plan serré sur la vie des terriens
Le cœur des hommes 2
De Marc Esposito. France 2006. 1h55. Pathé Distribution. Avec : Bernard Campan ; Marc Lavoine ; Gérard Darmon ; Jean-Pierre Darroussin ; Florence Thomassin ; Valérie Kaprisky, Zoé Félix…
Quatre ans plus tard, quatre copains : Jeff, Alex, Antoine et Manu. Leurs rapports avec les femmes. Leur amitié, leurs secrets partagés, leurs sentiments de culpabilité, leur volonté de changer.
A la fin du premier film de Marc Esposito, on avait un peu envie de savoir ce que deviendrait cette bande de potaches machos, savoir si leurs démêmées avec leurs femmes (et surtout avec eux-mêmes) allaient devenir. L’idée était dans la tête du réalisateur, ancien journaliste critique de cinéma.
Le résultat est comme un cœur humain : en deux parties. Il y a des moments, dans ce Cœur des hommes 2 plus émotifs et d’une certaine manière plus abouti que le premier volet, qui semblait plus léger. Oui, pourquoi ne pas le dire, on ne boude pas son plaisir à retrouver ces quatre potes qui ressemblent tant aux hommes, même s’ils sont proches de la caricature : drôles, émouvants, méprisables, lâches, sensuels, immatures, forts, tendrement humain, comme les alcools forts. Les rôles de femmes ne sont pas oubliés, avec notamment une mention spéciale pour Valérie Kaprisky, revenue du diable Vauvert, dans une scène qui à elle seule justifierait d’aller voir le film : celle où elle pose son pied sur la cuisse de Bernard Campan (qui vient de lui avouer sa passion pour les pieds, « reflets d’une personnalité ») : l’émotion que lui procure ce geste audacieux est palpable, et assez juste.
Mais il règne au final une situation de sitcom un brin américain, un peu longuet, et si l’intention de Marc Esposito est louable (faire du cinéma un plus bel endroit que la vraie vie), il n’en reste pas moins un sentiment de poncifs et de scènes sur jouées, à la limite de la morale tendance matière molle. Comme si le Cœur des hommes 2, belle entreprise de captation des pulsations de ce qui fait la vie des terriens, manquait, fort à propos, d’humanité.
Deux vies plus une
Idit Cebula. France, 2006. 1h30. 114 copies. Rezo Films. Avec : Gérard Darmon ; Emmanuelle Devos ; Jocelyn Quivrin ; Jacky Beroyer ; Michel Jonaz…
Il arrive parfois, au détour d’un soir où nous nous vautrons dans un fauteuil de cinéma, d’arriver las, sans conviction, après avoir vaguement lu un résumé du film et vu la bande annonce sur un site fameux de cinéma. La surprise, de taille, n’en est que meilleur. Outre la qualité, souvent au rendez-vous, d’un premier film, le spectateur jubile à voir évoluer des personnages savoureux, car vraiment à leur place, et sans en rajouter. Comment ne pas être ému par Emmanuelle Devos, actrice révélée au grand public (comme on dit) grâce au travail de Jacques Audiard dans Sur mes lèvres, qui lui valu le césar de la meilleure actrice. Deux vies plus une, premier film d’Idit Cebula a ce génie propre de nous embarquer dès le générique dans la vie de ce couple plan-plan, mais au bord de la crise. Tout ça à cause de quelques carnets, et d’un violent désir : devenir soi même.
Eliane (Emmanuelle Devos) cumule : elle étouffe dans son boulot d’instit, son mari trop protecteur (Gérard Darmon, comme un bon vin : de mieux en mieux en vieillissant), sa mère juive ashkénaze veuve et envahissante, sa fille, ado dans l’œil du cyclone. Au bord de la faillite, elle décide d’écouter ses meilleurs copines, et surtout elle-même : tenter de réconcilier sa vie actuelle, et celle dont elle rêve. Pas de quoi devenir fou, mais presque…
Histoire de couple autant qu’histoire de femme, Deux vies plus une parle à tous de ce qui fait désormais une caractéristique du monde moderne : comment être soi même, là où on est, pour faire ce qu’on a à faire ? Et de se rendre compte, parfois trop tard, que la vie qu’on mène n’est pas celle qu’on souhaite.
