L’enfance s’en va, et déjà le temps des secrets succède à la gloire de mon père
Depuis quelques jours tu as franchis le portail d’un collège, signant ton entrée en 6e. C’est peu dire que tu attendais ce moment avec impatience, mais aussi – quoi de plus normal – avec une certaine appréhension. Symboliquement, je sentais bien depuis quelques temps qu’avec ce passage, s’éloignerait à pas feutrés le temps de l’enfance, avant peut-être les grands fracas de l’adolescence. Ces pas feutrés trainent quand même un peu les gros sabots de la fin d’un monde, celui de la fraîche insouciance, celui de l’enfance qui s’en va.
Je ne pourrais dire à quel moment précis je m’en suis réellement rendu compte. Il y a ces silences qui s’installent parfois entre nous, subrepticement, sans y songer, quand nous sommes en voiture par exemple, ou en promenades, ou pendant le déjeuner. Je te sens songeuse – est-ce cela ? - je me demande bien à quoi tu penses. Néanmoins quelque chose me retient, parfois, de te le demander comme si j’avais peur de percer certains mystères, dois-je d’ailleurs les nommer ainsi ? Je respecte tes silences, comme j’apprécie que tu respectes parfois les miens.
Tu n’as pourtant que onze ans (« que cela passe vite onze ans », disait Aragon dans l’un des poèmes du Roman inachevé), et je suis ton père : s’il est encore un peu tôt – c’est ma conviction, sans doute suis-je un peu fané – pour le « temps des secrets », je sens bien que ce n’est déjà plus vraiment « la gloire de mon père ». Ta façon de soutenir parfois l’insoutenable en me regardant bien droit dans les yeux, l’envie d’avoir toujours raison en affirmant ton petit caractère, l’esprit de contradiction - comme t’en ferais-je grief, moi qui l’aie depuis des décennies érigé en style de vie ? - bref, tu changes.
Demeurent cependant les derniers feux de l’enfance, enveloppés dans le papier cadeau inattendu des belles surprises, et c’est heureux. Récemment dans la période estivale, tu m’as redemandé de te lire des histoires, le soir, avant l’extinction des feux. J’avoue mon étonnement la première fois, je croyais cette routine remisée pour de bon dans le registre des joyeux souvenirs d’enfance. « Parce que tu les lis bien, et que tu y mets le ton », as-tu dis comme pour justifier ta demande, et, je te l’avoue, j’en fus comblé. La théâtralisation de ces lectures du soir a toujours été mon moment favori, et nous avons lues et relues certaines jusqu’à l’usure : Le doudou du camion poubelle ; Et pourquoi ? ; La grande peur de Mariette et Soupir ; La tempête ; Le loup tombé du livre ; Ernest et Célestine ; Le mystère de la lune…
Comme quand tu étais petite, je me suis donc assis à côté de toi sur le lit, appuyé à l’oreiller, à la lueur de la lampe de chevet et du globe terrestre lumineux offert pour tes cinq ans, chaussant désormais mes lunettes, sans lesquelles… point d’histoire, et c’est parti ! Nous sommes désormais un peu serrés sur le petit lit de 90 cm... « Ne le dis pas aux copines que tu me lis des histoires, elles se moqueraient de moi ». Je ne pense pourtant pas que cette « régression » passagère soit de nature à avoir honte, bien au contraire. Comme quand tu étais petite, tu as insisté pour que, la première histoire terminée, j’en lise une seconde. De très bonne grâce, je me suis exécuté, goûtant ce miel des derniers feux de l’enfance, de cette relation si particulière entre un père et sa fille, que je garde avec prudence comme dans un vase d’argile. Un trésor inestimable.
C’est à tout cela que je repensais ce matin en me levant, le jour de tes onze ans. Bon anniversaire, ma fille.
F.S. 23/09/2022
La Reine d’Angleterre expliquée à ma fille
La Reine est morte, vive le Roi ! Depuis jeudi dernier, jusqu’à la saturation pour certains (la cancel culture et ses apôtres ne sont jamais bien loin…), chaque jour un petit peu davantage sur la Reine Elisabeth II, passée à trépas à l’âge très respectable de 96 ans. Depuis que tu es au collège, ma fille, c’est-à-dire depuis huit jours, tu augmentes ton niveau d’anglais. Ou plus exactement, tu en manges un peu plus chaque jour. Il paraît que ton prof est, lui aussi, anglais, ça tombe bien ! Gageons que lundi prochain, jour des funérailles à Westminster, tu devrais en entendre parler – in english of course !
