Le vent, levant (l'emportera...)
« Quand tu aimes il faut partir
Quitte ta femme quitte ton enfant
Quitte ton ami quitte ton amie
Quitte ton amante quitte ton amant
Quand tu aimes il faut partir »
(Blaise Cendrars, "Tu es plus belle que le ciel et la mer" dans Feuilles de route)
Le glas a sonné à 10h53 ce jour, du haut du clocher-beffroi de la cathédrale Saint-Pierre d’Angoulême. « La cathé », comme disaient les élèves du collège et lycée Saint-Paul que nous étions, à une époque de plus en plus lointaine, et où nous nous sommes connus : Matthieu, Guillaume, Johnny, Charles, Vincent, Jérôme, Emmanuelle, Nathalie, Christine, Hugo, Thibault, Frédéric, Anne, Bénédicte… Tous ces jeunes qui se sont côtoyés dans les années 80 jusqu’au début des années 90, qui ont pris un sacré coup de pelle, à l’aube de leurs 50 ans désormais, ou tout juste dépassés pour quelques-uns d’entre eux/elles. Le parvis de la cathédrale, où, tous autant que nous sommes, nous avons tant donné de rendez-vous, tant allumé de clopes en cachette ou même pas, tant attendu un père, une mère, un frère, une sœur, un copain, une copine, un amoureux, une amoureuse. Ou simplement subi l’ennui parfois ; ce parvis de pavés, les mêmes qu’il y a 35 ans, ressemblait à un pédiluve : la pluie de ces derniers jours, ce matin encore, a tout humidifié, lavé, recouvert de feuilles mortes, et c’est comme si le ciel et ces pavés si souvent foulés pleuraient aussi le départ de Matthieu Chazal.
Ciel bas et lourd, nuages menaçants, gouttes de pluie sur les vitres et parebrises, vent qui ébouriffe : une ambiance photographique qui ne lui aurait pas déplu, d’ailleurs. En noir et blanc, ça aurait été si beau, ce rassemblement d’amis, de famille, de connaissances plus ou moins lointaines, tous ceux et celles qui ont partagé un bout de chemin avec lui, plus ou moins long, plus ou moins aventureux ; souvent heureux. Les visages marqués par le chagrin, les yeux rougis par les larmes, les traits tirés par la fatigue, les cigarettes allumées face au vent en faisant un petit abri avec la main : Oh ! comme tu te serais régalé, Matthieu, comme tu aurais fait de beaux portraits durant toute cette séquence ! On entendait aussi quelques rires impertinents à peine retenus, des accolades, des embrassades de gens qui ne s’étaient pour certains pas vus depuis vingt ou trente ans. On le sait, les enterrements, c’est toujours comme ça, et c’est naturellement un réconfort.
À 11 heures, le glas s’est arrêté. Le curé a dit les mots de l’accueil, les porteurs des pompes funèbres ont mis la « boîte » sur leurs épaules, et nous sommes entrés dans cette cathédrale, cette « cathé » que nous connaissions par cœur, un peu comme le salon d’une vieille grand-mère qu’on aimait à retrouver avant qu’elle ne disparaisse à nos regards. Le prêtre a récité la vieille liturgie des obsèques, pour les morts et les vivants : signe de croix, lumières posées sur le cercueil, rappel du baptême, paroles d’évangile et d’homélie… Le tout dans un profond silence, presque monacal, ça n’était d’ailleurs pas le moindre des paradoxes, pour celui qui n’était pas tellement un pilier d’église mais plutôt parfois de bar, jusque tard dans la nuit. Pour raconter des histoires, en espérer d’autres, pour se tenir chaud, pour le plaisir de prolonger la rencontre, tout simplement.
Et puis, dans ce silence, a surgi le vent. Je l’ai immédiatement reconnu, ce vent venu du golfe de Gascogne, ce vent du sud-ouest qui frappe les flancs de cette cathédrale que je connais si bien… Ce vent qui s’engouffre entre les arches du clocher, contre les vitraux, sur les lauzes en béton de la toiture du chevet, sous les tuiles romaines de la nef, caressant les coupoles romano-byzantines, guettant le moindre interstice pour se glisser à l’intérieur. Ce vent qui venait de loin – non du levant, si cher à ses yeux et son cœur – mais du couchant qu’il avait si souvent quitté pour mieux y revenir, après tant et tant de pérégrinations, avec ses boîtiers photos argentiques, ses histoires, ses rêves, ses espérances, sa mélancolie...
