Marcel Gauchet, au-delà de la polémique ?
- Marcel Gauchet fait sa prière ? -
La conférence inaugurale du philosophe et historien Marcel Gauchet s’est tenue dans un climat tendu lié à la fondre d’un groupe de jeunes historiens lui reprochant d’être plus réactionnaire que rebelle.
« Les organisateurs ne se doutait sans doute pas qu’en choisissant le thème des rebelles, ils tapaient dans le mille », a lancé Marcel Gauchet vendredi 10 octobre en soirée, lors de la conférence inaugurale des 17e Rendez-vous de l’Histoire. « Je n’ai aucune prétention sur la marque, et j’ambitionne d’être plus rebelle qu’eux ». Eux ? Deux intellectuels (1) qui, en plein cœur de l’été, apprenant que le philosophe et historien Marcel Gauchet viendrait ouvrir les Rendez-vous, ont lancé contre lui une véritable fronde, créant la polémique, s’indignant que le rédacteur en chef de la revue Le Débat qu’ils qualifient de « militant de la réaction » prenne la parole sur un tel thème. Un groupe d’historiens a remis le couvert dans l’édition du Monde du 10 octobre (2). Au point que les organisateurs avaient prévu un service d’ordre plutôt baraqué pour que la conférence se tienne dans de bonnes conditions.
« Nous subissons l’histoire »
« Sommes-nous là pour célébrer la rébellion ou pour mieux la connaître ? » a-t-il lancé en introduction. « Le monde est plein de rebelles depuis longtemps. Qui sont les vrais rebelles ? » s’est-il interrogé. Marcel Gauchet reconnaît que « l’individu contemporain est déterminé à devenir rebelle, la rébellion est en quelque sorte devenue la norme. » Le conformisme fait aujourd’hui horreur à beaucoup de monde : patrons insoumis, intellectuels subversifs, éditorialistes prêcheurs contre la bien-pensance. Or, pour Marcel Gauchet, « quand tout le monde est non-conformiste, le non-conformisme est le conformisme ».
Depuis l’émergence de la conscience historique, au XVIIIe siècle, et avec la figure de la Révolution qui dessinait une apothéose de l’histoire, il s’est passé beaucoup de temps et aujourd’hui émerge une révolution silencieuse, « une révolution qu’on attendait pas, invisible, sans acteurs pour la porter. Elle nous a fait changer de monde à tous les plans, » explique Marcel Gauchet. Cette révolution est technologique, industrielle et culturelle, elle a « pulvérisé les classes et les masses. Elle a rendu la révolution impensable comme projet. Plus rien sur quoi s’appuyer. Nous subissons l’histoire dans laquelle nous sommes jetés. In ne reste plus qu’un chaos aux interactions obscures dont on ne sait pas quel futur émerge. Il ne reste que le présent. » C’est ce qu’il nomme le « présentisme contemporain », où « le rôle de l’historien se trouve déstabilisé. Il ne reste guère que des gardiens du patrimoine et préposés aux commémorations ». Pour Marcel Gauchet, c’est là que surgit le rebelle.
La fin de l’histoire, ou sa disparition ?
« C’est là que surgit l’opposant radical au cours des choses subies. » Mais, selon lui, « aucun projet d’avenir ni collectif. Avec le rebelle, toute ambition transformatrice a disparue. Il ne nous reste que le refus subjectif vis-à-vis d’un ordre et d’une dynamique contre lequel nous sommes impuissants ». Et d’ajouter que le rebelle est passé de la droite (quand le rebelle faisait face à l’émergence d’un peuple de gauche) à la gauche du paysage politique (quand le rebelle s’oppose au effets néfastes d’un capitalisme débridé).
En conclusion de cette magistrale conférence, Marcel Gauchet ne peut que constater que « le conformisme est devenu impossible à supporter pour beaucoup de rebelles, et pourtant le monde n’est peuplé que de réfractaires à son ordre, et son ordre s’impose sans coups férir ! » Paradoxe schizophrénique du monde d’aujourd’hui. Est-ce pour autant la fin de l’Histoire comme le disent certains ? « Non, il ne s’agit que de la disparition de l’Histoire. Il faut traverser le mur des apparences – il est épais – pour retrouver le sens de l’Histoire. Avec un projet collectif. »
(1) L'écrivain Édouard Louis et le philosophe Geoffroy de Lagasnerie.
