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Le jour. D'après fred sabourin
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Lourdes-Luchon à vélo : la légende des cycles

10 Juillet 2025 , Rédigé par F.S Publié dans #littérature

Lourdes-Luchon à vélo : la légende des cycles

Le propre des idées à la con, lorsqu’elles viennent, c'est qu'on ne sait pas encore qu’elles le sont. La dernière en date : rallier deux villes d’eau, Lourdes et Luchon, dans les Pyrénées, par les trois cols mythiques du Tourmalet, d’Aspin et de Peyresourde. Deux ans après le « défi du cinquantenaire », un enchaînement Aspin-Tourmalet depuis Arreau jusqu’à Luz-Saint-Sauveur, le p’tit vélo que j’ai dans la tête et entre les jambes m’entraîne sur les traces d’une étape du Tour de France 2025, mais pas seulement. Entre une grotte mondialement connue et des thermes aux vertus réputées soignantes elles aussi : « J’irai au bout de mes rêves », disait la chanson. Moi aussi…

Lourdes-Luchon à vélo : la légende des cycles
Lourdes-Luchon à vélo : la légende des cycles

« Le vélo est un jeu d’enfant qui dure longtemps », écrit Éric Fottorino, ancien journaliste et directeur du Monde, cycliste et passionné de vélo dans Petit éloge de la bicyclette (Gallimard 2007). Philippe Bordas dans Forcenés va plus loin dans la mythologie et la légende arthurienne du cycle en disant : « Le cyclisme n’est pas un sport, c’est un genre, une tragédie classique, une épopée versifiée ». Pour ce dernier, les cyclistes seraient même une sorte de « chevalerie »… J’abonde. D’aussi loin qu’il m’en souvienne, je me revois pédaler, sitôt acquise la marche. D’abord avec les « petites roues » stabilisatrices, puis sans, avec quelques remarquables gamelles au passage. D’abord autour du pâté de maison, puis dans le quartier d’à côté, puis le village d’à côté, puis de plus en plus loin, puis dans le département voisin. Et puis, un jour, l’idée folle : la montagne, des cols…  En 2023, à l’occasion de mes 50 ans, je m’étais fixé un objectif un peu fou : enchaîner deux cols, Aspin et Tourmalet, dans les Hautes-Pyrénées, avec deux copains. C’est une journée que j'avais méticuleusement préparée, m’entraînant à peu près partout où je pouvais trouver une pente, et en Charente, il y a de quoi faire. À l’arrivée au sommet du col du Tourmalet, à 2115 mètres, je n’ai pas levé les bras comme j’en rêvais enfant (la peur de la chute ?). Ce n’est qu’un peu plus tard, l’adrénaline retombée et les guibolles reposées, que je me suis souvenu que je venais de réaliser un rêve de gosse. Il était enfoui sous les strates de la vie quotidienne, depuis longtemps. À force de rencontrer, adolescent, les « bonnes fées » de ma propre famille pour me rabâcher que « cycliste, ça n’était pas un métier », j’avais fini par oublier ces rêves, sacrifiés sur l’autel de la pensée adulte raisonnable. Et puis un jour, je suis retombé fortuitement sur deux photos des années 80, avec ce grain et ce coloris si caractéristiques de la photo argentique en couleur un peu vieillie, et j’ai imaginé cette histoire...

 

Un petit vélo (dans la tête)

Antoine est heureux. Il vient de se voir offrir, pour ses sept ans, un vélo tout neuf. Un vrai vélo, demi-course, bleu ciel, tout brillant avec ses garde-boues chromés, rutilants. C’est un vélo de marque Gitane, comme les cigarettes de son père, qui empestent la Peugeot 504 intérieur cuir marron. Un vélo avec un vrai cintre course, pas un guidon en cornes de vache, comme le précédent. Un vélo « demi-course » comme on disait, avec de vrais freins à patins, pas comme celui avec lequel il avait appris à faire du vélo : celui-là était équipé d’un pignon fixe, il fallait rétropédaler pour freiner. Au début, ces nouveaux freins avec leurs manettes chromées – on les appelle des « cocottes » - lui ont occasionné quelques sueurs froides, et une ou deux belles gamelles. Fendant l’air avec son nouveau vélo à dérailleur et dix vitesses, les trottoirs se rapprochaient un peu trop vite… 

Lourdes-Luchon à vélo : la légende des cycles
Lourdes-Luchon à vélo : la légende des cycles

C’est ainsi que commence l’histoire d’un enfant en bermuda bleu marine avec des bretelles, sur son vélo Gitane. Ce vélo va lui ouvrir l’apprentissage de la liberté, une augmentation du périmètre de l’aventure. Elle commença dans sa rue, dans un lotissement aux maisons des années 70-80, dans une petite sous-préfecture du Lot-et-Garonne à l’accent gascon. Puis dans la longue rue d’à-côté, nommée « rue du Chêne-Vert », jusqu’au bout, jusqu’à l’usine de palettes, après le terrain vague où moisissait une vieille carcasse de 2 CV Citroën. Ce terrain vague… Les serpents filaient sous les espadrilles d’Antoine et Sébastien, le copain qui habitait la maison voisine, quand ils allaient jouer dans la 2 CV, laissant leurs vélos couchés dans l’herbe. À force de parcourir tout le pâté de maison, puis un peu plus loin, les autres pâtés de maison, Antoine connaissait le quartier comme la poche de son bermuda. 

Sept ans. Un vélo Gitane, une chemisette écrue sur un bermuda bleu-marine tenu par des bretelles de la même couleur et des baskets marrons « Patrick ». Antoine est un enfant des années 70, qui va apprendre la liberté dans les années 80, époque bénie sans smartphone, sans wifi, sans réseaux dits « sociaux ». À 7 ans en fait, il a surtout des rêves. Le seul moyen d’évasion de cet enfant unique de parents bientôt divorcés, c’est le rêve, l’imaginaire, les histoires qu’il se raconte, les copains qu’il s’invente, le frère ou la sœur qu’il n’a pas et à qui il parle en secret dans sa cabane, derrière la treille au fond du jardin. Son dessin-animé préféré, c’est Tom Sawyer, à cause de la cabane d’Huckleberry : une cabane dans un arbre. C’est son premier rêve, cette cabane dans un arbre. Il y pensera toute sa vie, il en gardera un goût sûr. Plus tard, quand il dormira en montagne dans les cabanes de bergers, même si elles sont bien ancrées au sol, c’est le rêve d’Huckleberry qui se réalisera. Encore plus tard, c’est avec sa fille qu’il dormira dans une vraie cabane nichée dans un chêne, dans le Berry, à quelques kilomètres d’un zoo très célèbre, au milieu des grands arbres, bercé par une légère oscillation du vent. 

Mais au moment de cette photo, ses rêves sont loin de pouvoir se réaliser. Quand son père prend la photo, avec l’appareil argentique où pendouillait au bout d’une sangle l’étui de rangement en cuir et dont il fallait tourner une molette pour faire avancer la pellicule, c’est à un autre rêve qu’il songe, tout à sa joie de pédaler sur son vélo tout neuf. Tous les mois de juillet, c’est vers le Tour de France que sont tournés ses rêves. Tous les mois de juillet, à partir des premiers tours de pédales sur son Gitane demi-course, ce jour de septembre 1980, c’est devant la grande boucle qu’il ouvre des yeux émerveillés. Quand il se mettra en danseuse, debout sur les pédales dans la rue du Chêne-Vert, sous le chaud soleil de juillet, bardé des recommandations de ses parents d’être prudent et « de revenir à la maison régulièrement », ce sont les coureurs du Tour de France qu’il admire, l’enfant de sept ans avec ses bretelles, petit Gibus en bermuda sur son vélo Gitane bleu ciel. En secret, il rêve de lever les bras sous les acclamations du public au sommet du col du Tourmalet, le « géant des Pyrénées », surgissant du brouillard ou fendant l’air chaud d’une journée estivale. Il passera le reste de son enfance et une bonne partie de son adolescence à traquer les côtes qui se présenteront sous ses roues, une casquette de vélo « Peugeot » à damier vissée sur le crâne (on ne mettait pas de casque, à l’époque…), ses espadrilles noires dans les cale-pieds à courroies, une paire de mitaines en cuir et nid d’abeilles. Sur son porte-bagages, serré avec un tendeur, un petit transistor protégé par un linge pour écouter les bulletins d’info et les derniers kilomètres de l’étape du jour, sur les grandes ondes.

