Chirac : « Ah tiens ! Il y a même des jeunes »
Le souvenir remonte au printemps 1995, à Poitiers. C’était pendant la campagne pour l’élection présidentielle, Jacques Chirac commençait tout juste à remonter la pente face à Edouard Balladur (qu’il appelait Ballamou) qui avait dans un premier temps cartonné dans les sondages, au point que beaucoup le voyaient déjà à l’Élysée. J’étais étudiant en licence d’histoire à la fac de Poitiers, je rêvais de Sciences-Po, avec quelques copains nous « faisions de la politique », en trainant dans les meetings ou en collant des autocollants pour un syndicat étudiant bien à droite… J’avais poussé le vice jusqu’à m’inscrire aux « RPR-Jeunes », comme on disait à l’époque. Dans les amphis de la très gauchisante fac d’histoire, autant dire que je détonnais sévère, en veste Barbour sur chemises vichy, avec ma carte du RPR dans la poche et arborant parfois une croix de Lorraine au revers du col… Un étudiant en droit qui se serait égaré dans les sciences-humaines. J’assume, comme dirait l’autre.
Chirac était annoncé en meeting à côté de Poitiers, à St-Benoît il me semble, mais peu importe. C’était à quelques encablures du centre-ville de Poitiers, ça c’est certain, et nous étions quelques-uns à chercher une bagnole pour nous y rendre. Au culot, j’ai poussé la porte du siège du RPR local, demandant si, par hasard, il n’y aurait pas quelqu’un qui… Et on m’a dit : « oui, il y a quelqu’un qui ». Il restait une place libre dans une voiture où serait aussi Yves Guéna, ancien résistant, ancien ministre sous de Gaulle puis Pompidou et à l’époque encore maire de Périgueux. Que faisait-il à Poitiers à ce moment-là, je ne me souviens plus, mais enfin je pouvais aller à ce meeting dans une bagnole du cortège officiel, je n’allais pas dire non.
Le jour J à l’heure dite, je me pointe au lieu de rendez-vous, et nous voilà partis à l’aéroport de Poitiers Biard, où l’on fait le pied de grue en attendant « Chirac ». Il y a là beaucoup d’hommes en costards et des cheveux gris, peu de femmes, ça clope de partout et ça rigole, il règne une ambiance un peu bizarre d’excitation d’avant match, tout le monde semble se connaître comme à une réunion de famille. Là encore, je détonnais un peu dans le paysage, mais personne ne prête véritablement attention à l’intrus. Je suis le seul « jeune », les autres sont sur le lieu du meeting pour chauffer la salle. Il y a quand même un type de cinq ou six ans de plus que moi pour faire la jonction entre les quinquas et sexas, et moi, à peine 22 ans.
Enfin arrive l’avion, je ne me souviens plus quel modèle d’ailleurs mais probablement genre Falcon ou Jet. Chirac arrive, à grandes enjambées évidemment, serrant des mains par-ci, claquant des bises par-là, de bourrades dans le dos, à grands coups de « Bonjour ! Tiens, comment ça va ? ». Je suis un peu en arrière de la mêlée, j’essaie de m’approcher le plus possible, ça s’agite beaucoup autour de lui. Je suis surtout un peu penaud de me trouver là, je ne sais pas trop comment faire ni où me placer, j’ai le sentiment mélangé de ne pas être à ma place et pourtant très excité à l’idée d’assister à un moment unique. Naturellement, à l’époque, pas d’appareil photo ni de smartphone pour immortaliser l’évènement. On profite des choses avec ses yeux et son cerveau, point. Alors qu’il s’apprête à passer aux toilettes suivi par une collaboratrice de cabinet qui tient une chemise propre pliée sous le bras, il m’avise de son œil d’aigle et fend une partie de l’aréopage qui l’entoure pour venir vers moi, juste avant d’entrer. Il me tend la main, plante ses yeux dans les miens et dit, à la cantonade pour que tout le monde entende : « Ah ! Tiens ! Il y a même des jeunes ! Ça va ? » me dit-il. Je bredouille confusément : « Euh… Oui, oui… ça va très bien puisque je vous vois » ou un truc complètement raté dans ce genre-là. Il me claque l’épaule comme à un vieux copain puis tourne les talons et s’engouffre dans les toilettes dont il ressort à peine cinq minutes plus tard, une nouvelle chemise sur le dos, la veste à la main ; et tout le monde s’agite de nouveau pour monter dans les bagnoles du cortège officiel, vite, vite. Celui-ci va filer à toutes blindes escorté par les motards en direction du lieu du meeting, où deux copains m’attendent (comment sont-ils venus, eux ? Mystère). Des copains un peu félon sur les bords d’ailleurs puisque quelques semaines auparavant, ils soutenaient encore Balladur. Mais passons, nous n’en étions plus aux règlements de comptes.