Le vent du levant et du couchant : la boucle était donc bouclée. Bouclée trop tôt, hélas.
Alors me sont revenus les vers de Gérard de Nerval, tirés de Vers dorés, qui furent cités cette semaine dans Charente Libre par Frédéric Berg, l’un des nôtres, jusque dans la revue de presse de Claude Askolovitch sur France Inter lundi matin : « Te crois-tu seul pensant dans ce monde où la vie éclate en toute chose (…) Souvent dans l'être obscur habite un Dieu caché ; Un pur esprit s'accroît sous l'écorce des pierres ! ».
L’écorce de pierre, ce titre qu'il voulait donner initialement à son livre, qui s’appelle finalement Levant. Le vent du levant ? Lui qui dans tes voyages cherchait « des mondes qui vacillent mais où persiste la lumière », voici que ce vent entendu dans la cathédrale Saint-Pierre nous fait à notre tour vaciller, chanceler, et regarder ce tempus fugit, d’une manière nouvelle, inattendue, inespérée tout autant que redoutée. Ce vent nous laisse comme transpercés de la lumière que Matthieu nous lègue en souvenir, pour toujours.
F.S. Vendredi 27 septembre 2024
« Le monde est plein de nègres et de négresses
Des femmes des hommes des hommes des femmes
Regarde les beaux magasins
Ce fiacre cet homme cette femme ce fiacre
Et toutes les belles marchandises
(…)
Quand tu aimes il faut partir
Ne larmoie pas en souriant
Ne te niche pas entre deux seins
Respire marche pars va-t'en »
(Blaise Cendrars, "Tu es plus belle que le ciel et la mer" dans Feuilles de route)
Les photoreporters sont des hommes à part (suite)
- Le 16 mai 2021, Céline Aucher, de Charente Libre, publiait un article sur le démarrage du projet de Matthieu -
En avril 2020, en plein confinement, cette époque surréaliste dont on se demande encore si on n’a pas rêvé (ou cauchemardé) de l’avoir vécue, j’avais croisé, à Mansle dans la rue des Bouviers, vers midi, un type barbe boire, cheveux noirs, pardessus noir, une baguette de pain sous le bras. J’avais immédiatement reconnu, au volant de l’utilitaire de l’épicerie solidaire, cette « tête de Turc » : c’était Matthieu ! Mais cela me paraissait tellement inattendu, tellement improbable, à cet endroit-là… Je ne me souvenais pas de la dernière fois où nous nous étions vus, mais ça remontait à au moins 15 ans. Je savais qu’il bourlinguait, avec ses boîtiers argentiques et ses péloches noir et blanc, mais j’aurais été bien incapable de dire avec certitude où il se trouvait désormais. Et je le retrouvais là, sur un bout de trottoir manslois, dans un trou charentais, en pleine « guerre » comme disait Macron, en plein marasme de la société mondiale.
Je décidais de le contacter via la messagerie Messenger. C’était bien lui !
Moi : « Salut Matthieu, j'ai rêvé où je t'ai aperçu à Mansle la semaine dernière, avec une baguette de pain sous le bras et au téléphone? Ça avait l'air d'être toi... Je travaille dans le coin, je suis directeur d'une épicerie solidaire itinérante, depuis mai 2019 ».
Lui : « Salut Frédéric, non, pas un rêve. Je vis (plutôt pas mal) ce confinement à Mansle. Où habites-tu ? Ça serait bien de se boire un petit café mais où nous le servirait-on? On attend la fin du confinement pour le boire ? Je vais rester dans le coin pas mal de temps, jusqu'à l'été sans doute ».
Moi : « J'habite à Angoulême quartier Victor-Hugo, je viens à Mouton (siège de l'épicerie) tous les jours ou presque. En effet difficile de boire un coup dans les bistrots, en revanche à Mouton (où le confinement n'est pas aussi dur qu'ailleurs également) ce sera possible, sinon à Mansle on pourra se faire une bise du coude un de ces 4 ».
Lui : « Mouton, je passe devant quand je vais voir la grand-mère à Saint-Angeau et en chambre noire photo, du côté de Chasseneuil. On essaye de se voir alors ».