Parfois, bien ambitieux, il tentera au hasard de prendre la roue d’un cycliste adulte, pédalant avec rage pour ne pas se faire distancer, et ne parviendra que rarement à tenir le rythme, sauf des papis en cuissards noirs et maillots mal taillés aux couleurs des commerçants du secteur, sponsors des maillots de clubs : coiffeurs, boucheries-charcuteries, magasins de bricolages ou de jardinage, supermarchés... Le sang lui cognait dans les tempes, vite, vite, une gorgée d’eau du bidon « Peugeot » lui aussi, offert par son grand-père avec les cale-pieds, la casquette et les mitaines dans un magasin de cycles proche de chez lui. Au sprint sur l’avenue avant de rentrer chez ses grands-parents, Antoine arrivait juste à temps pour voir l’autre arrivée, la vraie, sur la télévision couleurs du salon : Superbagnères, Luz-Ardiden, plateau de Beille, Aubisque, Tourmalet, Aspin, Peyresourde, Galibier, Izoard, la Madeleine, Croix-de-Fer, ou le mythique Mont Ventoux, le Mont-Blanc des coureurs… Des noms de lieux, un monde, une géographie, qui le faisaient rêver, en s’usant les yeux le soir venu sur l’atlas et les cartes Michelin glanées ici ou là dans le petit meuble du couloir, précieuses cartes au 200.000e à fond jaune, où les lacets et les chevrons des routes en rouge, jaune ou blanc étaient mieux qu’un bréviaire, mieux qu’un roman : « un jour, j’irai là », se disait-il tout bas, en lui-même, sans trop savoir si ce souhait serait un jour exhaussé. Il rêvait, et ces rêves remplissaient sa vie.

Petit bonhomme en culottes courtes et bretelles, sur ton vélo chromé : tu as bien fait de ne jamais cesser de croire en tes rêves. Ils sont là désormais, à portée de main, à portée de pédales.  

« Le vélo est un jeu d’enfant qui dure longtemps » (Éric Fottorino).

(à suivre…)

 

F.S. 10/07/2025

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L’Argent de poche, de François Truffaut : le cinéma est un jeu d’enfant qui dure longtemps

24 Juin 2025 , Rédigé par F.S Publié dans #chronique cinéma

L’Argent de poche, de François Truffaut : le cinéma est un jeu d’enfant qui dure longtemps
L’Argent de poche, de François Truffaut : le cinéma est un jeu d’enfant qui dure longtemps
L’Argent de poche, de François Truffaut : le cinéma est un jeu d’enfant qui dure longtemps

En 1976 sortait L’Argent de poche de François Truffaut, qui rencontra un de ses meilleurs succès public (1,8 million d’entrées). Ce film, qui passe un peu trop sous les radars et c’est bien dommage, a pour héros principaux des enfants, dont il disait : « J’ai tourné L’Argent de poche sans vedette, car la véritable vedette d’un film sur les enfants, c’est l’enfance elle-même. Faire jouer les enfants, c’est une grande épreuve pendant le tournage, c’est une grande joie après ». Tourné pendant les grandes vacances 1975 à Thiers, dans le Puy-de-Dôme, le film sort en mars 1976. La génération de nos parents – pour ceux nés dans les années 70 – va voir les films de Truffaut, comme ils apprécient aussi les films de Claude Sautet, Bertrand Tavernier, Claude Lelouch, Gérard Oury, Henri Verneuil, José Giovanni, Georges Lautner... L’Argent de poche n’échappe pas à cet engouement, d’autant plus qu’il y a des enfants acteurs non professionnels, dont certains pourraient être les leurs.

L’Argent de poche, de François Truffaut : le cinéma est un jeu d’enfant qui dure longtemps
L’Argent de poche, de François Truffaut : le cinéma est un jeu d’enfant qui dure longtemps
L’Argent de poche, de François Truffaut : le cinéma est un jeu d’enfant qui dure longtemps

En 1980 ou 1981, j’avais 7-8 ans, mes parents m’autorisèrent un soir à regarder, sur le téléviseur familial en noir et blanc, ce film de François Truffaut. Ce devait être un mardi soir, je n’avais pas école le lendemain, sans quoi je n’aurais probablement pas pu veiller au-delà de huit heures et demi du soir. J’ai un souvenir très précis de ce film, qui m’a profondément marqué, pour plusieurs raisons. La première est qu’il montrait des enfants, notamment dans leur école, qui ressemblait beaucoup à la mienne : instituteurs, institutrices et surveillant en blouses, directeur en cravate, pupitres en bois avec un plateau qui se relevait grâce à un système de charnières et les bancs attachés à l’ensemble, cartes géographiques au mur, préau, jeux comme j’en avais avec mes camarades de l’école primaire de Marmande, où nous habitions à l’époque. Les vêtements m’avaient marqué aussi car je portais les mêmes : jeans ajustés mais encore pattes d’éléphant, chemises à carreaux, polos très colorés, et les cartables en cuir qui nous bouffaient le dos, dont les lanières – en cuir elles aussi – nous sciaient littéralement les épaules. Rien n’était plus classe que de jeter ce cartable sous un marronnier ou tilleul de la cour en arrivant, pour foncer jouer avec les copains.

La deuxième chose qui m’avait marqué, c’était le personnage de Julien Leclou, joué par Philippe Goldmann. Son personnage est très intriguant : il arrive en cours d’année à l’école, semble sauvage, porte des pantalons sales troués aux genoux, et un polo à manches longues style rugby rayé bleu et blanc, pas très propre non plus. Il a des cheveux longs, raides et noirs de geai. Moi qui était plutôt rouquin et presque frisé, j’enviais ses cheveux, j’aurais voulu les mêmes… Julien semble être livré à lui-même après la classe, entre dans une maison qui tient davantage de la cabane ou de l’atelier que de l’habitation confortable. Il y accède par une échelle, qu’il va chercher sous un appentis. On ne voit jamais ses parents, tout juste entend-on parfois une voix de femme rouspéter après lui ; une autre fois on le voit sortir d’une épicerie avec deux filets remplis de bouteilles de vin. On comprend assez vite que ce garçon n’est pas comme les autres, un « cas social » comme dira le directeur à Mlle Chantal Petit, l’institutrice qui va l’accepter dans sa classe, ou il passe beaucoup de temps à dormir sur ses bras croisés. Souvent mis dehors parce qu’il n’a pas son livre ou n’a pas appris sa leçon, il fait les poches des blousons de ses petits camarades dans le couloir. 

L’Argent de poche, de François Truffaut : le cinéma est un jeu d’enfant qui dure longtemps
L’Argent de poche, de François Truffaut : le cinéma est un jeu d’enfant qui dure longtemps

La troisième chose qui m’impressionna à l’époque, c’était le rôle des adultes dans le film, lesquels n’ont pourtant pas le rôle principal. Dans un monologue précédent le départ en grandes vacances, M. Richet (Jean-François Stévenin, inconnu à l’époque et qui a débuté comme assistant réalisateur de Truffaut) dit à ses élèves, très attentifs : « la vie est belle, la preuve c’est qu’on y tient beaucoup » et « Si les enfants avaient le droit de vote, on les écouterait davantage ». Un autre personnage m’avait beaucoup impressionné, c’était la femme du coiffeur, Mme Riffe, dont est amoureux en secret le jeune Patrick (Georges Desmouceaux). Lorsqu’il ose lui offrir un bouquet de roses rouges, Mme Riffe, très touchée, lui dit « tu remercieras bien ton papa hein ?! », croyant que c’était pour la remercier d’avoir gardé Patrick à dîner avec son propre fils.

Enfin, il y a cette scène incroyable avec le « petit Grégory » (c’est ainsi que Truffaut l’appelle dans le film, nous ne sommes pas encore dans les Vosges en octobre 1984…), qui, après avoir défenestré son chat du huitième étage d'un HLM, tombe lui aussi par la fenêtre en passant par-dessus le garde-corps, et s’en sort miraculeusement indemne, sa chute amortie par des buissons en bas. Il dira, hilare, face aux adultes terrorisés et sa mère qui s’évanouit sur le champ : « Gregory, il a fait boum ! ».

L’Argent de poche, de François Truffaut : le cinéma est un jeu d’enfant qui dure longtemps
L’Argent de poche, de François Truffaut : le cinéma est un jeu d’enfant qui dure longtemps
L’Argent de poche, de François Truffaut : le cinéma est un jeu d’enfant qui dure longtemps
L’Argent de poche, de François Truffaut : le cinéma est un jeu d’enfant qui dure longtemps

Je n’avais revu qu’une fois L’Argent de poche, il y a environ vingt ou vingt-cinq ans, je ne me souviens plus très bien. J’avais pourtant des souvenirs très précis du lieu de tournage, la petite ville de Thiers au milieu des années 70, ses ruelles tortueuses et pentues, ses petits commerces de centre-ville, ses automobiles garées partout et ses rues désertes le dimanche. « Les enfants s’ennuient le dimanche, le dimanche les enfants s’ennuient », chante Charles Trenet dans le film de Truffaut, qui signa avec L’Argent de poche un manifeste pour l’enfance, cet âge de la vie où les enfants sont des comédiens extraordinaires. Il disait d’eux que « ce qu’il y a de formidable à faire jouer les enfants dans un film, c’est qu’on a l’impression qu’ils font les choses pour la première fois ».