(2) Contre le coup de force de Marcel Gauchet. Un collectif de huit historiens, dont Ludivine Bantigny, maître de conférence à l’université de Rouen qui a démissionnée du comité scientifique des Rendez-vous de l’Histoire. Pages Débat du Monde du 10 octobre.
Des rebelles conformes à leur conformisme
Le rideau est tombé sur la 17e édition des Rendez-vous de l’histoire de Blois. 1000 intervenants et 400 rencontres, un cycle cinéma, un salon du livre. Et un défilé de ministres.
Rebelles les Rendez-vous de l’histoire ? Probablement pas autant que l’affiche le laissait croire, et espérer. Et cela malgré le clin d’œil anecdotique dès les premières pages du programme officiel. Deux figures de "rebelles" semblent ironiquement scruter les amateurs d’histoire : Aurélie Filippetti, ex-ministre de la Culture. Et Benoît Hamont, ex-ministre de l’Éducation nationale. Ils signent tous les deux un éditorial qui fait sourire aujourd’hui. Le 25 août dernier, ils sont sortis du gouvernement, victimes de leur parole et attitude indépendantes. Comme des rebelles. Les organisateurs ont visiblement été pris de court, et le programme n’a pas été corrigé. En revanche, ils n’ont pas été pris de court sur le défilé de ministres – dont Manuel Valls – pour venir se pencher sur ce bel adolescent de 17 ans. Jusqu’à la présence de son fondateur lui-même, Jack Lang, désormais président de l’IMA (Institut du Monde arabe). Des ministres dont la rébellion est souvent soluble dans l’exercice du pouvoir, ce qu'il dira lui-même en substance lors d’une table ronde sur les rebelles au pouvoir.
Le Tigre rugit-il encore ?
Dès l’ouverture de cette « plus importante rencontre d’intellectuels en France » comme aiment à le rappeler le maire Marc Gricourt mais aussi Jean-Noël Jeanneney président du comité scientifique des Rendez-vous de l’histoire, la ministre de l’Education nationale Najat Vallaud-Belkacem a donné le ton de la modération très politique sur le thème de l’année pourtant explosif : les rebelles. Condorcet, Olympe de Gouge, Mandela. Mais aussi Simone de Beauvoir, Victor Hugo, Georges Brassens, Joan Baez : les grandes figures de rebelles selon ses propres goûts. « Ma forme préférée de rébellion, c’est l’action politique, être membre d’un gouvernement dont je suis solidaire », a-t-elle ajouté dans le dernier temps de son intervention vendredi 10 octobre, devant un parterre d’officiels et de professeurs, pas tous rebelles loin de là. « La rébellion, c’est l’engagement, oui c’est possible à l’intérieur d’un système. La France qui s’engage, c’est la France qui sort de la crise », dira-t-elle à la fin, avec un lyrisme très contenu.
Propos qui trouveront une sorte d’écho lors de la causerie « au coin du feu » comme il le dira lui-même, entre Manuel Valls, Jean-Noël Jeanneney, et Jean Garrigues (1) sur la figure difficile à égaler aujourd’hui de Clémenceau, homme d’État. Une figure dont le Premier ministre, visiblement en admiration devant le « Tigre », le « tombeur de ministères » dont les joutes oratoires avec Jules Ferry, Aristides Briand ou Léon Gambetta sont mémorables, partage peu de points communs au regard du contexte d’une Ve République aux antipodes de celui de la IIIe. « Nous sommes un très grand pays et c’est là qu’un Clémenceau manque », avouera-t-il en fin de rencontre. Sans aucun doute le propos le plus pertinent de ce pensum d'une heure et demi. « Je souhaite que ce pays qui est un grand pays, loin de la morosité dont on nous rebat les oreilles en permanence retrouve la confiance en lui-même. Clémenceau n’aurait jamais accepté cette déprime – légitime au regard de la situation économique et sociale d’un grand nombre de Français. Nous devons retrouver l’audace », concluait-il. Singeant sans le savoir ce que Clémenceau disait lui même de Jaurès : "On reconnaît un discours de Jaurès à ce que tous les verbes sont au futur."
