Cirque glace
J’ai souvent l’occasion de le dire et déjà eu l’occasion de l’écrire : le massif Gavarnie - Mont-Perdu – Ordessa exerce sur moi une fascination et une affection qui n’ont d’autre explication que l’extraordinaire beauté d’un site montagnard et géologique exceptionnel. Un coup de foudre a généralement du mal à s’expliquer, et pourtant en ce qui me concerne le début de l’histoire ressembla à tout sauf à ça. Il s’agissait plutôt d’un coup de froid, si j’en juge par cette virée de mi-septembre 1994 avec deux amis qui aurait pu très mal finir. Partis de Gèdre « pour faire le Mont Perdu » (sic), tout allait bien dans le Cirque d’Estaubé jusqu’au refuge de Tuquerouye, à 2666 mètres d’altitude, dominant un couloir nord d’éboulis que l’on pourrait qualifier de tous les noms d’oiseaux possibles, et battus par les vents pratiquement toute l’année. Ni l’aspect dépotoir du refuge à cette époque-là (il ne sera complètement refait que cinq ans plus tard) ni la neige qui tomba dans la nuit n’arrêtèrent les intrépides randonneurs amateurs que nous étions. Au réveil – avions-nous réellement dormis, transis de froid sur la terre battue le long des murs suintant l’humidité ? - cinq centimètres de neige fraîche au sol, mais tempête de ciel bleu : on y va les gars ! Avec nos déguisements de scouts (deux pulls de laine superposés et bermudas en velours), mal chaussés (des rangers de l’armée), nous avons pris ce que nous pensions la direction du « Perdu ». Et nous nous sommes « égarés » au col des Astazous (que nous ne connaissions pas), finissant, après une ultime averse de neige car le temps s’était bien couvert, par faire demi-tour, repasser la brèche de Tuquerouye, et descendre jusqu’à la cabane d’Estaubé prendre 12 heures de repos non-stop avant le petit-déjeuner suivant. Repassant la Hourquette d’Alans, nous avons piteusement fini au camping dit de la Bergerie à Gavarnie, face au Cirque, sirotant quelques verres de liqueur basque Izarra pour se réchauffer.
A quoi pensais-je à ce moment-là, mis à part le rêve d’un bon lit chaud avec des draps secs ? Je l’ignorerais, sauf à omettre que ce jour-là, en voyant cette muraille impressionnante semblant sortir de terre par je ne sais qu’elle action d’un géant maçon, quelque chose s’est imprimé durablement à la fois dans la prunelle de mes yeux, et dans mon esprit. J’avais échoué – avec mes vieux camarades scouts – à conquérir le Mont Perdu, mais inconsciemment je me promettais de revenir ici voir « ça », de plus près, et d’en haut.
Il m’a fallu cinq ans avant de concrétiser ce rêve de revoir le cirque, d’en faire le tour, de franchir la célèbre brèche de Roland, de mettre le « Perdu » sous mes pieds, de repasser la brèche de Tuquerouye puis de rentrer triomphalement à Gavarnie en mettant le Piméné dans le sac au passage. Le 11 août 1999, au moment de l’éclipse totale du soleil (un signe, mais lequel ?), avec un autre camarade de promo nous franchissions en grelottant la brèche de Roland après être monté le long du vallon de Pouy Aspé puis le refuge des Sarradets. Le 12 août, nous étions au sommet du Perdu, pas perdu pour tout le monde... Nous n’y vîmes pas grand-chose – il était ce jour-là coiffé de son nuage habituel – mais pour autant je savourais ma revanche en quelque sorte sur le sort qui aurait pu me faire disparaître, mes compagnons et moi-même, cinq ans plus tôt. Entre temps, je fus initié sur les pentes de l’Ossau, en août 1997, puis l’année suivante par quelques marches humides et fraîches en Ariège.
Cette montagne, ce site de Gavarnie – Mont Perdu – Ordessa, se conquiert année après année, pas après pas, mètre après mètre. Quand je vois aujourd’hui les nombreux trailers courir sur ces pentes je me dis qu’ils ratent quelque chose de ce rite initiatique que seule la marche peut apporter. D’abord hésitant – comment le serait-on pas face à l’imposante muraille qui n’offre en apparence que peu de prises ou de passages pour la franchir ? – puis prenant de l’assurance au fil des conquêtes en solitaire ou flanqué de mon fidèle compagnon de marche – j’ai surtout appris à l’aimer. Car ce site, malgré sa rudesse, son âpreté, ses difficultés, ne s’offre pas « comme ça » au premier venu qui se frotte à ces pentes et ses cimes. Il faut être initié. Mieux : invité. Et je crois qu’on en profite doublement quand on apprend aussi à lire le formidable livre de d’histoire et de géologie ouvert sous nos yeux (1).