Sans doute faut-il voir ou revoir L’Argent de poche, pour se sortir un peu de la morosité ambiante…

F.S. 24 juin 2025. 

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À Villandry, les Rouillac ne nous ont pas laissé de marbre

9 Juin 2025 , Rédigé par F.S Publié dans #l'évènement

Dimanche 8 juin, dans l’orangerie du château de Villandry (Indre-et-Loire), la 37e vente Garden-party de la maison Rouillac a tenu ses promesses : « le Désespoir », un marbre de Rodin, a fait le bonheur des commissaires-priseurs tourangeaux et d’un acheteur américain. Il a été adjugé à 860.000 €.

À Villandry, les Rouillac ne nous ont pas laissé de marbre
À Villandry, les Rouillac ne nous ont pas laissé de marbre
À Villandry, les Rouillac ne nous ont pas laissé de marbre
À Villandry, les Rouillac ne nous ont pas laissé de marbre
À Villandry, les Rouillac ne nous ont pas laissé de marbre
À Villandry, les Rouillac ne nous ont pas laissé de marbre

Assister à une vente aux enchères Rouillac, c’est la certitude de passer une bonne journée. Le mieux est encore d’arriver la veille, afin de profiter de l’écrin dans lequel elle se déroule – cette année, l’orangerie du château de Villandry – et de la relative quiétude de l’exposition des objets qui seront vendus le lendemain.

À Villandry, les Rouillac ne nous ont pas laissé de marbre
À Villandry, les Rouillac ne nous ont pas laissé de marbre
À Villandry, les Rouillac ne nous ont pas laissé de marbre
À Villandry, les Rouillac ne nous ont pas laissé de marbre
À Villandry, les Rouillac ne nous ont pas laissé de marbre
À Villandry, les Rouillac ne nous ont pas laissé de marbre

Après avoir traversé une cour pavée (de bonnes intentions ?), fait crisser les graviers sous ses pieds le long d’un petit canal, et grimpé une volée de marches en pierres faisant face au donjon médiéval, il faut passer sous une treille tressant ses lianes et enfin contourner des buis impeccablement taillés : vous y êtes presque. L’orangerie de Villandry, orientée plein sud, s’ouvre à vous, gardée par deux hallebardiers d’Édouard Houssin de 2,2 mètres de haut (adjugés 10.000 €). Mais c’est « La petite châtelaine », un bronze de Camille Claudel (1892) qui, de son regard implorant, vous saisit, littéralement, une fois passé le seuil. La lumière du dehors baigne doucement ce visage dont l’écrivain Christian Bobin disait d’elle « qu’à lui seul il recueille ce que l’enfance  a de plus délicat. On lit sur son visage une innocence qui pressent qu’elle sera trahie et rassemble ses forces avant de recevoir le coup fatal ». Fonte posthume à la cire perdue par le fondeur Chapon, offerte par Paul Claudel à sa cousine, la petite châtelaine, appelée aussi « Jeanne enfant », « buste de fillette » ou « l’inspirée ». Elle doit son nom original au château de l’Islette où Camille cacha une grossesse non aboutie de Rodin. Elle s’attacha à la petite-fille de Madame de Courcelles (Marguerite Boyer) qui recevaient dans son château le couple, Rodin ayant trouvé un modèle pour son « Balzac ». On dénombre une dizaine de plâtres exécutés par Camille Claudel ; ce bronze porte le n°1/8.

Il fallait bien le regarder, ce visage d’une enfant soucieuse, en faire le tour plusieurs fois pour admirer aussi sa natte, admirer son profil et se laisser conter son histoire. Une visiteuse y a vu aussi le regard de l’implorante, autre œuvre majeure de Camille Claudel. Il fallait bien la regarder en effet, car elle s’envolera dans quelques jours pour le Brésil, où un acheteur (une acheteuse ?) l’a acquise pour 84.000 €… Osons le dire, nous en avons rêvé la nuit précédant la vente, elle nous a émue. Elle continuera de visiter nos rêves, bien longtemps après le dernier coup de marteau d’Aymeric Rouillac.

À Villandry, les Rouillac ne nous ont pas laissé de marbre
À Villandry, les Rouillac ne nous ont pas laissé de marbre
À Villandry, les Rouillac ne nous ont pas laissé de marbre
À Villandry, les Rouillac ne nous ont pas laissé de marbre
À Villandry, les Rouillac ne nous ont pas laissé de marbre
À Villandry, les Rouillac ne nous ont pas laissé de marbre
À Villandry, les Rouillac ne nous ont pas laissé de marbre
À Villandry, les Rouillac ne nous ont pas laissé de marbre

Le « Désespoir » de Rodin fait le bonheur des Rouillac

Et pas seulement ! La famille qui possédait ce marbre signé Rodin croyait à une copie sans grande valeur, et trônait simplement sur un piano droit, dans leur propriété des environs de Vierzon, dans le Cher. Cette famille bien inspirée aura sûrement suivi avec grand intérêt la vente du dimanche 8 juin après-midi. Il y avait foule aussi, aux entrées de l’orangerie du château de Villandry. Curieux, acheteurs potentiels, télévisions et médias locaux : le marbre attirait tous les regards. Il a été exécuté entre 1892 et 1893, il s’agit d’une figure féminine issue de la fameuse « Porte de l’Enfer », commande effectuée à Rodin par la direction des Beaux-arts en 1880 pour la création du musée des arts décoratifs, qui ne verra jamais le jour. Rare marbre de Rodin vendu aux enchères, Aymeric Rouillac précisera qu’il n’est que le dixième mis en vente sur le marché de l’art depuis les dix dernières années. Pour 860.000 € (un peu plus d’un million d’euros avec les frais…), cette petite sculpture (28,5 cm x 15 cm x 25 cm) s’envolera elle pour les États-Unis, chez un collectionneur privé.

Le parfum des roses de Villandry, attisé par un léger souffle de Pentecôte à quelques hectomètres de la confluence du Cher et de la Loire, parvenait discrètement jusqu’aux narines des spectateurs des enchères Rouillac, qui ont tenu toutes leurs promesses : on a retenu son souffle, on a applaudi, on a souri, on a ri aussi. Nous étions en famille... Quelques philosophes en bronze plus tard (Rome, époque du Bernin, 150.000 €), un tableau de Maurice Utrillo représentant la flèche de Notre-Dame de Paris vue de son chevet (20.000 €), les bords de la Garonne à Toulouse par Henri Martin (qui retourneront dans la ville rose, au musée des Augustins pour 38.000 €), ou encore le port du Havre avant la régate (1884, acquis pour 16.000 € par le Cercle nautique du Havre)… Il était temps pour nous de retrouver la réalité, après ces deux jours de rêve dans ce si beau et si riche Val-de-Loire, que des commissaires-priseurs, hors des sentiers battus, animent avec tant de brio, à coups de marteau bien inspirés.

À Villandry : Frédéric Sabourin

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Les femmes de l’épicerie sociale (Rural road trip. Saison 6)

26 Mai 2025 , Rédigé par F.S Publié dans #rural road trip

Les femmes de l’épicerie sociale (Rural road trip. Saison 6)

Elles ont l’air d’avoir 10 ans de plus, souvent elles ont les traits marqués des gens qui en ont bavé depuis l’enfance. Elles ne soignent pas particulièrement leur allure, depuis le temps que personne ne les regarde vraiment. Elles ont souvent les yeux baissés d’un épagneul triste. Elles ont les traits tirés des femmes qui ne dorment pas beaucoup. Elles ont les visages fatigués de celles qui s’inquiètent, tout le temps. Elles sont divorcées, ou séparées, elles sont mal-aimées, ou plus aimées.

Les femmes de l’épicerie sociale.

Elles arrivent souvent en retard, en s’excusant. Elles n’ont souvent plus de voiture, ou alors une vieille guimbarde hors d’âge, avec des portières ou des coffres qui ferment mal, des trappes d’essence qui manquent à l’appel, des essuie-glaces arrières cassés, des rétroviseurs réparés avec du gros scotch. Il y a souvent plusieurs couches, signe que ça ne date pas d’hier. À l’arrière il y a des sièges auto pour les enfants. Elles sont souvent essoufflées d’avoir couru toute la matinée. Elles passent leurs vies à s’excuser.

Les femmes de l’épicerie sociale.

Parfois, elles travaillent, ou ont travaillé. À mi-temps, à tiers-temps, en « Cesu », en « auto-entrepreneuse », au black... Elles font des kilomètres dans la campagne pour gagner un salaire de rien, qu’elles engloutiront dans le gasoil, à la caisse du Super U. Il n’y en aura jamais assez. Dans la restauration, le service à la personne, dans les plateformes logistiques. Elles sont préparatrices de commande, elles font du conditionnement, du déconditionnement, du reconditionnement. Elles font le ménage. Elles sont quelques fois licenciées. Leurs vies professionnelles se résument en un mot, comme une claque dans la face : « ric-rac ».

