"Si je mourrais là-bas"
- Aurore au Larribet (2095m) -
« Sur le front de l’armée, tu pleurerais un jour, ô Lou ma bien-aimée. Et puis mon souvenir s’éteindrait comme meurt un bel obus sur le front de l’armée, un bel obus semblable aux mimosas en fleur. »
Avons-nous vraiment besoin de Guillaume Apollinaire pour entamer le récit de quelques aventures estivales pyrénéennes ? Non, sans doute pas, d’autant que ces quelques jours de marche et de vie semi-spartiate ne nous pas remis en mémoire sur le coup ces vers du poème à Lou. La peur étant souvent rétrospective, c’est pourtant bien celle de mourir dont il s’agit, pour la première fois avec autant d’intensité, probablement.
Mais que diable allait-il faire dans cette galère ?
Comme les prémices à ce qui allait suivre, il y eut d’abord cette fichue crête entre le col d’Estaragne et le Pic du même nom, à quelques encablures d’une route d’altitude reliant les lacs d’Orédon à Cap de Long, dans la fameuse et très courue réserve du Néouvielle. Mais bon Dieu qu’est-ce qui nous a pris de filer vers ce col alors qu’une « cordée » virait au sud à mi-chemin du pic, signe que c’était sans doute le meilleur chemin ? Quoiqu’il en soit, après une bavante dans une moraine plus que chiante, il ne restait plus que la crête à franchir pour accéder au sommet, ou faire demi-tour. Pas le genre de la maison, donc ce fut l’aérienne crête, certes pas des plus folles (rien à voir avec celle du Palas, ciselée et qui nous avait donné du fil à retorde en août 2006), mais suffisamment pour se faire quelques frayeurs en solo dans le petit matin frais puis chaud du 10 août. Vingt minutes à jouer au funambule inutilement avant de fouler le crâne de ce pic d’une simplicité enfantine (quatre heures aller – retour du parking, 900 mètres de dénivelé).
Puis ce fut la lente et prometteuse montée vers le Balaïtous (3144m), par un itinéraire que nous n’avions que peu emprunté jusqu’ici, à savoir le « Lavedan » et son refuge du Larribet. Pas de quoi effrayer un chat ni même un porteur de béret digne de ce nom. Pourtant, il aura suffit d’une mésentente involontaire entre deux camarades pour transformer une banale étape de liaison avec le lieu de bivouac du soir en après-midi à se chercher pendant six heures et à perdre le sens du « col, » en l’occurrence ici le bien (mal) nommé Col Noir, sorte de brèche émargeant à environ 2600 mètres. Ce col est souvent blanc en réalité, enneigé tardivement, et donc plus stable, si l’on peut dire. La saison étant déjà bien avancée, les brèches sont sèches. Raison de plus pour se méfier des pavés qui dégringolent… Par le passé, dans le sens Espagne – France, j’avais déjà éprouvé des difficultés dans ce merdier, n’en gardant qu’un souvenir plus que timoré, essentiellement lié à mon inexpérience des débuts. La perte de vue de mon camarade, dans cette immensité pierreuse et silencieuse, sous le soleil brûlant de midi a fait le reste : croyant le poursuivre alors que je l’avais plus « à vue, » je m’engage dans la brèche la plus à gauche de la muraille, qui n’était pas la bonne. Un brin chargé et surtout inquiet de ne pas voir l’ami de toujours m’attendre fièrement au sommet, j’embouque le col qui rapidement s’effrite au fur et à mesure que je progresse. Arrivé péniblement dans ce que je pense être le milieu, je ne peux que constater l’irréparable : je suis trop engagé pour redescendre, et pas encore assez pour espérer en sortir « normalement. » Ce petit temps de réflexion, arc-bouté sur mes godasses suffit à faire débouler sous mes semelles une forte quantité de pavasses et cailloux poussiéreux vers le bas. J’inspecte rapidement le degré de la pente : je suis fait comme un rat, impossible de redescendre sans me casser la gueule. En un éclair je me dis que je peux peut-être le faire, mais il me faudrait abandonner le sac sur place, et cela me semble difficile pour deux raisons : le mouvement à opérer pour l’ôter risquerait de me déséquilibrer sur le faible rocher où j’ai trouvé refuge. Ensuite : où le poser ? Pas envie de le voir dégringoler et s’écraser 50 ou 100 mètres plus bas, risquant de perdre mon matériel. Je ne vois plus qu’une solution : quitter mon roc de fortune tel que je suis et finir cette brèche merdique avec les mains, pieds, genoux et dents, car de là où je suis j’aperçois l’ouverture et des rochers qui ont l’air plus solidement implantés. Reste une question : c’est comment, de l’autre côté ? Un effort de mémoire me rappelle que du côté espagnol, c’est plus stable, sorte de pentes herbeuses flanquées de petites terrasses où l’on peut poser un pied, puis l’autre, et descendre façon escalier comme les enfants qui apprennent à marcher. J’opte donc pour cette solution, en espérant parvenir à la brèche sans y rester. Je bouge d’un centimètre et ce fut trop pour le caillou où je me trouvais : il se barre vers le bas, j’ai juste le temps de choper la muraille à ma droite contre laquelle je m’étais rapproché. C’est là que la peur m’est venue, glaciale, en même temps que cette idée à la con : me casser la gueule en montagne, pourquoi pas, mais nom de Dieu pas ici, dans cette brèche merdique à cause d’une erreur de jugement. Je me mis à gueuler le nom de mon camarade, espérant qu’il serait de l’autre côté en m’entendrait. N’ayant pas de corde, je me demande bien ce qu’il aurait pu faire pour moi… Rien que l’écho de ce bon vieux Balaïtous me répondit, comme une sorte de « démerde-toi donc, maintenant que tu y es. » Et là, j’ai soudain vu comme en songe deux êtres chers, dont l’une n’a que quelques mois et l’autre, sa mère, une trentaine dynamique. Cravachant et pédalant dans le merdier sans relâche pendant cinq longues minutes, j’ai enfin vu basculer l’Espagne devant mes yeux : rudement content de la voir, celle-là ! La bouche me brûlait de soif, le souffle était court, je pris soudain de nouveau conscience du poids du sac sur mon dos, et j’embrayais sans demander mon reste la légère descente sans voir le camarade espéré, cherchant la stabilité du sentier pour me remettre en condition. Mais où diable était-il fourré ?
(à suivre…)
- Sur la ligne de crète (de l'Estaragne) -
- Terre en vue ! -
- En descendant du Puerto Viejo -
(c) Fred Sabourin. Août 2012.