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Le jour. D'après fred sabourin

Les femmes de l’épicerie sociale (Rural road trip. Saison 6)

26 Mai 2025 , Rédigé par F.S Publié dans #rural road trip

Les femmes de l’épicerie sociale (Rural road trip. Saison 6)

Elles ont l’air d’avoir 10 ans de plus, souvent elles ont les traits marqués des gens qui en ont bavé depuis l’enfance. Elles ne soignent pas particulièrement leur allure, depuis le temps que personne ne les regarde vraiment. Elles ont souvent les yeux baissés d’un épagneul triste. Elles ont les traits tirés des femmes qui ne dorment pas beaucoup. Elles ont les visages fatigués de celles qui s’inquiètent, tout le temps. Elles sont divorcées, ou séparées, elles sont mal-aimées, ou plus aimées.

Les femmes de l’épicerie sociale.

Elles arrivent souvent en retard, en s’excusant. Elles n’ont souvent plus de voiture, ou alors une vieille guimbarde hors d’âge, avec des portières ou des coffres qui ferment mal, des trappes d’essence qui manquent à l’appel, des essuie-glaces arrières cassés, des rétroviseurs réparés avec du gros scotch. Il y a souvent plusieurs couches, signe que ça ne date pas d’hier. À l’arrière il y a des sièges auto pour les enfants. Elles sont souvent essoufflées d’avoir couru toute la matinée. Elles passent leurs vies à s’excuser.

Les femmes de l’épicerie sociale.

Parfois, elles travaillent, ou ont travaillé. À mi-temps, à tiers-temps, en « Cesu », en « auto-entrepreneuse », au black... Elles font des kilomètres dans la campagne pour gagner un salaire de rien, qu’elles engloutiront dans le gasoil, à la caisse du Super U. Il n’y en aura jamais assez. Dans la restauration, le service à la personne, dans les plateformes logistiques. Elles sont préparatrices de commande, elles font du conditionnement, du déconditionnement, du reconditionnement. Elles font le ménage. Elles sont quelques fois licenciées. Leurs vies professionnelles se résument en un mot, comme une claque dans la face : « ric-rac ».

Les femmes de l’épicerie sociale.

Elles ont le cœur cabossé. Elles ont été quittées, laissées seules avec les marmots. Deux, trois, quatre ou six. Parfois le père est inconnu, méconnu, trop connu. Incarcéré. Désintégré. En fuite. Elles ont parfois été cognées. Elles sont souvent déprimées. Elles ont toujours une pente à remonter. Certaines préfèrent les descendre avec des verres d’alcool bon marché. Elles préfèrent faire passer leurs enfants avant elles.

Les femmes de l’épicerie sociale.

Elles arrivent avec des sacs, cabas, glacières et chariots à roulettes, souvent usés, rafistolés, pour ranger leurs courses. Elles n’ont que deux bras et deux mains, mais souvent ces dernières sont accrochées à celles d’enfants qui courent partout, pleurent, sucent des tétines ou des doudous à la propreté douteuse, ont des chandelles sous leurs nez rarement mouchés. Elles gardent toujours un œil sur eux, assis dans un coin à jouer sur le portable, ou regarder une vidéo, même s’ils sont trop jeunes et que ça leur grille le cerveau. Leurs enfants mangent des chips, à toute heure du jour.

Les femmes de l’épicerie sociale.

Elles repartent en soufflant, les mêmes bras et mains chargés de leurs sacs et cabas avec des poireaux qui dépassent, les enfants trottinant sur leurs talons, se dépêchant pour aller en chercher quelques-uns à la sortie de l’école pour déjeuner. Parfois, elles ont quand même pris le temps de s’asseoir pour prendre un café et une petite part de gâteau, poser leurs sacs, poser leur vrac, poser leurs problèmes, poser leurs vies, discuter. Pleurer un peu aussi, quelquefois.

Les femmes de l’épicerie sociale.

Derrière mes lunettes sur le bout de mon nez, je les regarde, je les observe, je les plains, je les admire. Elles ont l’air d’avoir 10 ans de plus, certaines 15. Certaines sont sans âge, n’ont plus d’âge, sont en nage. Leurs cheveux ne sont pas toujours bien peignés. Le coiffeur est un vague souvenir. Leur sourire montre parfois des trous. Elles ne sentent pas toujours bon. Leurs ongles sont parfois en deuil. Elles ont des socquettes dans des sabots, ou des « crocs », qui ont dû être colorés, un jour. Certaines traînent en jogging, on dirait qu’elles se lèvent juste. Je n’aimerais pas avoir leur vie. Elles s’y accrochent courageusement, pourtant. Elles rasent les murs des bourgs, des hameaux, ici, là-bas, dans des coins perdus. Ce sont des êtres perdus. Certaines sont recluses. Toujours elles s’excusent : d’exister, de demander, d’implorer, de se débrouiller.

J’avoue, je les aime aussi, les femmes de l’épicerie sociale…  

 

F.S. 26/05/2025

(PS : Matthieu Chazal, tu me manques. J'aurais aimé que ce soit toi qui prenne cette photo, et tant d'autres, pour ce projet que nous portions ensemble, de "photographier la crise"...).

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