Bien sûr, tout cela part du principe, très en vogue au cinéma, que « l’herbe est plus verte chez le voisin », et « qu’est-ce que je ferais si j’en étais pas là ? ». Mais Idit Cebula fait bien mieux que cette simple réduction que d’aucuns qualifieraient de phénoménologique, et dépasse les pistes ultra-balisées du film français sur la crise de la quarantaine. Deux vies plus une sort des sentiers battus, et devient un film singulier, avec des acteurs qui ne le sont pas moins. En devenant elle-même, c’est-à-dire en réalisant son désir (publier ses carnets où elle griffonne ses souvenirs, l’histoire familiale juive polonaise de Varsovie, la vie de son école) elle entraine dans son sillon dévastateur son mari, sa fille, et… son éditeur, lui aussi troublé par le magnétisme de sa nouvelle recrue.
Ce qui marque le spectateur, c’est cette impression de ne pas assister à des comédiens qui sur-jouent, mais jouent juste, comme s’il s’agissait d’eux-mêmes. La musique d’Arthur H finit de nous envoûter, et l’effet durera longtemps après le dernier mot du générique.
Deux vies plus une, ou comment rester fidèle aux autres en sortant de soi.
"ADN"
Strophes pour se souvenir
Louis Aragon, 1955
Vous n’avez réclamé ni la gloire, ni les larmes
Ni l’orgue ni la prière aux agonisants
Onze ans, que cela passe vite onze ans
Vous vous étiez servi simplement de vos armes
La mort n’éblouie pas les yeux des Partisans
Vous aviez vos portraits sur les murs de nos villes
Noirs de barbe et de nuit hirsutes menaçants
L’affiche qui semblait une tache de sang
Parce qu’à prononcer vos noms sont difficiles
Y cherchait un effet de peur sur les passants
Nul ne semblait vous voir Français de préférence
Les gens allaient sans yeux pour vous le jour durant
Mais à l’heure du couvre-feu des doigts errants
Avaient écrit sous vos photos MORTS POUR LA France
Et les mornes matins en étaient différents
Tout avait la couleur uniforme du givre
A la fin février pour vos derniers moments.
Et c’est alors que l’un de vous dit calmement
Bonheur à tous Bonheur à ceux qui vont survivre
Je meurs sans haine en moi pour le peuple allemand
Adieu la peine et le plaisir Adieu les roses
Adieu la vie adieu la lumière et le vent
Marie-toi sois heureuse et pense à moi souvent
Toi qui va demeurer dans la beauté des choses
Quand tout sera fini plus tard en Erivan
Un grand soleil d’hiver éclaire la colline
Que la nature est belle et que le cœur me fend
La justice viendra sur nos pas triomphants
Ma Mélinée ô mon amour mon orpheline
Et je te dis de vivre et d’avoir un enfant
Ils étaient vingt et trois quand les fusils fleurirent
Vingt et trois qui donnaient leur cœur avant le temps
Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant
Vingt et trois amoureux de vivre à en mourir
Vingt et trois qui criaient la France en s’abattant
Poème écrit pour l’inauguration d’une rue « Groupe Manouchian » à Paris. Le poète arménien Manouchian, héros de la Résistance, chef du groupe dit « des étrangers », ou « de l’affiche rouge », a été fusillé en février 1944.
Avait-on vérifié son « ADN » ?
bibliothèque pour tous
Atelier de lecture
Le plaisir de la lecture revient, et on ne saurait trop s’en réjouir. A l’heure où l’effervescence du ouikende approche, dans une grande ville rose du Midi de la France, la douceur de l’été indien incite les promeneurs à sortir de leurs poches journaux et bouquins. Pour lire dehors, comme on « mange dehors ». Tellement absorbés qu’ils ne peuvent être emportés par le tourbillon qui règne au Capitole.
Pendant ce temps-là, les reflets d’un café chic voisin marquent les heures, et les lampadaires servent visiblement à autre chose qu’à éclairer le passant qui passe. Lectures subversives ? Le surveillant le saura ! Si, si, regardez-bien : « quelqu’un » vous surveille, insidieusement, sans faire attention… Nous sommes filmés, mais nous avons encore le droit (mais pour combien de temps ?) de ne pas en sourire.
