèrent se jeter une petite bière derrière la tunique.
"Once more into the breach my friends, once more !"
Casser l’image
par Guillaume Fraissard, supplément radio-télévision du Monde, 9-10 février 2014.
Scène surréaliste à la permanence de campagne de Patrick Balkany, candidat aux élections municipales à Levallois-Perret (Hauts-de-Seine). A une équipe de la chaîne tout info BFM-TV, venue tourner sur les lieux dimanche 26 janvier, le maire UMP et député, en lice pour un cinquième mandat, s’est violemment emporté après des questions insistantes des journalistes sur ses ennuis judiciaires. «Cassez-vous! Et je garde la caméra, parce que vous faites chier !» Avant d’entreprendre de vouloir «retirer la bande» de cette même caméra… qui continuait bien sûr à tourner. Au-delà de leur signification politique, ces images qui ont fait le tour de la Toile et alimenté nombre de commentaires soulignent combien les rapports de certains responsables politiques avec la télévision semblent rester figés dans des temps révolus. Un temps où la «BFMisation» de la vie publique n’avait pas accéléré la cadence des réactions et des polémiques, un temps où les caméras restaient sagement sur les trottoirs et ne s’immisçaient pas dans le moindre espace, un temps où l’on pensait pouvoir contrôler son image en «retirant la bande», un temps enfin où les réseaux sociaux ne propageaient pas à la vitesse de la lumière les moindres dérapages. Cette époque-là n’existe plus, et vouloir casser l’image, comme souhaitait le faire M. Balkany, relève désormais de l’anachronisme. On peut déplorer cette dictature de l’instantané et du direct, cette boulimie d’actualité qui ne produit parfois que du vide. Mais les règles ont radicalement changé, et si les personnalités politiques savent parfaitement se servir de cette nouvelle donne pour faire passer leur communication et leurs messages, certains oublient que l’information en continu n’est pas une tribune de meeting. Qu’elle peut au contraire exposer au grand jour, avec une puissance démultipliée, leurs traits de caractère les moins avouables et leur conception dépassée des relations avec l’information.
(Ah tiens donc... Comme c'est curieux...)
En Seine-Maritime, on prononce "Bo"... Essayez, pour voir...
Des rebelles très conventionnels…
Les 17e RDV de l’Histoire qui se dérouleront à Blois en octobre 2014 auront pour thème « les rebelles. » Une aubaine en cette année de commémoration du centenaire de 1914 et 70e anniversaire de 1944.
Après la guerre, les rebelles. En annonçant le thème des prochains Rendez-vous de l'Histoire, Jean-Noël Jeanneney, président de la « plus grande manifestation d'intellectuels en France » (sic) a créé une surprise chez les spectateurs qui ne l'est pas vraiment, au fond.
Il vaudrait mieux s'y préparer : en 2014, nous allons manger du poilu de la Première guerre mondiale, et du résistant de la Seconde. Qu'on le veuille ou non, 2014 sera une année de commémoration. Une Mission du centenaire a même été créée pour ça, qui a fortement marqué de sa présence l'édition 2013 des Rendez-vous de l'Histoire : stand majestueux au salon du livre, conférences et communications diverses assurées par des historiens et chercheurs de renom, dont Antoine Prost, professeur émérite à l'Université de Paris I, Panthéon – Sorbonne.
Un (e) rebelle au Panthéon ?
Et alors, direz-vous ? Quoi de plus normal d'honorer ces poilus présentés aujourd'hui plus comme des victimes de l'idiotie d'une guerre manipulée par des officiers généraux que d'aucuns qualifient de « criminels de guerre, » que comme des combattants ? Ou encore, d'honorer la mémoire de ces résistants de 1944, dont ils semblent aujourd'hui avoir été si nombreux qu'on se demande comment la France n'a pas été libérée du joug nazi plus tôt ? La collision des deux commémorations fait d'ailleurs débat parmi les historiens, mais aussi les politiques, et particulièrement des régions concernées, la Picardie, l'Alsace, la Lorraine et les Vosges, qui comptent sur ce tourisme mémoriel pour palier une activité économique décroissante. Si le Général de Gaulle voyait dans la période 1914 – 1944 une sorte de « guerre de trente ans, » décidant en 1964 de commémorer les deux guerres en même temps, les anciens combattants signalent que c'est une tradition qui « dépasse de Gaulle. » En 1954 et 1984 en effet, les deux évènements ont déjà été commémorés ensemble.
Plus fort encore : l'enjeu est, on l'aura compris, politique. Car il y a un courant d'air du côté du Panthéon – dont on ignore encore qui pourrait y entrer à cette occasion mais le sujet fait déjà l'objet d'âpres débats - et un dossier sensible, jamais refermé, qui nécessitera beaucoup de doigté : la mémoire des 620 soldats condamnés à mort et fusillés « pour l'exemple, » pendant la Grande Guerre. Qui entrera au Panthéon ? Un Poilu de 14 ? Un résistant de 44 ? Un homme ? Une femme ? Un rebelle ? Là est la clivante question.