Les femmes de l’épicerie sociale.

Elles ont le cœur cabossé. Elles ont été quittées, laissées seules avec les marmots. Deux, trois, quatre ou six. Parfois le père est inconnu, méconnu, trop connu. Incarcéré. Désintégré. En fuite. Elles ont parfois été cognées. Elles sont souvent déprimées. Elles ont toujours une pente à remonter. Certaines préfèrent les descendre avec des verres d’alcool bon marché. Elles préfèrent faire passer leurs enfants avant elles.

Les femmes de l’épicerie sociale.

Elles arrivent avec des sacs, cabas, glacières et chariots à roulettes, souvent usés, rafistolés, pour ranger leurs courses. Elles n’ont que deux bras et deux mains, mais souvent ces dernières sont accrochées à celles d’enfants qui courent partout, pleurent, sucent des tétines ou des doudous à la propreté douteuse, ont des chandelles sous leurs nez rarement mouchés. Elles gardent toujours un œil sur eux, assis dans un coin à jouer sur le portable, ou regarder une vidéo, même s’ils sont trop jeunes et que ça leur grille le cerveau. Leurs enfants mangent des chips, à toute heure du jour.

Les femmes de l’épicerie sociale.

Elles repartent en soufflant, les mêmes bras et mains chargés de leurs sacs et cabas avec des poireaux qui dépassent, les enfants trottinant sur leurs talons, se dépêchant pour aller en chercher quelques-uns à la sortie de l’école pour déjeuner. Parfois, elles ont quand même pris le temps de s’asseoir pour prendre un café et une petite part de gâteau, poser leurs sacs, poser leur vrac, poser leurs problèmes, poser leurs vies, discuter. Pleurer un peu aussi, quelquefois.

Les femmes de l’épicerie sociale.

Derrière mes lunettes sur le bout de mon nez, je les regarde, je les observe, je les plains, je les admire. Elles ont l’air d’avoir 10 ans de plus, certaines 15. Certaines sont sans âge, n’ont plus d’âge, sont en nage. Leurs cheveux ne sont pas toujours bien peignés. Le coiffeur est un vague souvenir. Leur sourire montre parfois des trous. Elles ne sentent pas toujours bon. Leurs ongles sont parfois en deuil. Elles ont des socquettes dans des sabots, ou des « crocs », qui ont dû être colorés, un jour. Certaines traînent en jogging, on dirait qu’elles se lèvent juste. Je n’aimerais pas avoir leur vie. Elles s’y accrochent courageusement, pourtant. Elles rasent les murs des bourgs, des hameaux, ici, là-bas, dans des coins perdus. Ce sont des êtres perdus. Certaines sont recluses. Toujours elles s’excusent : d’exister, de demander, d’implorer, de se débrouiller.

J’avoue, je les aime aussi, les femmes de l’épicerie sociale…  

 

F.S. 26/05/2025

(PS : Matthieu Chazal, tu me manques. J'aurais aimé que ce soit toi qui prenne cette photo, et tant d'autres, pour ce projet que nous portions ensemble, de "photographier la crise"...).

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Le vent, levant (l'emportera...)

27 Septembre 2024 , Rédigé par F.S Publié dans #l'évènement

« Quand tu aimes il faut partir

Quitte ta femme quitte ton enfant

Quitte ton ami quitte ton amie

Quitte ton amante quitte ton amant

Quand tu aimes il faut partir »

(Blaise Cendrars, "Tu es plus belle que le ciel et la mer" dans Feuilles de route)

- Le Havre, mars 2008 (photo F.S.) -

- Le Havre, mars 2008 (photo F.S.) -

Le glas a sonné à 10h53 ce jour, du haut du clocher-beffroi de la cathédrale Saint-Pierre d’Angoulême. « La cathé », comme disaient les élèves du collège et lycée Saint-Paul que nous étions, à une époque de plus en plus lointaine, et où nous nous sommes connus : Matthieu, Guillaume, Johnny, Charles, Vincent, Jérôme, Emmanuelle, Nathalie, Christine, Hugo, Thibault, Frédéric, Anne, Bénédicte… Tous ces jeunes qui se sont côtoyés dans les années 80 jusqu’au début des années 90, qui ont pris un sacré coup de pelle, à l’aube de leurs 50 ans désormais, ou tout juste dépassés pour quelques-uns d’entre eux/elles. Le parvis de la cathédrale, où, tous autant que nous sommes, nous avons tant donné de rendez-vous, tant allumé de clopes en cachette ou même pas, tant attendu un père, une mère, un frère, une sœur, un copain, une copine, un amoureux, une amoureuse. Ou simplement subi l’ennui parfois ; ce parvis de pavés, les mêmes qu’il y a 35 ans, ressemblait à un pédiluve : la pluie de ces derniers jours, ce matin encore, a tout humidifié, lavé, recouvert de feuilles mortes, et c’est comme si le ciel et ces pavés si souvent foulés pleuraient aussi le départ de Matthieu Chazal.

Ciel bas et lourd, nuages menaçants, gouttes de pluie sur les vitres et parebrises, vent qui ébouriffe : une ambiance photographique qui ne lui aurait pas déplu, d’ailleurs. En noir et blanc, ça aurait été si beau, ce rassemblement d’amis, de famille, de connaissances plus ou moins lointaines, tous ceux et celles qui ont partagé un bout de chemin avec lui, plus ou moins long, plus ou moins aventureux ; souvent heureux. Les visages marqués par le chagrin, les yeux rougis par les larmes, les traits tirés par la fatigue, les cigarettes allumées face au vent en faisant un petit abri avec la main : Oh ! comme tu te serais régalé, Matthieu, comme tu aurais fait de beaux portraits durant toute cette séquence ! On entendait aussi quelques rires impertinents à peine retenus, des accolades, des embrassades de gens qui ne s’étaient pour certains pas vus depuis vingt ou trente ans. On le sait, les enterrements, c’est toujours comme ça, et c’est naturellement un réconfort.

- "En route" (photo Matthieu Chazal) -

- "En route" (photo Matthieu Chazal) -

À 11 heures, le glas s’est arrêté. Le curé a dit les mots de l’accueil, les porteurs des pompes funèbres ont mis la « boîte » sur leurs épaules, et nous sommes entrés dans cette cathédrale, cette « cathé » que nous connaissions par cœur, un peu comme le salon d’une vieille grand-mère qu’on aimait à retrouver avant qu’elle ne disparaisse à nos regards. Le prêtre a récité la vieille liturgie des obsèques, pour les morts et les vivants : signe de croix, lumières posées sur le cercueil, rappel du baptême, paroles d’évangile et d’homélie… Le tout dans un profond silence, presque monacal, ça n’était d’ailleurs pas le moindre des paradoxes, pour celui qui n’était pas tellement un pilier d’église mais plutôt parfois de bar, jusque tard dans la nuit. Pour raconter des histoires, en espérer d’autres, pour se tenir chaud, pour le plaisir de prolonger la rencontre, tout simplement.

Et puis, dans ce silence, a surgi le vent. Je l’ai immédiatement reconnu, ce vent venu du golfe de Gascogne, ce vent du sud-ouest qui frappe les flancs de cette cathédrale que je connais si bien… Ce vent qui s’engouffre entre les arches du clocher, contre les vitraux, sur les lauzes en béton de la toiture du chevet, sous les tuiles romaines de la nef, caressant les coupoles romano-byzantines, guettant le moindre interstice pour se glisser à l’intérieur. Ce vent qui venait de loin – non du levant, si cher à ses yeux et son cœur – mais du couchant qu’il avait si souvent quitté pour mieux y revenir, après tant et tant de pérégrinations, avec ses boîtiers photos argentiques, ses histoires, ses rêves, ses espérances, sa mélancolie...

Le vent du levant et du couchant : la boucle était donc bouclée. Bouclée trop tôt, hélas.

Alors me sont revenus les vers de Gérard de Nerval, tirés de Vers dorés, qui furent cités cette semaine dans Charente Libre par Frédéric Berg, l’un des nôtres, jusque dans la revue de presse de Claude Askolovitch sur France Inter lundi matin : « Te crois-tu seul pensant dans ce monde où la vie éclate en toute chose (…) Souvent dans l'être obscur habite un Dieu caché ; Un pur esprit s'accroît sous l'écorce des pierres ! ». 

- Le Havre, mars 2008 (photo F.S.) -

- Le Havre, mars 2008 (photo F.S.) -

L’écorce de pierre, ce titre qu'il voulait donner initialement à son livre, qui s’appelle finalement Levant. Le vent du levant ? Lui qui dans tes voyages cherchait « des mondes qui vacillent mais où persiste la lumière », voici que ce vent entendu dans la cathédrale Saint-Pierre nous fait à notre tour vaciller, chanceler, et regarder ce tempus fugit, d’une manière nouvelle, inattendue, inespérée tout autant que redoutée. Ce vent nous laisse comme transpercés de la lumière que Matthieu nous lègue en souvenir, pour toujours.

