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Le jour. D'après fred sabourin

Reconduite

6 Mai 2009 , Rédigé par Fred Sabourin Publié dans #regarde-la ma ville




Quand je suis rentré à la maison, ma mère étendait une lessive, comme tous les soirs. Il y avait beaucoup de monde chez nous, la famille de mon père était là aussi, mes cousins, et une autre aussi qui logeait chez nous parce qu’elle ne pouvait pas payer de loyer. Nous, on était pas très riche, mais on les accueillaient volontiers, dans notre famille ça ne se fait pas de laisser les gens dehors. Mes frères jouaient avec les cousins dans la cour, avec un vieux ballon crevé qu’ils regonflaient souvent. Marco se débrouillait bien, il avait un bon jeu de jambes et driblait correct. S’il avait pu aller dans un club, sûr qu’il se serait fait remarquer. Les filles tchatchaient comme d’habitude, devant la glace de préférence, évoquant les garçons de la journée. Elles le faisaient avant que papa n’arrive, parce qu’après elles savaient qu’il ne supporterait pas de les entendre « faire les putes » comme il disait. « Faut se méfier de tout le monde, on n’est pas aimés ici ! » disait-il souvent quand il les surprenait en train de narrer leurs exploits. Ou exploits supposés, parce que je savais bien qu’elles en racontaient plus qu’elles en avait fait.
Stella aidait maman à étendre le linge dans la cour. Je me demandais comme il allait sécher ce linge, il faisait froid et encore humide. Et ce n’est pas les passages du tram qui allaient aider à sécher. Mais on ne pouvait tout étendre dans la maison, d’abord il ne faisait pas beaucoup plus chaud, ensuite c’était humide aussi, et surtout il n’y avait pas de place. Ma mère m’a appelée, elle m’a demandée si je pouvais aller surveiller la cuisine, parce qu’il y avait quelque chose sur le gaz et elle ne voulait pas que ça déborde. J’y suis allé. C’était des patates, comment voulait-elle que ça déborde ? Tous les jours ou presque c’était des patates, sauf le dimanche parce qu’il y avait le marché à Villeurbanne et on allait gratter des légumes et quelques fruits à la fin du marché. Il fallait faire vite, parce qu’on était pas les seuls. Il y avait aussi les autres, dont je reconnaissais les garçons qui allaient parfois au collège. Je dis parfois parce qu’en fait, ils n’y allaient pas très souvent. Moi, c’est pas pour me vanter, mais j’y vais le plus souvent possible, je me dis que ça peut me sauver, et que si j’apprends un peu de connaissances, je pourrais m’en sortir. Quitter cette baraque humide et grise, rapporter du fric à la maison pour que maman ne sorte plus le linge dehors quand il fait froid. Lui acheter un sèche-linge pour aller plus vite et un écran plat pour qu’elle regarde la télé pendant ce temps-là. Parce que sinon, je la connais, elle va s’emmerder.
J’ai posé mon blouson en faux cuir sur le dos d’une chaise, et j’ai surveillé les patates. Ne me demandez pas où j’avais dégotté ce blouson, ce serait une histoire compliquée. Mon père est arrivé à ce moment-là, il tirait une gueule de type qui a trimé toute la journée pour pas grand chose. Il est monté à l’étage, sans doute pour planquer le fric dans une cachette qu’il connaissait. Il faisait du « black » comme on dit ici, il remplaçait des intérimaires sur des chantiers, loin, si loin qu’il partait très tôt et ne rentrait que maintenant. La nuit tombait, les gosses jouaient sur les vélos et trottinettes de récupération, réparées à la va que je te pousse. Ca tombait bien parce que mon père, quand il rentrait, il était du genre à ne pas faire chier. Quand il criait il valait mieux écouter, ou filer en douce. Il a allumé une cigarette, et s’est écroulé dans un fauteuil défoncé mais qu’il aimait bien. Mes sœurs mettaient le couvert, on allait dîner.


Ils n’ont pas frappé à la porte. En fait, ils l’ont défoncée. Elle n’a pas opposé de résistance, et nous non plus. Ils étaient armés et ont gueulé de ne pas bouger, de rester calme. Ils nous ont demandé nos papiers, et brandissant une feuille qui stipulait qu’on devait être expulsés. Ce n’était pas une surprise, ça nous planait au dessus de la figure depuis le jour où nous étions arrivés. Les plus costauds étaient devant, ils nous braquaient avec leurs matraques comme si on était un bataillon entier. Ca gueulait à l’étage, c’était les filles qui braillaient en demandant ce qui se passait. Ma mère aussi braillait un peu, je crois qu’elle faisait cela pour attendrir les flics, mais ça n’avait pas l’air de fonctionner. Mon père ne disait rien, d’ailleurs, à partir de ce jour-là il n’a plus rien dit pendant longtemps.
Ils ont fait rapidement le tour de la maison, et puis l’un d’entre eux a dit : « il y en a un qui parle bien français ici ? ». Ils m’ont tous regardé : je parlais bien, c’est vrai, mais j’ai eu l’impression qu’ils allaient m’emmener tout seul, parce que j’étais celui qui « parlait le mieux français ». Le flic m’a regardé droit dans les yeux, et dans ses bottes aussi, il m’a dit : « démerde-toi pour leur faire comprendre que vous devez nous suivre tout de suite. Ne prenez qu’une petite valise avec vous, ça ne sera pas long ». Je l’ai regardé dans les yeux comme si je voulais le tuer : je savais qu’il mentait. Il a compris. Il a répété : « t’as entendu ce que je t’ai dit ? Traduis, bordel, on a pas que ça à foutre aussi ! ». Je n’ai pas eu à me forcer. Tout le monde avait compris. Dans des sacs en plastiques et quelques sacs de voyage – un par personne – nous avons mis l’essentiel de ce que nous croyions devoir emporter. Quelques fringues, des photos, pas de nourriture. Moi j’ai ajouté mon cahier de français, celui où il y avait des extraits de textes de Victor Hugo, un poème de Paul Eluard et Aragon. Et puis c’est tout.



Ils nous ont emmenés pour être reconduits à la frontière.
Et ils ont muré les portes et les fenêtres de la maison près du tramway, pour être bien sûr que personne ne viendrait s’installer à notre place.



 

 

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