Le 9 juin 2020, on y arrivait, enfin : « Salut Frédéric, je serai au labo-photo ces prochains jours, si tu veux venir y boire un café. Je vois que tu sillonnes les petites routes de Charente, tu trouveras sans doute le lieu-dit La Devignère, commune de Lussac, quand tu rentres dans la cour de ferme, c'est à droite, porte bleue. N'hésites pas à passer ».
La première rencontre de ces retrouvailles, après 1000 ans, fut, elle aussi, surréaliste. Je devais me rendre à un week-end de copains, dans le Limousin, dont la plupart le connaissaient, anciens du collège et du lycée St-Paul d'Angoulême. Lussac était sur ma route. J’ai mis un petit moment à trouver La Devignère, n’utilisant que très peu le GPS : chacun ses démons, lui, c’est le numérique ; moi c’est le GPS. Il m’a fait visiter son antre, ce lieu hors du temps, hors géographie, hors tout. Un lieu qui lui ressemblait, où on sentait que l’amitié, la camaraderie, le café et le vin rouge devaient couler à flots. C’est là, entre deux gorgées de café, que je lui ai parlé pour la première fois que je rêvais qu’un photographe vienne immortaliser les tournées de distributions d’aide alimentaire dans le Ruffecois, auprès des bénéficiaires, un peu à la façon d’un Depardon. Je lui ai dit que j’avais commencé à raconter ce que je vivais et voyais dans de courts textes que j’avais un peu maladroitement nommé Rural road trip, qu’il pouvait aller les lire sur mon blog.
Je ne sais pas s’il a pressenti que je lui mettais le grappin dessus, mais il a eu cette expression d’homme libre et nomade qu’on lui connaissait : « Houlà ! Doucement, faut voir, je suis de retour ici mais toujours un peu de passage… » ou quelque chose dans ce goût-là, bref : je m’en suis voulu d’avoir sans doute été un peu vite en besogne. J’ai eu peur de l’avoir un peu bousculé.
Et puis, le 3 avril de l’année suivante (2021), j’ai reçu ça : « Salut Frédéric, un projet se dessine avec une équipe de photographes de la région: l'idée est de documenter en Nouvelle-Aquitaine la montée de la pauvreté à cause de la pandémie. Je me tourne naturellement vers la Charente et peut-être vers ton association. Je viens passer quelques temps en Charente pour la Pâques, serais-tu disponible pour qu'on cause de ce projet ? Te souhaite de bonnes Pâques ! »
Nous avons dû nous voir quelques temps après – il y a eu un troisième et dernier confinement de 3-4 semaines, un peu plus léger que les précédents mais avec encore les attestations, les kilomètres à ne pas dépasser, les flics et gendarmes surmotivés, le carnet à souche bien en main à traquer les fraudeurs – et début mai 2021 il faisait ses premiers pas dans l’entrepôt de l’épicerie solidaire E.I.D.E.R., sise au 8, rue de la Mairie à Mouton, près de Mansle et d’Aunac-sur-Charente.
- En octobre 2021, Matthieu envoyait un dossier de candidature à l'appel à projets "Brouillon d'un rêve" -
« Introduction
Les premiers rapports sur l’impact de la pandémie commencent à tendre à la société un miroir grossissant de ses inégalités, de ses mécanismes de pauvreté et d’exclusion.
Mon projet est d’accompagner une association qui propose de l’aide alimentaire à une population précaire dans une région rurale, anonyme et ordinaire.
Portraits de bénéficiaires de l'aide alimentaire et galerie de paysages d'une zone rurale délaissé des pouvoirs publics ».
[Matthieu Chazal, argumentaire du dossier de candidature à la bourse Brouillon d’un rêve, de la Scam, Société civile des auteurs multimédia, octobre 2021]
(à suivre…)
Les photoreporters sont des hommes à part
(en hommage à Matthieu Chazal, photoreporter, 1975-21/09/2024)
- Matthieu Chazal (à dr.) avec son ami Turc Murat Yazar, au festival Barrobjectif, à Barro (16), en septembre 2021 -
Ils évoluent dans les marges, souvent nomades, semblent peu attachés aux choses de la vie quotidienne, hormis leurs boîtiers photographiques. Numériques ou argentiques (plus rares), le prolongement de leurs yeux, et de leurs bras, captent ce que, bien souvent, on ne parvient pas à voir soi-même.
