“Le pauvre, c’est celui qui n’a rien”
7 Novembre 2023 , Rédigé par F.S Publié dans #édito, #quelle époque !
C’était au détour d’un article de Charente Libre, fin octobre, signé Céline Guiral. Un article sur la pauvreté dans le nord de la Charente, une rencontre “avec ceux qui peinent à joindre les deux bouts”. La conclusion est de Bérénice, qui répond à la question de la journaliste : “vous percevez-vous pauvre ?”. Elle dit : “non, parce que le pauvre, c’est celui qui n’a rien”. Cette réponse tourne en boucle dans mon esprit, depuis. Elle interpelle le journaliste à temps plein que je fus il n’y a pas si longtemps encore, et le directeur d’épicerie solidaire que je suis actuellement.
Je l’ai reconnue tout de suite, Bérénice, sur la photo illustrant l’article. Elle est bénéficiaire de mon épicerie solidaire itinérante dans le Ruffecois. Elle est de Villefagnan et vient aux distributions du mercredi, dans la Halle aux grains de ce bourg éloigné d’une dizaine de kilomètres de Ruffec. La Halle aux grains de Villefagnan, c’est un lieu qui pue le poisson : la veille de notre venue, c’est jour de marché, et les effluves de la poissonnerie “parfument” encore la halle le mercredi matin. En lisant l’article, en découvrant le visage presque souriant de Bérénice, en lisant sa conclusion, j’ai comme avalé une arête, pris un coup de poing à l’estomac, une claque dans la gueule. “Le pauvre, c’est celui qui n’a rien”, dit-elle. Comment mieux résumer à la fois la solitude dans laquelle elle se trouve, avec ses deux enfants et 1000 € par mois, et en même temps, comme dirait l’autre, une forme d’espérance spontanée qui trouve, dans cette formule digne d’un évangile, une illustration humaine, très humaine.
Beaucoup s’en souviennent, j’ai été dans un passé très récent durant une quinzaine d’années journaliste. J’ai traîné mes carnets et stylos dans divers endroits de France, de Normandie à l’Ardèche, de Lyon à Paris, de Blois à Orléans. J’ai adoré ce métier, il me manque beaucoup. En lisant le papier de Céline Guiral, je me suis dit que j’aurais aimé recueillir de tels propos, tant ils sont à la fois terribles à entendre, et d’une criante nécessité à faire savoir. Une vérité qui serait le fruit d'une réalité dure, très dure, d’une situation économique et social compliquée, et, comme flottant au-dessus de cette eau saumâtre, une évidence qui nous saute à la figure : “être pauvre, c’est quand on a rien”.
Ces propos m’ont fait penser à ceux, nombreux, que j’ai parfois recueillis et qui m’ont ému, à l’époque. Car malgré les avertissements des vieux sages de la profession, répétant à l’envi qu’il faut toujours “mettre à distance son sujet, afin de ne pas tomber dans l’émotion”, parfois, on est touché. Je me souviens notamment de ce jour où nous étions trois ou quatre confrères à recueillir les propos de parents d’enfants autistes qui criaient entre deux sanglots, littéralement, leur désarroi de ne pas pouvoir bénéficier de la fameuse inclusion scolaire promise par la loi sur la handicap, et combien leurs vies et celle de leurs enfants étaient lourde, très lourde. Ou cet autre jour où j’accompagnais un religieux bénédictin en rupture avec sa communauté, qui avait choisi d’aller donner des cours de français aux migrants, les pieds dans la boue du cloaque de Grande-Synthe…
“Vous percevez-vous pauvre ?”. “Non, parce que le pauvre, c’est celui qui n’a rien”. Sous-entendu, “j’ai quand même la richesse d’avoir mes enfants”, ou “j’ai quand même un toit sur la tête”, ou “je bénéficie d’une aide pour faire mes courses en allant à l’épicerie solidaire”, ou encore “je suis épaulée par l’association Cassiopée et j’y trouve un réconfort”.
Je dis souvent à ceux qui me demandent - non sans une pointe d’étonnement de me voir là où je suis faire ce que je fais - si “ça n’est pas trop dur, de faire ce travail d’aide alimentaire ?”, je réponds que “travailler avec des pauvres, c’est très enrichissant”. J’aime voir sur le visage de mes interlocuteurs la fissure du paradoxe les traverser, à ce moment-là. C’est à peu près la même fissure qui m’a fendue en lisant les propos, si justes, si poignants, si vrais, de Bérénice : “Vous percevez-vous pauvre ?”. “Non, parce que le pauvre, c’est celui qui n’a rien”. À elle seule, elle justifie tout ce à quoi servent les acteurs sociaux ici et maintenant, dans ce territoire isolé et parfois abandonné, du côté de Villefagnan, de Ruffec, d’Aigre ou de Mansle.
Mieux : elle donne un visage aux statistiques, implacables, de la pauvreté en Charente, “dans le top 5 des départements les plus pauvres en Nouvelle Aquitaine”. Et il n’y a franchement pas de quoi en être fier…
Frédéric Sabourin
Directeur d’E.I.D.E.R.
Courrier des lecteurs paru dans Charente Libre ici.
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