Heureusement, à ce moment-là, flotte dans l’air un parfum de victoire. Le rouge et le noir ne s’épousent pas encore en un linceul rugbystique blanc comme le maillot des joueurs de sa très gracieuse majesté, et la dame en rose, bien d’ici, peut prendre son temps pour traverser ce Capitole où, comme Nougaro, j’arrête mes pas. En la regardant marcher, d’un pas de sénateur, j’entends son accent.
Dans la ville rose, la dame en rose entre au palais. Elle a de la chance : elle est filmée, et photographiée. Elle entre ainsi chez vous. Comme chez elle…
Première Séance, RCF Rouen (jeudi 7h50 sur 90.6) & RCF Angoulême (mercredi 7h53 sur 96.8)
Sa Majesté Minor
de Jean-Jacques Annaud. France, Espagne 2006. 1h41. Distribution : Studio Canal. Avec : José Garcia ; Vincent Cassel ; Sergio Peris-Mencheta ; Mélanie Bernier…
Longtemps, très longtemps avant Homère, sur une petite île de la mer Egée, Minor, mi-homme, mi-cochon, tient compagnie à une truie dans sa porcherie. Dans une forêt mythologique, il fait la connaissance de Pan, alias Satyre, mi-homme, mi-bouque, qui l’initie aux plaisirs de la chair. Alors qu’il épie Clytia, la fille du Patriarche, promise à Karkos, force de la nature et de beauté, il fait une chute, et en meurt. Mais il revient à la vie, doué de la parole et de la pensée. Il est sacré roi, sur les conseils du sage du village. Et les ennuis commencent…
Tiré d’un scénario de son fidèle compagnon de route Gérard Brach (qui a scénarisé les précédents succès de JJ Annaud La Guerre du feu ; Le Nom de la Rose ; L’Ours ; L’Amant), Sa Majesté Minor est un objet volant non identifié, une sorte de fable mythologique délicieusement lubrique et un brin débauchée, sans jamais verser dans le comique vulgaire. C’est tout juste un peu cochon, mais ça c’est pour donner envie au spectateur d’aller le voir. On ne saurait que trop féliciter JJ Annaud d’avoir revu, lors de la préparation de ce film, Fellini Satyricom, et Le Décameron de Pasolini, histoire de s’inspirer de ce qui se fait de mieux en la matière. Et on le sent en effet inspiré par l’ambiance de paradis perdu, celui d’une sensualité qui se dit et se vit sans complexes, sous le soleil brûlant des mers antiques.
Au rayon mythologie, on soulignera la performance de Vincent Cassel, en bouc lubrique et satyre taillé sur mesure. Diablement divin… José Garcia, en cochon qui s’en défend, donne à son personnage toute la candeur, quand il en faut, et toute sa pertinente épaisseur, notamment lorsqu’il est propulsé roi, malgré lui.
Enfin, comment ne pas parler de la belle Mélanie Bernier, qui a elle seule ferait quitter l’armée à une légion en goguette de six mois de désert djiboutien. Un bonheur des sens, une gourmandise antique.
Des gueules de cinéma, qui font plaisir à revoir, Rufus, Claude Brasseur, Bernard Haller, Jean-Luc Bideau, et quelques trognes de femmes à la manière de, complète ce truculent Sa Majesté Minor, aux dialogues savoureux comme un fruit défendu qu’on aimerait croquer, parce que c’est juste avant l’arrivée du péché…
This is England
De Shane Meadows. Grande-Bretagne 2006. 1h37. Distributeur : Ad Vitam. Avec : Thomas Turgoose ; Stephen Graham…
En 1983, Shaun a douze ans, et vit seul sur la côte nord de l’Angleterre, avec sa mère, veuve de guerre. C’est la guerre des Malouines, le chômage bat son plein grâce à Mme Thatcher, et c’est le début des vacances d’été. Shaun traîne sa solitude ennuyeuse avec un groupe de skinheads locaux. C’est le temps des découvertes amoureuses, et des premières paires de Dr Martens. Tout va changer lorsqu’il fait la connaissance de Combo, un skin plus âgé et raciste, qui vient de sortir de prison. Avec sa bande, il se met à harceler les communautés étrangères, et va subir un rite de passage qui le sortira violement de l’enfance…
Shane Meadows le reconnaît : il a été bercé par la culture skinheads des années 80, et c’est le point de départ de ce film, This is England, et il faudrait suivre de près ce jeune metteur en scène qui prend la suite, c’est très net, de certains Ken Loach, Mike Leigh ou Stephen Frears. A suivre, on en reparlera.