Arrivés sur place, les portières claques dans tous les sens, j’ai à peine le temps de saluer et remercier mon chauffeur et les autres passagers du véhicule (dont Guéna qui me remarque à peine), puis dans une cohue indescriptible nous rentrons par la porte de derrière sur le lieu du meeting. J’atteins la salle à l’ambiance surchauffée qui scande : « Chi-rac Président ! Chi-rac Président ! Chi-rac Président ! ». Ça n’est pas mon premier meeting, non, mais c’est un des meilleurs, je ne touche plus le sol, nous sommes électrisés par cette ambiance de grand’messe en beaucoup plus fun. Mes deux copains sont surexcités et tentent de l’approcher à la fin quand il serre des mains à tour de bras, en se planquant derrière des plantes vertes et font glisser les pots sur le sol pour essayer de s’approcher « discrètement ». On se retrouve dehors sans comprendre comment, avec les pots de plantes d’ailleurs…
Je n’entrerai ensuite jamais Sciences-Po, j’abandonnerai toutes velléités d’action politique, ne reprendrai timidement une carte qu’en mai 2007 après l’élection de Sarko (chez le Béarnais résistant…), mais j’ai toujours gardé en mémoire le souvenir de cette folle soirée, où, un peu comme un gamin, j’étais content d’avoir serré la main de « Chirac », qui m’avait parlé.
F.S. 26/09/2019
Il nous disait toujours d’où venait le vent...
Ma chère fille,
Aujourd’hui sous les voûtes d’une cathédrale romane dont je connais par cœur chaque cm², nous avons célébré – hasard du calendrier le jour de ton anniversaire - les obsèques du père d'un ami de trente-cinq ans, un chirurgien mort d'un cancer à septante et un ans. Il avait quatre enfants, dont ce vieux copain, et quatre petits enfants. Pléthore d’amis et de connaissances. C'était émouvant, naturellement. Au début de la messe, sa fille aînée - professeur de lettres - a lu un très bel éloge écrit de sa main. Évoquant notamment les souvenirs dans la maison familiale de vacances sur l'île d'Oléron, « son île » où il se ressourçait ; son affection pour l'océan, les embruns, les baignades, les grandes marées du mois d'octobre, les huitres… Elle a dit évoquant les points cardinaux : "Il nous disait toujours d'où venait le vent". Dès la troisième minute de la messe, cette petite phrase a fait l’effet d’un KO debout. On pouvait rentrer aux vestiaires, l’essentiel était dit.
"Il nous disait toujours d'où venait le vent". Et nous étions en apnée. Me sont venues en mémoire toutes ces choses de la vie en apparence futiles mais si importantes pour peu qu’on se laisse transporter par elles, dans une sorte de transmission intemporelle que le souvenir n’efface jamais. Des choses et des moments que nous essayons de partager ensuite avec nos propres enfants : le sens du vent ; l’odeur de la pluie ; les marrons brillants quand revient l'automne et qu’on fourre dans nos poches ; les traits biscornus rouges et jaunes, les taches blanches et vertes des forêts et des champs d’une carte routière ; l'odeur âcre d’un feu de bois accrochée à un vieux pull ; où et comment poussent les champignons ; les couchers de soleil qui se reflètent sur les lacs de montagne en plein été, ou dans le flux et le reflux des marées de l’Atlantique ; la texture grasse et visqueuse d'une ablette sortie toute fraîche d’une rivière ; la chaleur d’un poulet du dimanche rapporté de la rôtisserie du marché ; le sable sous les pieds en rentrant de la plage, et le sel sur les lèvres grillées de soleil ; les lumières d’une autoroute la nuit ; le fumet des crêpes et de la confiture de mirabelles une fin de dimanche d’hiver en rentrant de promenade ; le craquement sec d’une noix écrasée dans ses mains...
"Il nous disait toujours d'où venait le vent". C'est très poétique comme expression, très "français", dans cette langue de Molière à qui il ne manque que la musique d'un Lully pour transcender nos vies faites de plaies et de bosses, des vies entre gris clair et gris foncé.
Alors que nous célébrions ces obsèques, moment pas très joyeux on l’aura compris, à 11h23 j’ai senti mon portable vibrer dans ma poche. L’agenda… 11h23, il y a 8 ans, c'était ton premier souffle sur cette terre, ton premier cri de délivrance, et ton parrain n'est autre que ce fils-là dont le père est entré dans le Royaume ce jour-même. Drôle de hasard. Étrange moment. Où passe le temps ?
Un jour si ça tombe (mais le plus tard possible quand même) nos fils, nos filles, diront peut-être avec cette part de tristesse et de joie mêlées à propos de leurs pères : "Il nous disait toujours d'où venait le vent"... Ça ne sert à rien, en apparence. Cela semble futile. Le vent peut bien souffler où il veut, pourquoi s’encombrer la tête avec des choses pareil ? C’est du vent, c’est tout. Mais comme lui, justement, nous n'aurons fait que passer...
F.S. 23 et 24/09/2019