Me reviennent en mémoire tes premières années, à Blois, autre cité royale s’il en est. En rentrant de l’école maternelle où tu fis tes premiers apprentissages, nous passions devant la vitrine d’un salon de thé so british. Voisinait, dans cette vitrine, tout ce que le kitch anglais peut produire d’excentrique et de décorations style « bonbonnière ». Je ne déteste pas, tant qu’on ne m’oblige pas à vivre dedans. Comble de ce kitch, trônait au milieu de tasses de thé aux motifs floraux d'un goût contestable, une petite statuette de la Reine d’Angleterre, en tailleur bleu avec chapeau à l’identique, gantée de blanc et sac à main noir, entourée de deux corgis. Il y avait, dans le sac à mains, une petite cellule photoélectrique, laquelle donnait, si la lumière était suffisante, une délicate oscillation à sa main, prodiguant ce salut qu’on lui connaissait bien depuis des décennies (tout le monde voit de quoi je parle). Le même système existait pour les chiens qui secouaient, eux, la tête. Ça t’amusait beaucoup, et je prenais un malin plaisir à dire, en pleine rue quand nous croisions des passants : « viens, on va passer devant le salon de thé saluer la Reine d’Angleterre ! ». Les gens nous prenaient probablement pour des mabouls, mais nous riions de bon cœur devant la vitrine, en agitant la main, comme elle. Les clients, à l’intérieur, se demandaient bien ce que nous faisons et nous prenaient certainement aussi pour des doux-dingues. Cela ne fait rien : j’emporte avec moi ce souvenir d’enfance, et c’était aussi l’occasion de t’expliquer qui était cette femme, pourquoi elle faisait cela, l’histoire, l’Angleterre, la monarchie, la guerre de Cent ans et tout le tintouin. Nous traversions l'histoire comme la ville : à grandes enjambées. Au début naturellement, tu n’y comprenais pas grand-chose, tu appréciais seulement le mimétisme et surtout le cocasse de la situation ; cela suffisait à faire ton bonheur… et le mien !
Vendredi dernier, quand tu es arrivée chez moi pour le week-end, nous avons bien entendu parlé du décès de la Reine d’Angleterre, du nouveau Roi, de ce qui allait désormais se passer etc. Tu m’as dit dans la voiture que tu voulais « entendre de l’anglais », passion soudaine, mais tant mieux ! Alors j’ai mis en replay (comme on dit outre-Manche), le journal de 20 heures de la veille, on a entendu Elisabeth s’exprimer, et la nouvelle Première ministre Liz Truss, fraîchement adoubée. Des gens dans les rues de Londres aussi. Nous regardions tout cela avec grande attention, et je voyais ton regard rempli de sérieux s’émerveiller d’apprendre cette page d’histoire, dont tu entends parler depuis longtemps donc. Du haut de tes presque 11 ans, tu t’en souviendras toute ta vie, on n'assiste pas souvent à des évènements de cette importance. Il passait quelque chose comme une transmission de la culture, d’une culture, de l’histoire et de la géographie – matières chères à mes yeux tu le sais – qui infusaient en toi comme l'heure du thé de 17 heures à Buckingham. Samedi matin, ce sont les premiers mots de Charles III – sous-titrés – que nous avons religieusement écoutés et regardés sur le site d’un grand quotidien.
Et je repensais à cette statuette d’une rue de Blois, dans la vitrine d'un salon de thé, comme celle croisée – hasard et coïncidence – dans une rue de Brantôme en Dordogne en juin dernier. La même, sans les chiens, mais toute aussi digne dans la légère oscillation de la main, adresse aux passants que nous étions ce jour-là. Je me disais que toute cette histoire au bord de notre chemin commun valait bien un royal sourire et un mouvement de la main pour dire « bonjour » à ses sujets. Cela vaut, surtout, de les avoir partagés avec toi.
13/09/2022