pour aller de l'avant, il faut d'abord passer le ballon vers l'arrière
Demi d’ouverture (ou : le retour de la méthode Coué)
C’est un fait : depuis que le XV de France relève la tête, le pays du coq va mieux. On s’autorise même à penser, dans les milieux autorisés, qu’un succès de la France le vingt octobre prochain « doperait » la croissance ! Elle est déjà amorcée par la victoire sur le fil du rasoir samedi soir dernier, dans un combat acharné, héroïque, digne des grands péplum du stade ou du cirque. Les gladiateurs au secours de l’économie.
Nous n’en sommes pas si loin : l’avantage de cette coupe du monde de rugby, outre qu’elle réserve son lot de demi-surprises, c’est que les grands matchs ont lieu le week-end. Et surtout le samedi. La France s’ennuyait un peu, les samedis. Depuis la fin de l’été (pourri), septembre était déjà là, et la rentrée, la fin des barbecues, les apéros sous les parasols, la pétanque jusqu’à 21h… Malgré le beau temps revenu, le cœur n’y était plu. On allait bosser, à l’usine, jusqu’à ce que retraite s’en suive, mais pas pour tout de suite. Bref, on s’emmerdait, heureusement, les jeux du cirque sont là pour nous réveiller, dans une ferveur de feu de paille toujours sympathique à voir et à vivre, mais qui retombera bien vite, on le sait depuis un certain 12 juillet 1998… Du pain et des jeux, panem et circensens, on en est toujours là c’est vrai, les empereurs se succèdent dans les stades, flanqués de leur cour habituelle, faite de collaborateurs (et collaboratrices !) avisés, de courtisans courtisés, de comédiens liftés, de chefs d’entreprises invités. On espère seulement que les héros, pour le moment bien au chaud dans leurs vestiaires dorés de la forteresse Marcoussis, se souviendront que chaque match se joue pour lui-même, et qu’ils seraient bien inspirés de réviser leurs fondamentaux, en langue anglaise, si il ne veulent pas boire la tasse (de thé) samedi, « chez nous », à St Denis.
St Denis ! Le stade « de France », à St Denis « en France » (pour ne pas confondre avec l’île de la Réunion). Tout un symbole : le département au métissage multiple, aux sans papiers probablement nombreux, aux jeunes désœuvrés, aux collectifs de défense de ceux qui en prennent aussi plein la gueule, mais sans les acclamations du public en liesse. A ce jeu, Fadela Amara, secrétaire d’Etat dans le gouvernement du Tout-Puissant de la République, symbole de l’ouverture, pourrait bien se faire tancer – on n’ose dire plaquer - de l’avoir trop ouverte. Un ancien ministre de la gauche des meilleurs jours a même dit « qu’elle avait parlé avec ses tripes ». Des jeux du cirque à la boucherie, il n’y a qu’un pas, que nous n’oserions franchir…
Mais quand même : quelle ouverture ! Il fallait s’en douter : on ne sort pas d’un collectif Ni putes, ni soumises avec les bonnes manières des palais du huitième arrondissement de Paris ! Il faudrait lui demander ce qu’elle fait samedi soir, Fadela : parce que, pourquoi pas, elle pourrait revêtir le maillot « bleu nuit » n°10 du XV de France de rugby. C’est le poste de « demi d’ouverture ». Et c'est peu dire que pour gagner les deux oreilles en feuilles de choux de la perfide Albion, faudra jouer avec ses tripes. Pour que cette belle épopée ne finisse pas en queue de cochon, dans le maïs...