F.S. Vendredi 27 septembre 2024

« Le monde est plein de nègres et de négresses

Des femmes des hommes des hommes des femmes

Regarde les beaux magasins

Ce fiacre cet homme cette femme ce fiacre

Et toutes les belles marchandises

(…)

Quand tu aimes il faut partir

Ne larmoie pas en souriant

Ne te niche pas entre deux seins

Respire marche pars va-t'en »

(Blaise Cendrars, "Tu es plus belle que le ciel et la mer" dans Feuilles de route)

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Les photoreporters sont des hommes à part (suite)

24 Septembre 2024 , Rédigé par F.S Publié dans #l'évènement

- Le 16 mai 2021, Céline Aucher, de Charente Libre, publiait un article sur le démarrage du projet de Matthieu -

- Le 16 mai 2021, Céline Aucher, de Charente Libre, publiait un article sur le démarrage du projet de Matthieu -

En avril 2020, en plein confinement, cette époque surréaliste dont on se demande encore si on n’a pas rêvé (ou cauchemardé) de l’avoir vécue, j’avais croisé, à Mansle dans la rue des Bouviers, vers midi, un type barbe boire, cheveux noirs, pardessus noir, une baguette de pain sous le bras. J’avais immédiatement reconnu, au volant de l’utilitaire de l’épicerie solidaire, cette « tête de Turc » : c’était Matthieu ! Mais cela me paraissait tellement inattendu, tellement improbable, à cet endroit-là… Je ne me souvenais pas de la dernière fois où nous nous étions vus, mais ça remontait à au moins 15 ans. Je savais qu’il bourlinguait, avec ses boîtiers argentiques et ses péloches noir et blanc, mais j’aurais été bien incapable de dire avec certitude où il se trouvait désormais. Et je le retrouvais là, sur un bout de trottoir manslois, dans un trou charentais, en pleine « guerre » comme disait Macron, en plein marasme de la société mondiale.

Je décidais de le contacter via la messagerie Messenger. C’était bien lui !

Moi : « Salut Matthieu, j'ai rêvé où je t'ai aperçu à Mansle la semaine dernière, avec une baguette de pain sous le bras et au téléphone? Ça avait l'air d'être toi... Je travaille dans le coin, je suis directeur d'une épicerie solidaire itinérante, depuis mai 2019 ».

Lui : « Salut Frédéric, non, pas un rêve. Je vis (plutôt pas mal) ce confinement à Mansle. Où habites-tu ? Ça serait bien de se boire un petit café mais où nous le servirait-on? On attend la fin du confinement pour le boire ? Je vais rester dans le coin pas mal de temps, jusqu'à l'été sans doute ».

Moi : « J'habite à Angoulême quartier Victor-Hugo, je viens à Mouton  (siège de l'épicerie) tous les jours ou presque. En effet difficile de boire un coup dans les bistrots, en revanche à Mouton  (où le confinement n'est pas aussi dur qu'ailleurs également) ce sera possible, sinon à Mansle on pourra se faire une bise du coude un de ces 4 ».

Lui : « Mouton, je passe devant quand je vais voir la grand-mère à Saint-Angeau et en chambre noire photo, du côté de Chasseneuil. On essaye de se voir alors ».

Le 9 juin 2020, on y arrivait, enfin : « Salut Frédéric, je serai au labo-photo ces prochains jours, si tu veux venir y boire un café. Je vois que tu sillonnes les petites routes de Charente, tu trouveras sans doute le lieu-dit La Devignère, commune de Lussac, quand tu rentres dans la cour de ferme, c'est à droite, porte bleue. N'hésites pas à passer ».

La première rencontre de ces retrouvailles, après 1000 ans, fut, elle aussi, surréaliste. Je devais me rendre à un week-end de copains, dans le Limousin, dont la plupart le connaissaient, anciens du collège et du lycée St-Paul d'Angoulême. Lussac était sur ma route. J’ai mis un petit moment à trouver La Devignère, n’utilisant que très peu le GPS : chacun ses démons, lui, c’est le numérique ; moi c’est le GPS. Il m’a fait visiter son antre, ce lieu hors du temps, hors géographie, hors tout. Un lieu qui lui ressemblait, où on sentait que l’amitié, la camaraderie, le café et le vin rouge devaient couler à flots. C’est là, entre deux gorgées de café, que je lui ai parlé pour la première fois que je rêvais qu’un photographe vienne immortaliser les tournées de distributions d’aide alimentaire dans le Ruffecois, auprès des bénéficiaires, un peu à la façon d’un Depardon. Je lui ai dit que j’avais commencé à raconter ce que je vivais et voyais dans de courts textes que j’avais un peu maladroitement nommé Rural road trip, qu’il pouvait aller les lire sur mon blog.

Je ne sais pas s’il a pressenti que je lui mettais le grappin dessus, mais il a eu cette expression d’homme libre et nomade qu’on lui connaissait : « Houlà ! Doucement, faut voir, je suis de retour ici mais toujours un peu de passage… » ou quelque chose dans ce goût-là, bref : je m’en suis voulu d’avoir sans doute été un peu vite en besogne. J’ai eu peur de l’avoir un peu bousculé.

Et puis, le 3 avril de l’année suivante (2021), j’ai reçu ça : « Salut Frédéric, un projet se dessine avec une équipe de photographes de la région: l'idée est de documenter en Nouvelle-Aquitaine la montée de la pauvreté à cause de la pandémie. Je me tourne naturellement vers la Charente et peut-être vers ton association. Je viens passer quelques temps en Charente pour la Pâques, serais-tu disponible pour qu'on cause de ce projet ? Te souhaite de bonnes Pâques ! »

Nous avons dû nous voir quelques temps après – il y a eu un troisième et dernier confinement de 3-4 semaines, un peu plus léger que les précédents mais avec encore les attestations, les kilomètres à ne pas dépasser, les flics et gendarmes surmotivés, le carnet à souche bien en main à traquer les fraudeurs – et début mai 2021 il faisait ses premiers pas dans l’entrepôt de l’épicerie solidaire E.I.D.E.R., sise au 8, rue de la Mairie à Mouton, près de Mansle et d’Aunac-sur-Charente.

- En octobre 2021, Matthieu envoyait un dossier de candidature à l'appel à projets "Brouillon d'un rêve" -

- En octobre 2021, Matthieu envoyait un dossier de candidature à l'appel à projets "Brouillon d'un rêve" -

« Introduction

Les premiers rapports sur l’impact de la pandémie commencent à tendre à la société un miroir grossissant de ses inégalités, de ses mécanismes de pauvreté et d’exclusion.

Mon projet est d’accompagner une association qui propose de l’aide alimentaire à une population précaire dans une région rurale, anonyme et ordinaire.

Portraits de bénéficiaires de l'aide alimentaire et galerie de paysages d'une zone rurale délaissé des pouvoirs publics ».

[Matthieu Chazal, argumentaire du dossier de candidature à la bourse Brouillon d’un rêve, de la Scam, Société civile des auteurs multimédia, octobre 2021]

(à suivre…)

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Les photoreporters sont des hommes à part

22 Septembre 2024 , Rédigé par F.S Publié dans #l'évènement

(en hommage à Matthieu Chazal, photoreporter, 1975-21/09/2024)

- Matthieu Chazal (à dr.) avec son ami Turc Murat Yazar, au festival Barrobjectif, à Barro (16), en septembre 2021 -

- Matthieu Chazal (à dr.) avec son ami Turc Murat Yazar, au festival Barrobjectif, à Barro (16), en septembre 2021 -

Ils évoluent dans les marges, souvent nomades, semblent peu attachés aux choses de la vie quotidienne, hormis leurs boîtiers photographiques. Numériques ou argentiques (plus rares), le prolongement de leurs yeux, et de leurs bras, captent ce que, bien souvent, on ne parvient pas à voir soi-même.

Lorsque j’étais journaliste en activité, j’ai souvent admiré les confrères photographes. Ça a commencé par Pascal Maguesyan, à Lyon, le premier à m’avoir dit que mes photos de montagnes étaient bien, mais si j’y ajoutais de l’humain, elles seraient encore mieux. C’était il y a longtemps, en 2008-2009, et ça a changé radicalement ma façon de prendre des photos, jusqu’au livre Franchir les Pyrénées sur les chemins de la liberté, paru en 2011. Il me disait « tes photos sont belles, parfois dramatiques dans l’immensité qu’elles montrent, mais si tu ajoutes l’homme, on se rendra mieux compte de l’échelle ». L’homme, dans son paysage, dans le paysage, son histoire dans la géographie…

Puis il y a eu l’âge d’or, à Blois et Orléans, auprès de photographes de presse qui gravitaient autour de moi sur les lieux de reportages : Jérôme Dutac, de La Nouvelle République, que j’appelais affectueusement « le photographe de poche », car sa petite taille lui permettait souvent de se glisser là où on ne réussissait pas à aller, nous autres « grands ». Et puis Thierry Bourgoin (indépendant, et photographe officiel de la mairie), Sébastien Gaudard (doublure de Jérôme à la « NR »). On s’est souvent tapé des barres, en essayant de ramener la meilleure image. J’ai beaucoup appris en les regardant travailler, et, j’ose le dire, j’ai souvent essayé de les imiter. De retour en Charente, j’ai retrouvé avec plaisir Pierre Duffour, retraité de Charente Libre, et croisé un peu Renaud Joubert, Quentin Petit (un autre photographe « de poche »).