La fonte des glaciers, qui a démarrée entre 16.000 et 20.000 ans, a poursuivi la formation des vallées telles que nous les connaissons désormais. Dans les Cirques de Gavarnie, d’Estaubé, de Troumouse, cette fonte a donné le résultat spectaculaire que nous voyons aujourd’hui. Le plus imposant d’entre eux, Troumouse, fait 11 kilomètres de long, en arc de cercle quasi parfait. Vue de loin, la muraille semble infranchissable, mais de nombreuses « failles » ou, comme le dit l’écrivain italien Erri de Lucas, « d’indulgences de la nature ». Echelles de Sarradets, Rochers blancs et Brèche de Roland à Gavarnie. Brèche de Tuquerouye et Port Neuf de Pinède dans le Cirque d’Estaubé. Passage dans un couloir très raide entre deux murs près des « Deux sœurs » dans le Cirque de Troumouse (entre autres passages). La plupart se méritent au prix d’efforts conséquents, réservant parfois de belles surprises, et de belles rencontres, parfois « au sommet » !
La comparaison récente de photos de ce qui reste des glaciers, au Vignemale, au Mont Perdu ou à l’Aneto par exemples, montrent que cette fonte n’est pas terminée, mais qu’elle s’accélère à grande vitesse. La couverture neigeuse hivernale, hélas de moins en moins épaisse du fait des faibles chutes de neige, parfois trop tardives pour espérer tenir aux températures estivales y compris en très haute altitude, ne peut espérer tenir face aux assauts du soleil d’été. Entendons-nous bien : je n’ai rien contre le soleil, bien au contraire, celui-ci permet de belles courses et de beaux sommets en toute quiétude, et quand il disparaît il laisse place à ces nuits drapées d’étoiles où on hésite parfois à fermer les yeux tant le spectacle est superbe.
Cependant, en voyant et en entendant le goutte à goutte de la fonte de ce petit glacier au fond du cirque de Gavarnie ce 15 août au matin, humidifié par la grande cascade chutant de 400 mètres, au raz de la muraille, il était difficile de ne pas penser à l’inexorable fin d’un monde – celle des glaces qui ont creusé ces sites merveilleux – annonciateur, qui sait, de la fin du monde vivable pour nous, petits terriens perdus dans cette immensité de roches, de murailles, de pics et de pointes. Un monde hostile aux odeurs de roches humides, de vieille neige un peu rance, d’eau glacée ruisselante sur les parois, que le vent tournoyant dans le cirque nous amène par effluves régulières. La sueur de la roche ; l'haleine des Pyrénées. Un monde hostile et rude, taillé pour lui-même, dans lequel l’homme, pour exister, doit se frayer son propre chemin, acceptant sa propre finitude.
(1) Depuis 500 millions d’années l’érosion du temps et la tectonique des plaques forment, déforment puis reforment le massif de Gavarnie - Mont Perdu. La formation d’une première chaîne montagneuse, beaucoup plus haute que l’actuelle, s’est produite à la faveur d’une compression de la chaîne hercynienne. En « seulement » quelques dizaines de millions d’années, cette chaîne s’est érodée, puis de nouveau recouverte par des mers peu profondes, entre moins 250 et moins 100 millions d’années. Une nouvelle couche de sédiments se dépose sur l’ancienne. Puis intervient une deuxième poussée de la plaque africaine vers la plaque ibérique du sud vers le nord provoquant l’empilement des terrains anciens qui soulevèrent les sédiments récents, repoussant les mers vers le sud. Dans certains endroits, le plissement des couches anciennes sur les couches récentes a créé ce que les géologues appellent une « nappe de charriage », un peu comme si on passait un couteau sur une plaquette de beurre pour en faire de petits escargots. Ceci se passe entre -45 et -35 millions d’années. La couche sédimentaire a été prise en sandwich entre deux couches anciennes, notamment donc dans l’exceptionnel site de « Gavarnie – Mont Perdu ». À -35 millions d’années, les Pyrénées telles que nous les connaissons aujourd’hui sont formées. Le climat y est chaud et humide, jusqu’aux environs de -200.000 ans, où commence une période de glaciation, qui va durer jusqu’aux environs de -20.000 -16.000 ans, où commence le dégagement des vallées par les glaciers. Ils étaient d’une surface très importante : environ 300 km de long et commençaient à environ 700 m d’altitude. |