RH = Ressources Humaines
« La Question humaine »
A la sortie du film de Nicolas Klotz, La Question humaine, le spectateur est partagé entre plusieurs sentiments. Le premier, immédiat, est celui d’être lessivé par la projection d’un film expérimental, au sujet fort : l’utilisation de l’humain en entreprise, dans un contexte d’ultralibéralisme, serait une image actuelle de la machine infernale qui a conduit les nazis à la solution finale pendant la seconde guerre mondiale. Des exécutants, répondants aux ordres d’autres exécutants, ôtant du même coup toute responsabilité directe dans le déroulement des évènements. Mickael Lonsdale et Mathieu Amalric, par le magnétisme de leurs personnages et d’abord de leur physique, incarnent à la perfection ce trouble, sombrant dans une folie qui n’est pas sans rappeler celle de Martin Shean dans Apocalypse Now, où il devait enquêter et retrouver le Colonel Kurtz (inoubliable Marlon Brando), sombré dans la folie de l’isolement du chef omniscient. Le tout au service d’une hiérarchie qui n’était pas elle non plus au dessus de tout soupçon…
Cette thèse, cette analogie entre méthode d’endoctrinement nazie et les dommages de l’ultralibéralisme sur les hommes dans le fonctionnement actuel de certaines entreprises multinationales, a ses adeptes, et ses détracteurs. Nous ne rentrerons pas dans les débats qui exigent des compétences de spécialistes en psychologie, sociologie et économie du travail.
L’histoire de La Question humaine se résume ainsi : Simon (Mathieu Amalric) est psychologue dans une filiale française d’un groupe pétrochimique allemand. Efficace, bien installé, il s’est montré particulièrement brillant lors d’une vaste opération de licenciements. Un des dirigeants de l’entreprise, Karl Rose (Jean-Pierre Kalfon), demande à Simon d’enquêter sur son supérieur hiérarchique, le PDG Mathias Jüst (Mickael Lonsdale), qu’il suspecte de folie. Pour entrer en contact avec lui, Simon prétexte la formation d’un quatuor au sein de l’entreprise, dont Karl Rose faisait partie autrefois. Mais ce dernier semble troublé par la réapparition subite de cet épisode. Pire : il semble hanté par quelque chose de bien plus profond et plus grave. L’enquête fait vaciller peu à peu l’équilibre de Simon. Il rencontre un ancien du quatuor, victime du plan social orchestré par Simon. Il lui raconte comment il a vu, pendant la guerre, son père gendarme, participer à une rafle dans des camions à gaz. C’était un simple employé. Comme Simon.
Le deuxième sentiment que procure ce film, après la surprise et la fascination du début, c’est celui d’un malaise. L’impression tenace que Nicolas Klotz exagère, que le parallèle entre l’ultralibéralisme au service des entreprises (et les dommages qui vont avec) et les méthodes de la solution finale va trop loin. Et pourtant… Dans leur tentative respective d’ôter le langage humain dans l’entreprise, on finit par ôter l’humain tout court. Il n’est pas rare, pour ne pas dire fréquent, de voir des cadres vivant du profit vouloir s’acheter une morale.
Difficile de ne pas faire de parallèles avec la période actuelle : il suffit d’ouvrir sa fenêtre, pour y voir entrer toutes les tentatives de déshumanisation en marche, au nom de cette même humanisation ! Cadeaux fiscaux pour les plus aisés, franchise médicale pour les plus pauvres, test ADN pour trier le genre humain, fermeture de tribunaux de proximité, éloignant la justice des zones périurbaines et rurales. Mensonges d’Etat, délits d’initiés, plans sociaux, assouplissements des conditions de licenciement et promesses de polichinelle…
Dès le début du film de Nicolas Koltz et Elisabeth Perceval (adapté du roman de François Emmanuel), Simon pose le problème, sur fond de scène qui à elle seule dit tout du système : de jeunes cadres filmés de dos, costumes sombres, en train de se soulager aux pissotières. Ils sont jeunes, beaux, branchés, sûrs d’eux-mêmes, ambitieux et prêt à beaucoup sacrifier pour oublier le gouffre face auquel ils se situent. « L’entreprise ne doit pas rester une valeur abstraite. Mon objectif est très simple : pousser nos cadres à dépasser leurs limites personnelles et utiliser cette motivation au cœur du système de production. Il faut que nos cadres redeviennent compétitifs ».
Sélection, unités, rendements, pièces : cette phraséologie managériale s’applique aux systèmes qui se défendent souvent d’être totalitaires, mais finissent, insidieusement, par le devenir. Le film pose la question de cette place de l’humain et, si l’on veut bien, nous implique également : où en suis-je, sur l’échelle des salauds qui collaborent avec un système pernicieux ? Parce que travailler en entreprise implique, malgré nous, une bonne part de nous même. Et la transforme.