Matthieu Chazal était différent de tous ces photographes qu’on pourrait quasiment qualifier, à côté de lui, de mainstream. Il avait pourtant travaillé lui aussi en rédaction, de 2001 à 2005 à Sud-Ouest, mais l’immédiateté, le scoop et les sujets « à chaud », ça n’était pas sa came. Lui, ce qu’il aimait, c’était prendre son temps. Un peu comme les bains révélateurs de ses négatifs issus des « péloches » argentiques qu’il développait dans un petit laboratoire entre Saint-Claud et Chasseneuil-sur-Bonnieure, dans un petit hameau près de Lussac. Quand il est arrivé à l’épicerie solidaire itinérante E.I.D.E.R., au printemps 2021, pour y « photographier la crise », comme il le disait (projet qu’il rebaptisera « les lendemains qui déchantent » un peu plus d’un an après dans un synopsis qu’il avait envoyé à « Brouillon de rêve », afin d’y obtenir une bourse qui lui permettrait de poursuivre le projet), il a commencé, comme souvent, par rouler lentement une cigarette, près de la grande porte coulissante de l’entrepôt, à Mouton, en touillant une tasse de café. Il en buvait pas mal, pour essayer de se tenir éveiller après des nuits qui semblaient souvent presque blanches.

Les bénévoles et bénéficiaires l’ont très vite adopté. Je n’en revenais pas, car si, sur le papier, le projet me séduisait et je lui en avais même parlé un an plus tôt à Lussac lors d’une brève entrevue, je me demandais comment, concrètement, allait fonctionner le détonnant attelage ! Lui, avec sa liberté de nomade, ses réflexions de philosophe-géographe-photographe qui avait bourlingué aux confins de l’Europe, des Balkans, de l’Irak et de la Turquie ; et les gens d’ici, qui ne sont bien souvent jamais sortis du département ou presque, en tout cas assez peu inspirés par la poussière d’Anatolie soulevée par de grands vents venus d’orient…

Et pourtant ça a marché, et pas qu’un peu ! Plusieurs cigarettes roulées et tasses de café plus tard, il s’est fondu dans le paysage, gagnant la confiance des unes et des autres (les bénévoles sont souvent très majoritairement des femmes, qu’il charmait, involontairement), alternant l’écoute attentive des histoires de vies de ces bénévoles et bénéficiaires, ses propres histoires et anecdotes du « levant » lointain, et avec moi les souvenirs du collège et du lycée Saint-Paul, du plateau d’Angoulême, de tel ou telle ancien du bahut, s’enquérant de ce qu’ils ou elles avaient pu devenir. Il mettait la main à la pâte, aussi, et ça a aidé : entre deux caisses de boîtes de conserves ou la tenue de la caisse pour scanner les articles, éternellement vêtu de ses chemises sombres, de son pardessus noir ou d’une veste de treillis et de ses boots dont il faisait claquer les talons sur le béton ciré de l’épicerie sociale, l’enfant du pays, comme il aimait à rappeler - sa grand-mère vivait au Châtenet, sur la commune de Saint-Angeau où il avait passé une partie de sa jeunesse et où il vivait, en transit, à ce moment-là - a gagné la confiance de tout le monde.

Il ne lui restait plus qu’à sortir son boîtier photos, argentique, pour tirer le portrait des gens. C’est ce qu’il avait commencé à faire, fin 2021, début 2022, avant que n’éclate la guerre en Ukraine, et qu’il soit happé par celle-ci, se rendant près du front et à Odessa, d’où il rapportera des Chroniques d’Ukraine, et plein d’histoires. En conséquences, il avait un peu pris ses distances avec le projet initial de photographier la crise en Ruffecois, mais réapparaissait, de temps en temps, à l’improviste, et nous passions de longues minutes au téléphone pour évoquer le projet, son avenir, et tant d’autres sujets toujours près de l’essentiel…

Il revenait régulièrement, on évoquait le projet, mais à mesure que le temps s’effilochait, j’avais fini par le ranger dans le carton aux souvenirs, jusqu’à ce que j’apprenne, par son frère Guillaume, qu’il y tenait encore beaucoup, et en parlait souvent. Mais ça, c’était après avoir appris sa mort brutalement, au téléphone, alors que je promenais mes semelles sous les murailles du château de Monfort, en Dordogne, dans la commune de Vitrac.

(à suivre…)

 

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Nécrologie (abbé Pierre, republication d'un article de 2007).

17 Septembre 2024 , Rédigé par Fred Sabourin Publié dans #l'évènement

Il s'était trouvé par hasard - et pas rasé - que je sois à Paris fin janvier 2007, au moment des obsèques de l'abbé Pierre, tout auréolé de sainteté, ou quasiment, au moment où il passait de vie à trépas, à 95 ans. Je m'étais rendu sur le parvis de Notre-Dame, le 26 janvier. C'était facile d'accès, à l'époque, peu de services de sécurité, peu d'obsession d'attentats, et une foule bigarrée de gueules cassées, de petits, de sans grades, avaient pu approcher au plus près. Nous étions encore en "chiraquie" mais plus pour longtemps, et bientôt prendrait le relais de la "sarkosie", qui fit tant de mal socialement à des gens déjà la tête sous l'eau. Je me souviens, journaliste débutant et vivotant de petits CDD mal payés et de piges précaires, de l'ambiance ce matin-là. J'avais été très impressionné par cette arrivée massive d'anciens compagnons, de sympathisants de la cause des mal-logés (ou pas logés du tout), mais aussi de gens bien mis, comme on dit, de bonnes dames du XVIe arrondissement ou tout au moins de la rive gauche, d'hommes en loden, etc. J'étais dans cette foule d'anonymes, le cul entre deux chaises moi-même mais chanceux car avec un toit sur la tête, en cet hiver froid de janvier 2007. J'avais sorti l'appareil photo, et jeté mes doigts engourdis sur le calepin pour recueillir quelques témoignages, impressions, émotions. Ça avait donné cet article ci-dessous, qui prend naturellement, aujourd'hui que nous savons que le saint homme n'en n'était pas vraiment un mais visiblement lui aussi un gros dégueulasse. Tout cela interroge les hommes et femmes que nous sommes, qu'est-ce qu'un homme quasiment sanctifié de son vivant, adulé, Dieu sur terre même pour certains/certaines ? Comment se peut-il que lui aussi... Pourquoi n'a-t-on jamais rien dit ou si peu, pourquoi en comment n'a-t-on pas pu stopper le bonhomme, pourquoi n'a-t-on pas écouté les victimes qui osaient dire, et à qui on a gentiment demandé de se reprendre, parce que, quand même "l'abbé Pierre"...

J'avais été touché, adolescent, dans un émission de Christine Ockrent (Qu'avez-vous fait de vos 20 ans ? sur Antenne 2), par cette citation de l'abbé : "Je ne suis pas chargé de convaincre, je suis seulement chargé de dire". Et bien voilà, maintenant, on dit, on en finit pas de dire d'ailleurs, mais souvent c'est trop tard et l'Église, les institutions (Emmaüs bien sûr, mais aussi l'Arche de Jean Vanier, lui aussi un salopard, finalement) peinent à se saisir correctement du problème, malgré la mise en place de la CIASE (Commission indépendante sur les abus sexuels dans l'Église). Comme l'a justement dit sur France Culture lundi 16 septembre dans Questions du soir Véronique Margron (théologienne dominicaine et membre de la CIASE) : "il ne s'agit pas de détruire un mort, mais de réparer les vivants qui ont subi ces abus et ces crimes". Et il y a du boulot...!

F.S.

Ci-dessous l'article de janvier 2007.

                              Pour qui sonne le glas ? 