Poilus, résistants, rebelles et quoi encore ?
Pierre Nora et Jean-Noël Jeanneney, dans un entretien au journal Le Monde du 11 octobre dernier semblent se défendre de privilégier les uns ou les autres dans cet aspect commémoratif* « Je déplorerais une commémoration qui se concentrerait uniquement sur les fusillés et les mutins ; ce serait une injustice » (J. N Jeanneney). Pierre Nora paraît appeler à la synthèse qui dépasserait le simple aspect mémoriel de la commémoration, en insistant sur le problème de la dette que les générations passées ont contracté envers leurs pères, ces héros. « À titre personnel, dit-il, je pense que si on mettait au Panthéon tout à la fois Michelet et Marc Bloch, on exprimerait un message sur la Révolution française, sur la République et sur la Résistance. Et on saluerait le rôle civique de l'histoire. »
À l'énoncé du thème retenu pour les Rendez-vous de l'Histoire 2014, on peut s’interroger. Premièrement parce qu'il s'agit bien d'une suite à la guerre, thème de 2013 : les grandes manœuvres continuent, sur le terrain politique cette-fois, dans une année commémorative et électorale qui sera très difficile. Deuxièmement parce qu'on ne peut qu'apprécier le tour de passe-passe des deux figures d'historiens que sont Pierre Nora et J-N Jeanneney : soit tout est ficelé d'avance et ils jouent parfaitement bien la comédie. Soit le thème des rebelles est imposé d'en haut, et alors ils jouent parfaitement bien les « cocus magnifiques. »
L'ingérence du politique dans les affaires de l'historien, le phénomène n'est - hélas ! - pas nouveau. Les vrais rebelles, eux, on sait en revanche comment ils terminent.
*comprendre : les mutins et fusillés d’un côté, et les résistants de l’autre, leur point commun étant cette accession au statue de héros, même posthume.
F.S
(recyclage d'un article publié le 25 octobre dernier. L'expo Tardi au 41e FIBD d'Angoulême permet de savoir ce qu'il en pense, lui, de ce centenaire commémoratif.)
Tu as parlé, et je me suis tu
Un jour, sans que je m’en aperçoive, tu as parlé. Ah ! bien sûr, ça n’est pas arrivé du jour au lendemain, comme si on appuyait sur le bouton du son pour le faire jaillir. Assez vite après ta naissance, tu as marmonné quelques sons informes, des trucs indéfinissables aux sonorités en « a » et « euh ». Ces premiers borborygmes ont fait la joie béate des néo parents que nous étions. Ces « mots » étaient comme jetés en l’air et j’avais l’impression qu’ils ne retomberaient jamais. Tu n’étais donc pas sourde, puisque des sons sortaient de ta bouche. Enfin, la communication pouvait s’établir, et ça changeait des cris stridents qui nous avaient pratiquement rendus sourds, justement.
Puis vinrent les premiers mots construits, dont la thématique tournait essentiellement autour de l’alimentation : pain, beurre, confiture, ratatouille (c’était l’été), patate, etc. Ou bien ce qui faisait ton quotidien : le lit, les couches, le doudou, les livres, les jouets, le bain. Ensuite, tu as aboyé. Chaque fois que nous croisions un chien dans la rue, tu t’exclamais : « ouah ! ouah ! » si bien que les passants se retournaient, un peu interloqués, et je leur disais pour plaisanter : « oui, elle ne parle pas, elle aboie ! » Et puis vint l’inépuisable liste des termes corporels, dont la fameuse chanson Alouette, gentille alouette nous permettait une facile revue de détails. Ce fut parfois comme si la nuit permettait une mise à jour de ce que nous appelons aujourd’hui le disque dur interne : hier, tu ne disais pas ce que tu parviens à exprimer aujourd’hui. L’émerveillement de tes progrès est sans limite.
Et puis, un jour, une première phrase, ou plutôt une sorte de première phrase. Tu t’es mise à ajouter, dès que quelqu’un quittait la pièce : « papa est parti, » ou « maman est partie. » Comme des adultes maladroits, nous te disions « mais non, il (elle) est juste dans la pièce d’à côté. » Mais tu insistais en répétant la phrase, de sorte que je te croyais malheureuse de voir disparaître les gens de ton champ de vision. Ce qui était vrai dans les premiers temps d’ailleurs, jusqu’à ce que tu intègres que quelqu’un disparaissant de la pièce n’était pas parti à tout jamais. C’était juste ta première phrase, que tu répétais ad libitum, ravie de savoir la dire.
Une première phrase en creux donc, pour exprimer, déjà, l’absence. La vie est cruelle : quand elle vous donne les moyens de la décrire, c’est pour dire que quelqu’un vous manque ou qu’il disparaît de votre propre champ de vision. La parole est enfin libérée, pour peindre le vide et le silence. Pour éviter l’oubli. Pour se souvenir des belles choses. Pour faire revivre un visage. Pour dire qu’on aime.
Tu as parlé. Alors j’ai commencé à me taire pour t’écouter.