A force de trop fermer les yeux, dans un repli peureux pétri d’individualisme et d’esprit corporatiste bien de chez nous, la Question Humaine finit par ne plus trouver de réponses, alors qu’elle n’a jamais autant été au cœur des préoccupations, dans des départements spécialisés au sein des entreprises et multinationales.
Nicolas Koltz explore, après le monde des sans domicile fixe (Paria) et celui des sans papiers (La Blessure), le monde de l’entreprise. Elle qui a tant de mal à se raconter. Sans être le film idéal, il est grand temps de voir ce qui s’y passe.
chronique cinéma RCF Rouen (jeudi 7h50 sur 90.6) & Angoulême (mercredi 7h50 sur 96.8)
Un secret
de Claude Miller. France, Allemagne 2006. 1h40. 300 copies. UGC distribution. Avec : Patrick Bruel ; Cécile de France ; Ludivine Sagnier ; Julie Depardieu ; Mathieu Amalric…
Par les choix narratifs et le traitement de l’image (années trente, seconde guerre, après guerre et de nos jours, cette dernière période étant traitée en noir et blanc), le dernier film de Claude Miller, Un Secret, pourrait pécher par académisme. Il n’en est rien, et ce film à tiroirs est plaisant à ouvrir, de bout en bout.
Raconté en voix off par François, fils chétif de Tania et Maxime, l’histoire d’une famille sur fond de seconde guerre mondiale, de sport, de secrets et d’étoile juive. Un jour, François apprend le lourd secret que lui cache ses parents depuis toujours. Il y a eu une autre histoire avant sa naissance, et son père fut d’abord l’épouse de Hannah, dont il eu un petit Simon. Le jour de leur mariage, il rencontra Tania, belle nageuse et belle sœur d’Hannah. L’attirance est immédiate. La guerre déclarée, Tania vient habiter chez sa belle sœur. On leur propose de fuir au delà de la ligne de démarcation. Hannah sent le danger pour son couple, et ne souhaite plus partir.
Adapté du roman autobiographique de Philippe Grimbert (2004), Un Secret est un film sur la mémoire, avec cette teinte particulière aux films de Claude Miller : exploration des origines, une sorte de synthèse de son cinéma.
Le casting est des plus réussi, avec Patrick Bruel, en amoureux viril entre deux femmes, et surtout le duel Ludivine Sagnier et Cécile de France. Avec une économie de mots et de dialogues (le livre de Grimbert l’était déjà), Miller fait passer à travers le regard de ses acteurs tout ce qu’il faut savoir sur l’histoire.
Un Secret, film d’époque, de toutes les époques, ruptures narratives et mélanges des couleurs : c’est un secret pour personne, ce sera un film qui va compter en ce début d’automne.
L’âge des ténèbres
De Denys Arcand. Canada, 2007. 1h48. Distribution : Studio Canal. Avec : Marc Labrèche ; Diane Kruger ; Sylvie Léonard…
Dans ses rêves, Jean-Marc Leblanc est un preux chevalier, un romancier à succès, une vedette de théâtre et de cinéma, un politicien adulé, un homme qui tombe toutes les femmes à ses pieds. Dans la vraie vie, Jean-Marc est un type lambda, gratte-papier pour la fonction publique québécoise, mari et père insignifiant et raté. Jean-Marc est en crise, et il veut se donner une nouvelle chance dans le monde réel.
Denys Arcand signé avec L’Age des ténèbres la fin d’une trilogie débutée avec Le Déclin de l’empire américain en 1986 et poursuivi avec Les Invasions barbares en 2003. La crise continue, celle de Jean-Marc se nomme « la crise du middle age ». Complètement à côté de ses pompes, avec un boulot abrutissant dans une société québécoise fictive qui ne l’est pas moins (film d’anticipation ?), une vie conjugale réduite à néant, et deux filles de 13 et 15 ans livrées à leur adolescence pleine fleur.
Avec une interprétation soignée, Denys Arcand trouve dans un premier temps le rythme nécessaire à l’établissement de son histoire et de ses personnages, mais il s’assoupit un peu par la suite, pour finir sur une scène mémorable où la femme de « Jean-Marc Leblanc » lui balance tout, alors qu’il est déjà en fugue. La réponse de ce dernier est cinglante : « tu sais que je pourrais te tuer ? Enfin, je veux dire, c’est imaginable ».
L’âge des ténèbres, en effet oui…