        Bravant le froid qui devait ressembler à celui de l’hiver 54, et non loin du fameux boulevard Sébastopol, plus de trois milles personnes se sont recueillis sur le parvis de Notre-Dame de Paris vendredi dernier, pour les obsèques du pèlerin d’Emmaüs.
 «Georges, toi qui es tout cassé, trouves-en un deuxième comme toi, et ensemble, allons en soulager un troisème ».  Les propos de l’Abbé Pierre, lors de la fondation de la première communauté d’Emmaüs, avaient donc pris des proportions fortes. A l’intérieur de la cathédrale, le protocole républicain, souhaité par le Président Chirac lui même, était légèrement écorné, pour respecter les dernières volontés de « l’Abbé » qui ne fut jamais tendre envers les gouvernants : aux premiers rangs, les compagnons d’Emmaüs. Derrière eux, les « officiels » et les gens « importants ». Sans doute une image prophétique de l’au-delà. Dans son mot d’accueil, Martin Hirsch, l’actuel président de l’association, a donné le ton : « La meilleur façon de lui rendre hommage, ce sera de continuer son combat ». Précision qu’il n’était sans doute pas inutile de rappeler à une assemblée composée donc pour une part de personnalités politiques de haut rang, en exercice, ou l’ayant été… Dans son homélie, le cardinal archevêque de Lyon, Philippe Barbarin, s’est appuyé sur trois images tirés de l’évangile de Luc (le récit des pèlerins d’Emmaüs) : « la route, la parole, le pain ». Trois mots, trois piliers de la vie de l’Abbé Pierre, et de beaucoup de compagnons avec lui. « Nous reprenons la route, d’un bon pas, pour aimer et servir les autres, jusqu’à notre dernier souffle ».
A l’extérieur, au son du glas, un silence glacial s’est emparé d’une assemblée hétéroclite recueillie. A cet instant, les mouchoirs sont sortis des poches, parfois crasseuses de ceux dont on dit volontiers qu’ils ont des « trognes » plutôt que des visages et des figures. Parmi le public de parisiens parfois bon chic, bon genre, beaucoup de « sans » : sans travail, sans logement, sans propreté, sans beaux habits, sans papiers, mais pas sans espoirs. Car ils ont parfois croisé, en vrai ou par l’intermédiaire des compagnons, celui pour qui « les autres » étaient devenus une préoccupation de tous les instants. Depuis que son père lui avait dit, enfant : « et les autres ? Tu n’y penses pas aux autres ? ». Pour Jean-Pierre, sans domicile fixe depuis dix ans, « Emmaüs m’a permis de ne pas mourir dans la rue, alors pour moi, l’abbé Pierre c’est comme un père ». Jeannine, soixante ans, est en larmes : « qui va prendre le relais maintenant ? Et tous ces hommes politiques là qui ne font rien ou presque ». La révolte à fleur de peau, à la mesure de la peine.
Puis lentement, accompagné de nouveau par le glas dans le ciel froid de Paris en pleurs, le cercueil a traversé le parvis, la foule, le peuple des petits dont il faisait partie, au nom de l’amour. « La vie m’a appris que vivre, c’est un peu de temps donné à nos libertés pour apprendre à aimer, et se préparer à l’éternelle rencontre avec l’Eternel Amour. Cette certitude-là, je voudrais pouvoir l’offrir en héritage. Elle est la clé de ma vie, et de mes actions », disait-il dans son « Testament » en 1994.
Cette rencontre est enfin arrivée, et elle ne regarde que Dieu et son fidèle compagnon. Sur le parvis de Notre-Dame, il y a eu la dernière rencontre des hommes et femmes qui lui ont rendu un hommage poignant, avec un mot qui à lui seul suffit pour dire l’amour d’un proche : « merci, l’Abbé ! ».


 

 

 

 

 

 

 

 

(en rentrant, dans le métro, je suis tombé sur cette affiche et ce slogan. On achève bien les chevaux, même s'ils valent de l'or, mais la question posée par l'affiche prend une actualité singulière...) 

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La solitude en montagne, ça n'existe (presque) plus

30 Août 2024 , Rédigé par F.S Publié dans #montagne, #quelle époque !

 Il n’y a pas si longtemps, les Pyrénées étaient une montagne où, sans chercher bien loin, on pouvait trouver silence, solitude, et tranquillité du corps et de l’esprit, et ce à peu près à tous moments de l’année, y compris en été. Un havre de paix, quatre saisons durant. Il faut croire que ces espaces que certains qualifient de « sauvages » (ils n’ont en fait de sauvages que le nom, l’homme ayant posé ses godillots dans chaque recoin des montagnes), ne sont plus une garantie d’y trouver le repos. C’est en tout cas ce que nous avons constaté, cette deuxième partie du mois d’août, dans une vallée qui nous est chère : la vallée d’Ossau.

 La solitude en montagne, ça n'existe (presque) plus

D’ordinaire, la montagne commençait à se vider, un peu dès le 15 août passé. Demeuraient bien encore quelques touristes et randonneurs plus ou moins sérieux, plus ou moins bien équipés (sur l’équipement, nous y reviendront…), mais dans l’ensemble après la mi-août, on commençait à y voir moins de chats… Août était réputé par des séquences orageuses qui rendaient les deuxièmes moitiés d’après-midi hasardeuses, pour quiconque n’était pas encore parvenu à son point d’étape, si possible en dur étant donné les draches qui pouvaient s’abattre soudainement. Est-ce l’effet conjugué cette année d’un mois de juillet qui fut maussade ? Les J.O. de Paris ? Les nombreuses photos filtrées « qui font rêver » de tel ou tel lac, de tel ou tel sommet se miroitant dans une pièce d’eau ? De bivouacs sur les sommets ? De levers et couchers de soleils à faire se pâmer le moindre randonneur ? La météo de ce mois d’août, enfin estivale ? Je ne sais pas précisément, mais les faits sont là : il y avait du monde, beaucoup de monde, beaucoup (trop) de monde en montagne ces jours-ci.

Le plaisir de la randonnée, du « trekking » comme on dit aujourd’hui - randonnée, ça fait « pépé-mémé » sans doute - tient en quelques éléments simplissimes, que je vais tenter de lister (non exhaustivement) :

  • Faire des choix avant de boucler son sac (on ne peut pas tout emporter au risque de le payer fort cher) ; éprouver le manque de ce qu’on n’a pas emporté ; s’en défaire au bout de 24 heures, à peine.
  • Découvrir qu’on peut vivre avec une vingtaine d’objets réellement « indispensables » si on a fait une bonne sélection.
  • Marcher à son rythme, pas à pas, en sentant son sang battre les tempes et les gouttes de sueur perler le long de son dos.
  • Sentir une petite brise fraîche fouetter le visage à l’arrivée d’un col. Atteindre ses objectifs – ici un sommet ; là un col ; là-bas un lac ; ailleurs encore une estive.
  • Enfin, trouver son lieu de bivouac – le fameux « spot » des instagrammeurs/ses - près d’un refuge, un lac, dans un endroit isolé, ou, pourquoi pas, sur un sommet (nuit blanche à prévoir malgré les images carte-postale d’Instagram…) ; y planter sa tente, déplier son duvet après avoir testé le sol (est-il plat ? À niveau ? Caillouteux ? À l’abri du vent ? etc.).
  • Faire cuire sa pitance, sommaire, sur son réchaud. Trouver ses pâtes cuissons 3 minutes ou sa purée Mousseline (placement de produit) excellente, puisque dégustées face à un paysage à couper le souffle. Faire sa vaisselle dans le torrent, ou le lac, en frottant la gamelle avec des herbes ou quelques graviers, car bien sûr on n’emporte ni éponge ni liquide vaisselle ; l’eau chaude est un lointain souvenir…
  • Regarder le soleil rosir puis rougir les cimes, pour peu que les nuages ne soient pas « montés » pour tout cacher.
  • Enfin, s’étendre, un brin fourbu, sur sa paillasse, dans son sac de couchage, trouver une position la moins inconfortable possible, et se laisser bercer des derniers bruits d’un environnement loin d’être hostile : torrent, cloches de troupeaux s’éloignant puis se rapprochant, vent, et parfois même rien, le silence absolu. Alors, comme nourrit d’un somnifère naturel, le sommeil vient nous envelopper et nous sombrons dans un songe profond, qui ne sera perturbé que par quelques fourmillements liés à la literie sommaire, et peut-être, sur le coup de 3 heures du matin, une belle envie d’uriner contre laquelle on essaiera de lutter, en vain (bonjour les contorsions pour sortir du duvet et aller se soulager à 2 mètres de la tente !).

Le lendemain matin, frais comme des gardons, on ouvrira les yeux naturellement vers 6h-6h30, avec le jour, et l’on sera profondément heureux de se sentir aussi vivant. Une expérience de sobriété heureuse, comme disait l’autre.

Il faut désormais lutter pour retrouver ces conditions, tant nos semblables, nos frères et sœurs humains gravitent en montagne autour de nous aussi sûrement que sur une ramblas catalane un samedi soir de juillet. On ne prendra que deux exemples de ces envahissements humains dans des espaces pourtant grands, créant un sentiment de surpeuplement, ce que les professionnels nomment « le surtourisme ».

