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Le jour. D'après fred sabourin

Mort de rire

31 Octobre 2014 , Rédigé par Fred Sabourin Publié dans #émerveillement

 

 

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                                                            - R.I.P -  

 

 

Il y a quatorze ans, par une nuit de Toussaint plus noire que noire, vers 7 heures du soir, un homme descendait d’un train express régional, dans une petite gare d’une ville moyenne, très moyenne, marchant sans le savoir vers un destin funeste. Quelques heures plus tard, son père décédait ayant lui-même mis en scène le lieu, l’heure, et les acteurs de sa propre mort. Il a raconté ça ici, en 2010, dans un texte intitulé « Dix ans déjà ».

 

Quatorze ans plus tard, me voici planté là, devant cette pierre tombale de granit gris, sous un beau soleil d’automne à faire rougir l’été pourri dont tout le monde se souvient. Ce cimetière poitevin parsemé de chrysanthèmes tous aussi étincelants les uns les autres, et pourtant d’une banalité à en crever, donne à ces lieux de souvenir une teinte qu’étonnement j’aime retrouver chaque année, pour une raison que je préfère continuer d’ignorer. Ce cimetière est à un jet de pierre de la Vienne, où mon père m’emmenait pêcher. En traversant le pont qui enjambe la rivière après la sortie de l’autoroute, je me suis dit ce jour-là qu’il devait y faire bon, assis au bord de l’eau, à contempler un bouchon vivre sa vie au bout de son fil, lui-même au fil de l’eau.

 

Debout devant cette pierre tombale sur laquelle est écrit mon propre nom de famille, je n’y étais cependant cette année pas seul. Une petite main dans ma grosse pogne m’accompagnait, une brioche dans sa main libre, car c’était l’heure du goûter. Drôle d’endroit pour goûter, dirons les rabat-joie qui ne manquent pas sur cette terre. Et pourquoi pas ? Après tout, il n’y a pas de raison que seuls les vers se régalent en de tels lieux.

 

Je lui avait partiellement expliqué, à la petite tête blonde au bout du bras où il y a cette petite main, ce que nous allions faire, avec ce « chrysanthème » acheté le matin même une poignée d’euros dans un supermarché d’une banlieue modeste d’une autre ville moyenne. Ça faisait d’ailleurs plusieurs semaines qu’elle en parlait elle-même, du « papa de papa », ou « papy, il est où ? » et tout ce que les mômes peuvent sortir de leurs minuscules bouches pourtant capables de sortir des énormités – dans le bon sens du terme. « Ton papa il est mort ? » avait-elle dit du haut de ces trois ans et des brouettes. « Oui, il est mort, il y a longtemps, tu n’étais pas née. » Et loin de l’être l’année où ça s’est passé, ai-je pensé aussi.

 

Parler de la mort avec un enfant de trois ans, c’est un peu comme de décrire la banquise à un habitant du Sahara ou expliquer le dogme de l’Immaculée conception à un indien d’Amazonie qui sortirait tout juste de sa jungle, une lance en main et un slip en feuille de bananier entre les jambes. C’est inimaginable, car jamais imaginé. Impensable, car impensé. Ça n’a juste aucune consistance, car ça n’a jamais été éprouvé sur autre chose qu’une araignée ou une mouche. C’est pourtant ce que j’avais entrepris de faire, sachant que j’allais venir avec elle déposer ce chrysanthème sur la tombe de mon vieux paternel qui avait décidé, lui, d’éprouver le merdier avant l’heure et d’en faire subir les infâmes conséquences sur ceux qui restent.

 

Je lui ai donc dit que nous allions voir là où était « le papa de papa », mais j’avoue que comme avocat de la cause, on a dû connaître plus convainquant. Alors nous avons pénétré dans l’allée centrale du cimetière nord de Châtellerault, par une douce et lumineuse après-midi d’octobre, qui contrastait méchamment avec le climat qu’il faisait le jour où nous l’avions mis en terre, « le papa de papa ». Elle a tout de suite dit « qu’il y avait beaucoup de fleurs là, hein ? » Oui, il y a beaucoup de fleurs mon petit, c’est la saison où il y en a le plus ici. Et puis nous avons tourné une fois à droite et une fois à gauche, dans l’allée où repose « le papa de papa ». Je me suis arrêté automatiquement devant l’endroit, sans réfléchir. Et j’ai dit : « voilà, c’est là ». Il y a eu un instant de silence, qui m’a paru long. Elle m’a regardé avec ses grands yeux bleus transperçants et a dit : « Mais il est où ton papa ? » Alors j’ai dit le truc le plus con que je connaisse, sans réfléchir, le truc que je déteste le plus qu’on dise aux gosses dans ces cas là. J’ai dit : « Il est là mais en fait il est aussi dans le ciel ». Et le pire est arrivé : elle a regardé le ciel, et n’a rien vu, naturellement. J’ai rougi de honte. Mais nom de dieu de bon dieu pourquoi ai-je dit une connerie pareil, moi qui ai tant lutté contre ça ?

 

J'ai repris mes esprits, ce qui, vu l'endroit, n'est pas très compliqué. Accroupi auprès d’elle, je lui ai expliqué que quand les gens qu’on aime étaient morts, on les mettait dans la terre, sous cette grande pierre, que de temps en temps on pouvait venir mettre des fleurs sur la pierre. Et qu’on pouvait continuer à les aimer, comme eux peuvent peut-être continuer à le faire, mais d’une autre façon. Elle m’a regardé, et a mordu un bout de sa brioche. Pragmatique, la môme. Avec son pied, elle a commencé à racler le sol sablonneux du cimetière, pendant que je creusais de mes doigts un petit trou pour y enfoncer le chrysanthème. Une fois que le pot fut callé, j’ai regardé la pierre comme un idiot, et des larmes sont venues. Pas suffisamment cela dit pour qu’elle les voit, toute occupée à faire des sillons avec ses pieds dans le sable. Nous sommes restés là à peine cinq minutes et puis on est repartis.

 

En sortant je me suis dit que finalement c’était peut-être ça : la vie c’est comme un jeu sur du sable. Des sillons. Et la mort, juste un truc incroyable. Inaudible. Impensable.

 

C’est exactement ça : impensable.

 

 

 

 

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