Lorsque j’étais journaliste en activité, j’ai souvent admiré les confrères photographes. Ça a commencé par Pascal Maguesyan, à Lyon, le premier à m’avoir dit que mes photos de montagnes étaient bien, mais si j’y ajoutais de l’humain, elles seraient encore mieux. C’était il y a longtemps, en 2008-2009, et ça a changé radicalement ma façon de prendre des photos, jusqu’au livre Franchir les Pyrénées sur les chemins de la liberté, paru en 2011. Il me disait « tes photos sont belles, parfois dramatiques dans l’immensité qu’elles montrent, mais si tu ajoutes l’homme, on se rendra mieux compte de l’échelle ». L’homme, dans son paysage, dans le paysage, son histoire dans la géographie…
Puis il y a eu l’âge d’or, à Blois et Orléans, auprès de photographes de presse qui gravitaient autour de moi sur les lieux de reportages : Jérôme Dutac, de La Nouvelle République, que j’appelais affectueusement « le photographe de poche », car sa petite taille lui permettait souvent de se glisser là où on ne réussissait pas à aller, nous autres « grands ». Et puis Thierry Bourgoin (indépendant, et photographe officiel de la mairie), Sébastien Gaudard (doublure de Jérôme à la « NR »). On s’est souvent tapé des barres, en essayant de ramener la meilleure image. J’ai beaucoup appris en les regardant travailler, et, j’ose le dire, j’ai souvent essayé de les imiter. De retour en Charente, j’ai retrouvé avec plaisir Pierre Duffour, retraité de Charente Libre, et croisé un peu Renaud Joubert, Quentin Petit (un autre photographe « de poche »).
Matthieu Chazal était différent de tous ces photographes qu’on pourrait quasiment qualifier, à côté de lui, de mainstream. Il avait pourtant travaillé lui aussi en rédaction, de 2001 à 2005 à Sud-Ouest, mais l’immédiateté, le scoop et les sujets « à chaud », ça n’était pas sa came. Lui, ce qu’il aimait, c’était prendre son temps. Un peu comme les bains révélateurs de ses négatifs issus des « péloches » argentiques qu’il développait dans un petit laboratoire entre Saint-Claud et Chasseneuil-sur-Bonnieure, dans un petit hameau près de Lussac. Quand il est arrivé à l’épicerie solidaire itinérante E.I.D.E.R., au printemps 2021, pour y « photographier la crise », comme il le disait (projet qu’il rebaptisera « les lendemains qui déchantent » un peu plus d’un an après dans un synopsis qu’il avait envoyé à « Brouillon de rêve », afin d’y obtenir une bourse qui lui permettrait de poursuivre le projet), il a commencé, comme souvent, par rouler lentement une cigarette, près de la grande porte coulissante de l’entrepôt, à Mouton, en touillant une tasse de café. Il en buvait pas mal, pour essayer de se tenir éveiller après des nuits qui semblaient souvent presque blanches.
Les bénévoles et bénéficiaires l’ont très vite adopté. Je n’en revenais pas, car si, sur le papier, le projet me séduisait et je lui en avais même parlé un an plus tôt à Lussac lors d’une brève entrevue, je me demandais comment, concrètement, allait fonctionner le détonnant attelage ! Lui, avec sa liberté de nomade, ses réflexions de philosophe-géographe-photographe qui avait bourlingué aux confins de l’Europe, des Balkans, de l’Irak et de la Turquie ; et les gens d’ici, qui ne sont bien souvent jamais sortis du département ou presque, en tout cas assez peu inspirés par la poussière d’Anatolie soulevée par de grands vents venus d’orient…
Et pourtant ça a marché, et pas qu’un peu ! Plusieurs cigarettes roulées et tasses de café plus tard, il s’est fondu dans le paysage, gagnant la confiance des unes et des autres (les bénévoles sont souvent très majoritairement des femmes, qu’il charmait, involontairement), alternant l’écoute attentive des histoires de vies de ces bénévoles et bénéficiaires, ses propres histoires et anecdotes du « levant » lointain, et avec moi les souvenirs du collège et du lycée Saint-Paul, du plateau d’Angoulême, de tel ou telle ancien du bahut, s’enquérant de ce qu’ils ou elles avaient pu devenir. Il mettait la main à la pâte, aussi, et ça a aidé : entre deux caisses de boîtes de conserves ou la tenue de la caisse pour scanner les articles, éternellement vêtu de ses chemises sombres, de son pardessus noir ou d’une veste de treillis et de ses boots dont il faisait claquer les talons sur le béton ciré de l’épicerie sociale, l’enfant du pays, comme il aimait à rappeler - sa grand-mère vivait au Châtenet, sur la commune de Saint-Angeau où il avait passé une partie de sa jeunesse et où il vivait, en transit, à ce moment-là - a gagné la confiance de tout le monde.
