L’amitié, cette enfant du hasard (en slip)
« Dis papa, pourquoi tu as aimé ça être militaire ? À cause de cette caserne ? ». Pas facile d’expliquer à une enfant de 9 ans pourquoi un tel lieu – une ancienne caserne landaise reconvertit en cité administrative – suscite autant d’attrait, 24 ans plus tard, allant jusqu’à provoquer un détour de 48 km sur la route du retour des vacances... C’est d’autant plus étrange que l’accueil se faisait à l’époque où elle tournait à plein régime par un bâtiment nommé « Solférino » : le « gnouf » de la dite caserne. Pour les férus d’histoire, Solférino est le nom d’une bataille de la campagne d’Italie, le 24 juin 1859, en Lombardie. C’est aussi le nom d’une petite commune des Landes, à quelques kilomètres de là. Dans la caserne Bosquet, « Solférino » était le nom des geôles où les punis de la semaine allaient essayer de dormir quelques heures, roulés dans une couverture en laine kaki, avant d’être réveillés bien avant l’aube pour effectuer les fameux « TIG », travaux d’intérêts généraux. Bienvenue à bord, jeunes bleues-bites ! Vous saviez où vous mèneraient vos égarements en cas d’écarts de conduite…
La commune où se trouvent un père et sa fille ce jour nuageux mais chaud d’août est préfecture du département des Landes : Mont-de-Marsan. Une préfecture un peu isolée au milieu des bois, une petite cité aux allures de sous-préfecture, à peine desservie par le chemin de fer sur une voie unique et non électrifiée. Deux autoroutes passent au large, suffisamment pour faire hésiter le touriste à faire le crochet, réduisant les tentations de venir s’y perdre. Aucun véritable attrait patrimonial ou architectural en particulier, à moins de considérer que des arènes de tauromachie en soient. Des routes nationales s’en échappent en étoile, en direction de Dax, Agen, Pau et Bordeaux, fendant l’air chaud et humide entre les grands pins et les champs de maïs, à perte de vue. Mais revenons en arrière.
Un matin d’octobre 1996, plusieurs centaines de conscrits – c’était leur nom – ont convergé de la gare vers la caserne Bosquet, distante de deux bons kilomètres, pour y effectuer ce qu’on appelait encore leurs obligations militaires. C’était juste avant que Jacques Chirac ne signa la fin de la conscription, jugée inégalitaire, un brin dépassée et que les plus nantis fils à papa esquivaient joyeusement. Certains appelés y allaient cependant parfois avec entrain (rares mais il s’en trouvait). L’essentiel des conscrits ce jour-là affichait la mine timorée de ceux qui s’y résignent faute de mieux : quand faut y aller, faut y aller, et vivement la fin, bordel.
Vingt-quatre heures après le début, la scène est bien réelle et aurait été digne d’une chanson de Brel. Qu’on imagine une longue file d’attente de futurs paras en slips (vive l’armée française !), survêtements pliés sous le bras, la boule à zéro, attendant leur tour pour se faire injecter des doses de vaccins dans un couloir d’infirmerie au carrelage blanc comme un asile, éclairés de néons étincelants et sentant l’eau de javel. Au bout du couloir, un médecin-chef, à lui seul remède à n’importe quelle maladie tropicale ou équatoriale que ces appelés du contingent pourraient attraper dans d'exotiques contrées où les parachutistes coloniaux qu’ils allaient devenir étaient censés se rendre, un jour. Le capitaine médecin, flanqué de deux infirmiers, piquaient à tour de bras : fièvre jaune, typhoïde, tétanos et autres joyeusetés en guise de cocktail de bienvenue. Parmi les blancs becs, certains roulaient déjà des mécaniques, forts en gueule ; mais la plupart tentaient de regarder ailleurs en la bouclant. L’un d’entre eux tenait pourtant conversation civilisée avec un autre de ses semblables au sujet de livres. Oui, vous avez bien lu : de livres. Ça valait le coup de tendre l’oreille : il y avait donc ici un ou plusieurs extra-terrestres qui lisaient des livres ! Le contingent d’octobre, classiquement celui des étudiants, avait en effet mauvaise réputation : c’était celui des « intellos », propices à la contestation des ordres établis, propre à tenir tête, à dénoncer les ordres cons bref : des suspects qu'il convenait de maintenir dans le rang. Il s’approcha du gars dont il ignorait encore le nom et qui parlait de livres. Il disait « en emporter un partout quand il ne pouvait en emporter aucun autre », et qui, selon lui, pouvait être lu et relu sans lassitude. C’était L’Anthologie de la poésie française, par Georges Pompidou. Un trésor de la langue française en 450 pages serrées format livre de poche du normalien-banquier-Premier ministre-Président de la République. Prenant part à la conversation, il déclara avoir emporté pour sa part Céline, Voyage au bout de la nuit, dont il ne dépassa pas 50 pages, vu le programme annoncé. Dans cette infirmerie militaro-médicale, entre les pesées et prises de mesures, les piqûres les faisaient ressortir « bons pour le service » (mais de qui ?).
Le temps leur paru cependant trop court : 24 ans plus tard, ce conscrit anonyme ne le fut pas longtemps, il est devenu un ami, un camarade, un frère. Grâce à lui, sa vie fut probablement différente de ce qu’elle aurait pu être alors. Car à l’issue de ces quelques mois de campagne – qu’il serait trop long ici et maintenant de détailler – le lecteur de Pompidou lui fit découvrir sa montagne favorite à quelques kilomètres de « Bosquet » : la vallée d’Ossau en Pyrénées, dont il n’est jamais vraiment redescendu. Il est des lubies qui prennent parfois leur source dans les hasards de l’existence. Celle-ci en est l’enfant, devenu adulte (24 ans donc) qu’il était temps de présenter au prolongement de sa propre existence, questionnant de ses grands yeux bleus ces vieilles coutumes viriles si étranges.
Il en va ainsi de l’amitié : elle naît du hasard et des coïncidences, sans qu’on ne l’ait ni voulue ni calculée.
Tranquillement assis à l’ombre des grands platanes qu’il avait connu et ramassé les feuilles, automne 96 ; le derrière dans l’herbe rase entourant la médiathèque montoise tout de verre et d’acier qui trône à présent dans l’ancienne cour de la caserne – dont subsistent la plupart des bâtiments et les fameux platanes bordant les anciennes allées qui résonnent encore de leurs chants de « l’ordre serré » ; ils ont parlé de ce temps lointain qui ne reviendra plus, mais demeure vivant par ce qu’il y fit et vécu. De ce qu’il en a conservé, aussi. Car demeurait la question du début : « pourquoi tu as tant aimé être ici ? », insistait-elle auprès de son père, en mastiquant un sandwich rôti de porc-mayonnaise-cornichons.
« Parce que je m’y suis fait un Ami, ma petite, que tu connais d’ailleurs », répondit-il. « Et que cette amitié n’a pas de prix ». Voilà la leçon du jour, jeune padawan. Retiens-là, et fais de même, si tu peux.
"Il faut à l'amitié beaucoup de temps ; elle a besoin d'être incorporée et sans doute nouée dans l'enfance. Elle m'a détaché de l'humanité et de son avenir. Mais peu m'importent aussi les folies de l'humanité. Je pense qu'elle produira toujours de ces êtres rares auxquels on peut s'attacher, et cela suffit".
(Jacques Chardonne, Le Bonheur de Barbezieux. 1934).