Chambre avec vue
- Là bas -
Ce lieu est unique au monde. Perdu, retiré, isolé. Assis sur un fauteuil de roche fabriqué naturellement par l’érosion, vestige et vertige du temps, la vue porte loin, très loin, vers l’ouest. L’un d’entre nous dit même que c’est le plus bel endroit du monde qu’il connaisse, et je le crois car c’est une parole de voyageur terrien. C’est vrai que d’ici, on se sent petit, absorbé tout entier dans une nature qui semble accueillante, tant que le soleil est là pour nous réchauffer. Mais l’extrême dénuement du sol, la minéralité absolue de ces roches qui nous entourent – et dont certaines sont en passe de nous écraser – nous fait également penser que cet endroit, c’est l’enfer. Aussi loin que porte le regard, il n’y a aucune trace humaine, ni route, ni pylônes, ni câbles, ni villages. Tout juste entend-on quelques avions qui nous passent au dessus du crâne en striant le ciel de leur panache blanc : c’est un point géodésique, il sert de repère aux pilotes. Ce lieu est unique car il est à la fois l’enfer et le paradis. Le sentiment qui s’en dégage est un bien être en même temps qu’une extrême vulnérabilité lié à sa nudité : il faut pratiquement sept heures de marche pour l’atteindre, pour un marcheur en bonne forme, et n’ayant pas peur du dépouillement des lieux, ni de l’éloignement du dernier point d’eau : 200 mètres de dénivelé plus bas. A cet endroit, ce n’est pas le ciel qui vous tombe sur la tête, mais plus sûrement la montagne de roche et de verre. Nous sommes à l’abri Michaud, sur les contreforts du Balaïtous, à 2691 mètres d’altitude. Et c’est là que nous allons une nouvelle fois dormir.
- Fin -
Cet « abri », plutôt une caverne, « fait reculer en une nuit ce que l’homme a gagné en confort en trois mille ans, » m’a un jour dit un ami que j’avais traîné là. C’est vrai, il y a de quoi. La grotte est humide, froide, basse, le sol irrégulier. On ne parle plus de confort, mais d’abri. Ou mieux : de caverne. C’est tout dire. Pourtant, il y a ici comme une sorte de réconfort : le Balaïtous accueille le voyageur de passage dans cette cavité, à quatre cents mètres à peine de son sommet. Dernier parking avant la plage… ou presque.
Passer la nuit ici permet d’être considéré comme un dingue aux yeux de ceux restés dans la plaine, et de vivre une expérience unique pour ceux qui se hisseraient en son sein. C’est une aventure en soi. Symbolique au vu d’autres exploits montagnards de par le monde bien entendu. Mais il y a ici une sorte de rite initiatique qu’on retrouve nulle part ailleurs dans les Pyrénées, excepté au sommet du Vignemale (grotte « le Paradis ») ou près de la bèche de Roland, à Gavarnie. « J’ai dormi à Michaud, » peut-on dire ensuite. La plupart des marcheurs croisés sur le chemin du retour pensent que vous avez dormi au refuge d’Arrémoulit, quelques encablures plus loin. « Non, on a dormi à l’abri Michaud. » Étonnement dans le regard du montagnard qui vous prend pour un fou. C’est à peine s’il vous croit.
C’est le matin qu’on perçoit le mieux l’intérêt de dormir au plus près de la grande diagonale du Balaïtous. Sauf à dormir au sommet lui-même (comme les deux que nous découvrirons stupéfaits en arrivant sur la crête sommitale, imaginant que nous étions les premiers !), la nuit dans cette grotte sommaire permet de décaniller dès potron-minet. Une nuit à cette altitude est toujours faite d’endormissements, de réveils brefs, de questions sur l’heure qu’il peut être et sur le temps qu’il reste dans le duvet, bien au chaud, avant d’affronter les températures matinales. Une nuit dans cet abri ajoute aussi au dormeur le sentiment étrange de revivre celle de l’homme des cavernes. On fait des rêves de pierres granitiques et de glaciers craquants. On se réveille les épaules ankylosés par la dureté du sol. Signe des temps, des randonneurs espagnols désinvoltes on écrit à la bombe de peinture rouge : « Puta ETA ». L’Abri Michaud se situe juste derrière la frontière, et même ici l’activisme politique se mêle aux paysages sublimes. Fort heureusement sans en altérer la beauté. Mais il est d’autres peintures rupestres que nous préfèrerions voir…
- Réveil -
Peu avant 5h30, le bip bip de la montre nous sort de la torpeur nocturne. Aucun bruit, si ce n’est celui du vent sur la roche qu’on devine froid. D’ailleurs tout est froid, même dans la caverne : le sac à dos, les fringues qu’on avait rangé dedans, la gamelle où la précieuse eau coule pour le café, les godasses qu’on avait pourtant retourné l’une dans l’autre pour éviter l’humidité. Même le bonnet est froid. Il faut faire vite, nous n’aurons que peu de temps pour profiter de cette heure sublime où le jour chasse la nuit. Un quart d’heure, au maximum, pour nous habiller de cette lumière blanche qui donne aux sommets, à pics, failles, cheminées, crêtes, dévers, dômes, cette surprenante teinte lunaire. Les quelques minutes qui précèdent le premier rayon du soleil n’apportent pas encore cette teinte chaude et de feu qui dévore tout ensuite. Ces quelques minutes, dont on aimerait qu’elles durent l’éternité, ne sont qu’un furtif passage entre loups et chiens, l’aurore, tout simplement. Ceux qui se couchent tard et dorment encore ne peuvent connaître ce moment, cette grâce soudaine où tout ce qui fait la difficulté du levé nocturne, le froid qui l’accompagne, n’existent plus à cet instant précis.
- Hic et nunc -
A peine a-t-on le temps d’admirer cette lueur naissante enveloppant tout autour de nous, que déjà les rayons lèchent les cimes. Le vent continue de souffler, mais ça n’a que peu d’importance : on ne le sent même plus. Seul compte à ce moment-là le fait d’être là, et de voir, de sentir, de goûter une plénitude que nul autre plaisir au monde ne peut apporter. Une ivresse qu’aucun alcool ne peut provoquer. Nous sommes entre ciel et terre, et il faut s’arracher à soi-même pour continuer à avancer, repartir, en finir, et redescendre. Sans doute cet amputation du corps en un lieu provoque alors la même douleur-jouissance que le passage d’une vie à la mort. Longtemps, très longtemps après, le souvenir de cette instant viendra hanter nos rêves, peuplés de sentinelles de roches au parfum minéral. Et, comme l’opium, le désir de revenir, là, encore, se coucher près d’Elle.
- Trop tard -
- A l'origine -
(c) photos F.Sabourin, 27-28 août 2011. Balaïtous, Espagne-France (dept 64-65).