Il ne lui restait plus qu’à sortir son boîtier photos, argentique, pour tirer le portrait des gens. C’est ce qu’il avait commencé à faire, fin 2021, début 2022, avant que n’éclate la guerre en Ukraine, et qu’il soit happé par celle-ci, se rendant près du front et à Odessa, d’où il rapportera des Chroniques d’Ukraine, et plein d’histoires. En conséquences, il avait un peu pris ses distances avec le projet initial de photographier la crise en Ruffecois, mais réapparaissait, de temps en temps, à l’improviste, et nous passions de longues minutes au téléphone pour évoquer le projet, son avenir, et tant d’autres sujets toujours près de l’essentiel…
Il revenait régulièrement, on évoquait le projet, mais à mesure que le temps s’effilochait, j’avais fini par le ranger dans le carton aux souvenirs, jusqu’à ce que j’apprenne, par son frère Guillaume, qu’il y tenait encore beaucoup, et en parlait souvent. Mais ça, c’était après avoir appris sa mort brutalement, au téléphone, alors que je promenais mes semelles sous les murailles du château de Monfort, en Dordogne, dans la commune de Vitrac.
(à suivre…)
Nécrologie (abbé Pierre, republication d'un article de 2007).
Il s'était trouvé par hasard - et pas rasé - que je sois à Paris fin janvier 2007, au moment des obsèques de l'abbé Pierre, tout auréolé de sainteté, ou quasiment, au moment où il passait de vie à trépas, à 95 ans. Je m'étais rendu sur le parvis de Notre-Dame, le 26 janvier. C'était facile d'accès, à l'époque, peu de services de sécurité, peu d'obsession d'attentats, et une foule bigarrée de gueules cassées, de petits, de sans grades, avaient pu approcher au plus près. Nous étions encore en "chiraquie" mais plus pour longtemps, et bientôt prendrait le relais de la "sarkosie", qui fit tant de mal socialement à des gens déjà la tête sous l'eau. Je me souviens, journaliste débutant et vivotant de petits CDD mal payés et de piges précaires, de l'ambiance ce matin-là. J'avais été très impressionné par cette arrivée massive d'anciens compagnons, de sympathisants de la cause des mal-logés (ou pas logés du tout), mais aussi de gens bien mis, comme on dit, de bonnes dames du XVIe arrondissement ou tout au moins de la rive gauche, d'hommes en loden, etc. J'étais dans cette foule d'anonymes, le cul entre deux chaises moi-même mais chanceux car avec un toit sur la tête, en cet hiver froid de janvier 2007. J'avais sorti l'appareil photo, et jeté mes doigts engourdis sur le calepin pour recueillir quelques témoignages, impressions, émotions. Ça avait donné cet article ci-dessous, qui prend naturellement, aujourd'hui que nous savons que le saint homme n'en n'était pas vraiment un mais visiblement lui aussi un gros dégueulasse. Tout cela interroge les hommes et femmes que nous sommes, qu'est-ce qu'un homme quasiment sanctifié de son vivant, adulé, Dieu sur terre même pour certains/certaines ? Comment se peut-il que lui aussi... Pourquoi n'a-t-on jamais rien dit ou si peu, pourquoi en comment n'a-t-on pas pu stopper le bonhomme, pourquoi n'a-t-on pas écouté les victimes qui osaient dire, et à qui on a gentiment demandé de se reprendre, parce que, quand même "l'abbé Pierre"...
J'avais été touché, adolescent, dans un émission de Christine Ockrent (Qu'avez-vous fait de vos 20 ans ? sur Antenne 2), par cette citation de l'abbé : "Je ne suis pas chargé de convaincre, je suis seulement chargé de dire". Et bien voilà, maintenant, on dit, on en finit pas de dire d'ailleurs, mais souvent c'est trop tard et l'Église, les institutions (Emmaüs bien sûr, mais aussi l'Arche de Jean Vanier, lui aussi un salopard, finalement) peinent à se saisir correctement du problème, malgré la mise en place de la CIASE (Commission indépendante sur les abus sexuels dans l'Église). Comme l'a justement dit sur France Culture lundi 16 septembre dans Questions du soir Véronique Margron (théologienne dominicaine et membre de la CIASE) : "il ne s'agit pas de détruire un mort, mais de réparer les vivants qui ont subi ces abus et ces crimes". Et il y a du boulot...!