 

 La solitude en montagne, ça n'existe (presque) plus
 La solitude en montagne, ça n'existe (presque) plus
 La solitude en montagne, ça n'existe (presque) plus
 La solitude en montagne, ça n'existe (presque) plus

On pourra se réjouir dans un premier temps de revoir des jeunes en montagnes. Bien qu’ils n’aient jamais vraiment totalement disparus, il faut reconnaître qu’ils se faisaient plutôt rares dans les Pyrénées ces dernières années, le goût de l’effort, les réveils matinaux et l’absence de wi-fi n’étant pas toujours de leur goût. Les voilà de retour, par grappes de 3, 4 ou 5, garçons et filles mélangés, pas trop mal équipés parfois, même si les baskets font florès et c’est une mode issue du contestable trail, nous allons y revenir. Ils parviennent visiblement à partir pour deux ou trois nuits en autonomie. Malheureusement, ces jeunes milleniums (nés depuis l’an 2000) apportent avec eux leurs mauvaises habitudes de bruits incessants, de mouvement perpétuel, d’indélicatesses caractérisées, comme celle de venir se coller à vous alors qu’il y a 3 hectares de lacs à disposition… Voire pire : d’avoir emporté avec eux la désormais incontournable enceinte bluetooth pour y faire cracher de la musique téléchargée d’avance ! Ces jeunes-là ne comprennent donc rien à l’environnement dans lequel ils se trouvent, et consomment des lacs pyrénéens comme ils consommeraient des séries Netflix ou des playlists sur Deezer ou Spotify.

« Hispania jacta est »

Mais il y a encore pire, et nous ferait regretter les frontières : ce sont les hordes d’Espagnols, hombres y mujeres (surtout elles, d’ailleurs) qui ne conçoivent visiblement pas la vie sans jacter en permanence, de leurs grosses voix rauques (pour les hommes), au débit mitraillette (pour les femmes). C’est bien simple : les Espagnols parlent tout le temps, tout le temps, tout le temps, même quand la pente est rude où l’on croyait qu’enfin, ils (elles) arrêteraient de tchatcher ! Engeance insupportable qui nous donne envie de leur jeter des cailloux jusqu’à ce qu’ils retournent bouffer du chorizo en sirotant des bières San Miguel tièdes dans les ventas de la frontière… Dans le Val d’Arrious, le 20 août, on a cru qu’on ne se débarrasserait pas de la douzaine de mujeres espagnoles, et l’on eut des envies de lancer des cailloux, dont ils (elles) ne sont pas avares dans l’ascension de certains sommets, le pic du midi d’Ossau et le Balaïtous en particulier.

 La solitude en montagne, ça n'existe (presque) plus
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 La solitude en montagne, ça n'existe (presque) plus
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Courir en montagne : nécessaire, vraiment ?

Est-ce parce qu’historiquement, une randonnée en montagne couronnée par un sommet se nomme « course » que certains l’ont pris au pied de la lettre ? Les trailers composent la dernière plaie d’Egypte des Pyrénées. On les voit partout, et même s’ils ne courent pas toujours, ils marchent jusque haut, vêtus de shorts flottants comme à la grande époque des cours d’EPS au collège, chaussés de baskets, certes à semelles crantées, mais de baskets quand même (une godasse faite pour se tordre la cheville au premier faux-pas). On en a croisé un qui faisait, en deux jours, Gavarnie-Caillou de Soques en vallée d’Ossau, sans manger et quasiment sans dormir ! Ce coach en trail (c’est ainsi qu’il s’est présenté) s’entraînait pour le prochain défi que certains de ses coachés se lanceraient prochainement : 100 km en 3 jours dans les Cévennes, je ne sais plus combien de dénivelés positifs, le tout sans manger et sans dormir… Rien que de nous raconter son futur chemin de croix, on en a été pris d’une irrépressible envie de bailler. Comment peut-on goûter la montagne dans ses conditions ? Le mystère reste entier pour moi ; il faut dire que Lourdes n’est pas très loin de l’endroit où nous nous trouvions… Le trail en soi n’est pas un problème, les trailers non plus : ils sont plutôt respectueux de l’environnement qu’ils traversent (même vite) et jactent beaucoup moins que les hispaniques. Leur plus gros défaut, c’est d’avoir infusé cette mode de la basket comme chaussure de rando, et tout l’équipement minimaliste peu adapté aux changements brutaux de météo. Cette incongruité se paie cher chez certains marcheurs néophytes : si la chaussure en question est légère – avantage non négligeable quand on porte tout ce qu’on emporte, même aux pieds – elle n’est guère adaptée aux passages scabreux, aux pierriers, aux charges lourdes. Pour maintenir sa cheville dans une chaussure basse, il faut de l’expérience, de l’habitude, beaucoup d’entraînement. Ce qui semble assez peu le cas des touristes de masse, et… de leur masse corporelle.

Bon, il faut conclure. S’extraire de la montagne, en redescendre, puisque c’est notre « destin ». Dans les années à venir, il va donc falloir ruser davantage pour trouver des lieux à l’écart, silencieux, non souillés par le surtourisme délétère à la santé environnementale, et à la santé mentale tout court. « La vie est une chose grave. Il faut gravir », disait le poète Pierre Reverdy.

C’est ce qu’il faudra faire à l’avenir, plus haut, plus loin, plus isolé, pour trouver cette solitude alpine tant désirée.

Photos : Val d'Arrious, Arrémoulit, Arriel.

F.S. 30 août 2024

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Action !

19 Juin 2024 , Rédigé par F.S Publié dans #quelle époque !, #rural road trip

Nous l’appellerons Natacha, petite brunette d’une trentaine d’années, vêtue comme un garçon avec ses chaussures de sécurité aux pieds. Ses ongles ont dû être vernis de rouge, mais il y a longtemps, et, à force de les ronger, la “peinture” est presque partie. 

Action !

Elle se ronge les ongles sans doute parce qu’elle est sur la corde raide, Natacha. On arrive en retard à la station essence pour un bon carburant (ça n’arrête pas en ce moment ! Mais les gens dans le secteur rural n’ont donc pas de véhicules électriques ?), elle est déjà là et mord à pleine dents dans une petite tartelette achetée au Super U qui vient d’ouvrir. 

On est en retard, mais on a su, d’emblée, quelle était sa voiture : une Saxo blanche hors d’âge, un peu déglinguée. Pas besoin de temps et de beaucoup d’expérience quand on parcourt la campagne quotidiennement : les voitures des pauvres se reconnaissent au premier coup d'œil. Natacha s’excuse d’avoir la bouche pleine. On s’excuse d’être en retard. Bref : tout le monde s’excuse, et on l’invite à se mettre en piste pour lui délivrer le précieux carburant. 

Ça ne dure pas longtemps, mais on en apprend rapidement l’essentiel : Natacha a besoin de sa voiture pour aller travailler. “Je vais en Dordogne tous les jours”, dit-elle. On s’étonne, pistolet de sans-plomb 95 en main, qu’elle aille si loin, vu qu’elle habite près d’ici, à Sainte-Colombe, un hameau perdu à 10 km au milieu de la Pampa. Elle travaille dans un Action, supermarché genre Foire Fouille ou Gifi qui vend des merdouilles fabriquées en Chine pour trois francs-six sous, comme disaient nos grands-mères, qui en connaissaient un rayon question économies… “Et… il n’y avait pas plus près ?”, hasarde-t-on, alors que le réservoir se remplit. “Je n’ai trouvé que là, il n’y a que la Dordogne qui veuille de moi !”. “Mais c’est vachement loin !”, s’exclame-t-on. “Oh, oui ! Plus de deux heures aller-retour, 110 km. Mais j’ai deux mois de loyers en retard, je n’ai pas le choix, faut que je travaille. D’ailleurs si vous connaissez un endroit pas cher où je puisse louer quelque chose qui ne serait pas réservé aux étudiants, ça m'intéresse. J’ai fait une demande pour un logement social sur Angoulême : deux ans d’attente”. Le réservoir est plein, on raccroche. 

On ne sait plus quoi dire. D’ailleurs qu’est-ce qu’on pourrait bien dire, à part de vagues propos convenus de bobos de centre-ville auditeurs de France Inter et qui votent pour les Verts pour se donner bonne conscience ? Il paraît qu’il y a en ce moment une campagne électorale, on n’ose pas s’aventurer sur ce terrain-là, Natacha n’est sûrement pas venue pour ça, mais la situation laisse (très) songeur. 

Car oui, en rentrant au volant du camion de l’épicerie sociale, comme des philosophes, on songe. On songe à la fameuse petite phrase “je traverse la rue et je vous en trouve du boulot, moi !”. Dans le cas de Natacha, ça n’est pas seulement la rue qu’elle a traversée, mais la moitié du département, tout ça pour enfiler des perles pour un Smic, en donner la moitié pour un loyer (en retard, donc), l’autre moitié pour le pétrolier Total. Et les quelques centimes qui restent pour des tartelettes de chez Super U. 

Tout cela me fait penser aussi à du cinéma (si seulement !), où, moteur demandé, quelqu’un crie : “Action !”. Il se pourrait bien que bientôt, il y en ait, de “l’action”... 

F.S. 19 juin 2024

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