Jungle de Calais : la grande générosité et dangerosité de l’homme
Dans trois jours l’arrêté préfectoral ordonnant le démantèlement de la partie sud de la « jungle » de Calais entrera en vigueur. Environ 1500 personnes seront déplacées, mais où ? Centre d’accueil provisoire (CAP) ou Centre d’accueil et de d’orientation (CAO) : peu de migrants souhaitent y aller, malgré les conditions dantesques dans lesquelles ils évoluent actuellement. Récit d’un samedi à marauder dans les refuges de fortune, entre thé et restaurants afghans.
Sur un poteau solitaire à l’entrée de la jungle, près du pont de la RN 216 qui mène au terminal ferry de Calais, l’arrêté préfectoral est agrafé. On peut y lire : « Il est fait commandement aux occupants sans droit ni titre du site dit de « la Lande » de libérer de toutes personnes et de tous biens l’emprise située dans la zone dite « sud » du camp (…) au plus tard le mardi 23 février à 20 heures ». A-t-on vu le début d’un déménagement, samedi après midi trois jours avant l’heure dite ? Non. Des inquiétudes quant à ce qui va réellement se passer mardi soir ? A peine plus. Pour en avoir le cœur net, deux bénévoles d’une associations d'aide aux migrants ont frappé aux portes des shelter, ces petits refuges en planches et bâches bleues, grises ou noires qui peuplent le bidonville, jouxtant buissons, immondices et boue. Entre musique et thé offert de bon cœur, les migrants sont au courant de l’arrêté de démantèlement, mais demeurent flegmatiques. A croire qu’ils sont déjà Anglais, alors que l’espoir s’amoindri de jour en jour. « On essaie de sortir toutes les nuits », disent ces Syriens dans leur petit shelter capitonné de tissus aux couleurs du club de football de Bradford. « Mais on craint de plus en plus de se faire taper par les fachos. Et quand il pleut trop, on ne sort pas. » Les « fachos » sont des habitants de Calais, excédés par la présence des migrants et qui s’organisent en milice plus ou moins structurées, traquant les migrants dans les rues ou aux alentours de la jungle. Un groupe Facebook, les vrais Calaisiens en colère, regroupe plus de 3500 personnes. Les Calaisiens en colère en regroupent 66.485. Sauvons Calais : 20.745. Parce qu’ils sont habillés en noir et portent des rangers, les migrants les confondent avec la police. Au début du mois de février, plusieurs cas de migrants passés à tabac ont alerté les ONG comme Médecins du Monde (MDM) ou Médecins sans frontières (MSF). Des plaintes ont été déposées.
« On ne se faisait pas d’illusions sur l’Europe, on savait que c’est un continent où il fait froid, où la vie n’est pas forcément plus facile qu’ailleurs malgré ce qu’on peut croire. Mais pour nous, c’est mieux que la guerre, et il n’y a pas de retour possible ». Ces jeunes Syriens, qui nous accueillent en pianotant régulièrement sur leurs smartphones en nous proposant une barre de chocolat viennent tous de la même ville, Deraa. Le plus jeune, un mineur de 15 ans, a essayé d’embarquer à bord d’un train il y a trois semaines. Pris par la police, il a reçu un jet de gaz lacrymogène en plein visage, sa bouche et son menton ont été brûlés. Les bénévoles de MSF l’ont soigné sur place. MDM est allé porté plainte avec lui. Un autre profite de la présence d’une infirmière – pourtant de repos ce jour-là – pour évoquer des soucis de santé : des calculs rénaux. Il sort des photocopies de radios des reins, et évoque un frère déjà présent en Angleterre, qui pourrait lui proposer de se faire soigner là-bas. Est-ce une raison suffisante pour avoir la possibilité de s’y rendre ? « Il faut que tu ailles à la tente juridique, ils te diront ce qui est possible ou pas », indique Anne, traductrice de langue arabe.
Un peu plus loin, le Good chance center, autrement nommé « le dôme » : une structure construite par des bénévoles anglais, abrite des ateliers d’arts de tous genres, dessins, photos, danse acrobatique, et même ce samedi-là de la boxe thaï. Sur une table où trône des feuilles de dessins, un migrant afghan colorie à travers des pochoirs. Une scène d’une étonnante fraîcheur de la part d’un adulte, qui détonne dans le contexte. « Avec ça, j’oublie, un peu », dit-il, à peine gêné par la question.
Autre ambiance dans le quartier libyen et soudanais, où le thé coule dans les tasses à peine installés dans les refuges de fortune, aménagés avec un sens de la débrouille à reléguer l’inventeur du système D au rang de petit joueur. Dans l’entrée, un homme pédale sur un vélo posé sur des cales, afin de produire le courant nécessaire à la recharge de téléphones portables posés devant lui. Dans une cocotte sur une gazinière reviennent des oignons. Un brasero dehors fait bouillir de l’eau. Trois libyens roulent en riant une cigarette assis sur un canapé sans forme. Un jeune soudanais parlant parfaitement français raconte ses déboires dans sa demande d’asile, déposée fin 2014 et en souffrance depuis. Une enceinte sono digne d’une boîte de nuit, récupérée on ne sait où, diffuse de la musique reggae, et même James Blunt, chanteur pop anglaise adulé par toute une génération… Au moment du départ, ils cherchent à retenir les visiteurs à déjeuner mais la maraude continue vers les cabanes des Soudanais. De nouveau du thé et une partie de dominos chèrement disputée. Dans un coin, une partie de rami. La discussion s’engage. Le démantèlement ? « Ah bon ? On ne sait pas trop… C’est quand ? » interroge l’un d’eux chaussé de tongs, pas vraiment les chaussures adaptées à l’hiver calaisien. Dans la jungle, on vit au jour le jour.
Dans l’avenue principale – car c’en est une – bordée des restaurants afghans et commerces vendant de tout (et même davantage), les odeurs d’épices et de cuisine orientale poussent à entrer dans le « Kaboul café ». Un écran plat de télévision diffuse des clips kitsch devant lequel se sont rassemblés des hommes, majoritairement jeunes, qui semblent attendre la nuit comme d’autres guettent le jour dans l’espoir d’avoir moins froid. Du thé au lait fortement sucré coule dans les verres en plastique, et le riz aux haricots rouges remplit les assiettes. A peine deux heures avant, dans l’après-midi, un coup de feu à retenti tout près d’ici, informe le site Internet du quotidien local La Voix du Nord. Un migrant d’origine afghane d’une trentaine d’année aurait été blessé, de source policière « à la colonne vertébrale ». Rixe entre migrants ou règlement de compte isolé ? Trop tôt pour le dire. Cet évènement est survenu pendant que les deux bénévoles que nous suivions étaient accueillies par les Syriens, Libyens, Soudanais et Afghans, comme un concentré du Moyen-Orient rassemblé à deux pas des dunes de Calais. Grande générosité et dangerosité de l’homme s’y côtoient. Jusqu’à quand ? Mardi soir, 20 heures, l’arrêté préfectoral…
F.S
- Le CAP (Centre d'accueil provisoire) containers entourés de grilles. Peu de migrants souhaitent réellement y aller. Leurs empreintes sont prises en rentrant, et ils sont confinés dans les boîtes -