F.S.
Ci-dessous l'article de janvier 2007.
Pour qui sonne le glas ?
Bravant le froid qui devait ressembler à celui de l’hiver 54, et non loin du fameux boulevard Sébastopol, plus de trois milles personnes se sont recueillis sur le parvis de Notre-Dame de Paris vendredi dernier, pour les obsèques du pèlerin d’Emmaüs.
«Georges, toi qui es tout cassé, trouves-en un deuxième comme toi, et ensemble, allons en soulager un troisème ». Les propos de l’Abbé Pierre, lors de la fondation de la première communauté d’Emmaüs, avaient donc pris des proportions fortes. A l’intérieur de la cathédrale, le protocole républicain, souhaité par le Président Chirac lui même, était légèrement écorné, pour respecter les dernières volontés de « l’Abbé » qui ne fut jamais tendre envers les gouvernants : aux premiers rangs, les compagnons d’Emmaüs. Derrière eux, les « officiels » et les gens « importants ». Sans doute une image prophétique de l’au-delà. Dans son mot d’accueil, Martin Hirsch, l’actuel président de l’association, a donné le ton : « La meilleur façon de lui rendre hommage, ce sera de continuer son combat ». Précision qu’il n’était sans doute pas inutile de rappeler à une assemblée composée donc pour une part de personnalités politiques de haut rang, en exercice, ou l’ayant été… Dans son homélie, le cardinal archevêque de Lyon, Philippe Barbarin, s’est appuyé sur trois images tirés de l’évangile de Luc (le récit des pèlerins d’Emmaüs) : « la route, la parole, le pain ». Trois mots, trois piliers de la vie de l’Abbé Pierre, et de beaucoup de compagnons avec lui. « Nous reprenons la route, d’un bon pas, pour aimer et servir les autres, jusqu’à notre dernier souffle ».
A l’extérieur, au son du glas, un silence glacial s’est emparé d’une assemblée hétéroclite recueillie. A cet instant, les mouchoirs sont sortis des poches, parfois crasseuses de ceux dont on dit volontiers qu’ils ont des « trognes » plutôt que des visages et des figures. Parmi le public de parisiens parfois bon chic, bon genre, beaucoup de « sans » : sans travail, sans logement, sans propreté, sans beaux habits, sans papiers, mais pas sans espoirs. Car ils ont parfois croisé, en vrai ou par l’intermédiaire des compagnons, celui pour qui « les autres » étaient devenus une préoccupation de tous les instants. Depuis que son père lui avait dit, enfant : « et les autres ? Tu n’y penses pas aux autres ? ». Pour Jean-Pierre, sans domicile fixe depuis dix ans, « Emmaüs m’a permis de ne pas mourir dans la rue, alors pour moi, l’abbé Pierre c’est comme un père ». Jeannine, soixante ans, est en larmes : « qui va prendre le relais maintenant ? Et tous ces hommes politiques là qui ne font rien ou presque ». La révolte à fleur de peau, à la mesure de la peine.
Puis lentement, accompagné de nouveau par le glas dans le ciel froid de Paris en pleurs, le cercueil a traversé le parvis, la foule, le peuple des petits dont il faisait partie, au nom de l’amour. « La vie m’a appris que vivre, c’est un peu de temps donné à nos libertés pour apprendre à aimer, et se préparer à l’éternelle rencontre avec l’Eternel Amour. Cette certitude-là, je voudrais pouvoir l’offrir en héritage. Elle est la clé de ma vie, et de mes actions », disait-il dans son « Testament » en 1994.
Cette rencontre est enfin arrivée, et elle ne regarde que Dieu et son fidèle compagnon. Sur le parvis de Notre-Dame, il y a eu la dernière rencontre des hommes et femmes qui lui ont rendu un hommage poignant, avec un mot qui à lui seul suffit pour dire l’amour d’un proche : « merci, l’Abbé ! ».
(en rentrant, dans le métro, je suis tombé sur cette affiche et ce slogan. On achève bien les chevaux, même s'ils valent de l'or, mais la question posée par l'affiche prend une actualité singulière...)