Histoire critique, critique de l'histoire
Dimanche soir, au crépuscule de ces 17e Rendez-vous de l’histoire, Michelle Perrot (qui fut un temps présidente du comité scientifique) a partagé quelques convictions d’historienne sur le mot rebelle et sur les sens possibles du mot rébellion : les ouvriers et leurs grèves. L’univers carcéral des prisonniers et leurs révoltes. Les femmes et leur émancipation. « Blois nous donne de joyeux moments de consensus », a-t-elle conclut. On ne pouvait sans doute pas trouver mieux pour évoquer cette grand’messe des historiens, intellectuels, éditeurs, qui semblent tellement se méfier des critiques émanant de l’histoire critique au point de réserver celle-ci à la portion congrue et aux marges de ces Rendez-vous… L’année prochaine, « les empires », a lancé Jean-Noël Jeanneney en toute fin de rencontre, soulevant comme chaque année des "ah !" et des "oh !" de gourmandise.
Tous les ans, pire ? Réponse l’année prochaine…
(1) Professeur à l’université d’Orléans, spécialiste de la IIIe République et président du Comité d’histoire parlementaire et scientifique.
- Michelle Perrot -
- Antoine de Baecque (à dr.) Prix Augustin Thierry de la Ville de Blois -
- J-N. Jeanneney, M. Valls, J. Garrigues -
- Un tigre ? -
« Parfois on peut marcher sur la montagne et y trouver la paix »
- Au petit matin frais -
Si j’emprunte ce titre à un camarade blogueur (1) c’est parce qu’il a visé juste, dans le mille. Son article commence ainsi : « Hervé Gourdel est mort il y a quelques lunes, assassiné pour avoir voulu marcher sur une montagne. » C’est exactement ce que je me suis dit quand les médias ont annoncé sa mort atroce, le 24 septembre dernier. Je me suis dit qu’on avait assassiné un type qui n’aurait jamais du l’être, pas seulement parce que c’est un homme et qu’on n’a pas à faire ça, mais aussi parce qu’il était guide de haute montagne, et que c’est à cause de sa passion pour elle qu’il est mort. Paradoxalement, ce n’est pas la montagne elle-même qui l’a tué – une mort d’alpiniste qui dévisse – mais ce sont bien d’autres hommes qui l’ont égorgé, comme on égorge un mouton ou tout autre animal. La seule évocation de cet acte suffit à me révulser, me dégoûter, et je sens l’odeur du sang, cette odeur chaude et ferrugineuse si reconnaissable.
Frédéric Berg, dans son très beau texte intitulé : Et moi, dans quel ordre suis-je ? me ramène à l’essentiel, et cet essentiel j’y pense depuis le début de cette histoire d’enlèvement sitôt le pied posé sur le sol algérien. Hervé Gourdel allait là bas pour « marcher sur une montagne », en paix. Depuis le temps qu’il crapahutait, il a pourtant du prendre infiniment plus de risques, tout cumulés. Des risques calculés, évalués, mais des risques quand même. La mort et son haleine fétide, il a du la frôler déjà quelques fois. Cependant, à voir et entendre ses proches, ses copains guides, tout ce milieu de modestes taiseux de la montagne, on sent en lui la profondeur des gens qui marchent « là haut » entre ciel et terre, sur le fil des crêtes, les sentiers à vaches ou sur la pointe des sommets. On sent surtout la paix qui se dégage de ces étranges journées où, fatigué par la marche et les efforts de toute sorte, on redescend, fourbu et heureux, goûter un temps de repos bien mérité.
Le camarade Berg ne marche pas en montagne : il y court. Adepte depuis quelques temps de trails, d’ultra-trails même (il vient de clore celui du Mont Blanc, le fameux UTMB), il semble heureux de courir dans la montagne, même si, à le lire, ça a l’air d’une putain de galère sans nom, souvent l’enfer même… Je le dis sincèrement : j’ai du mal à comprendre ceux qui ne marchent pas en montagne mais y courent. Peut-être parce que je n’ai jamais essayé moi-même, ou que je n’ose pas de peur d’avoir mal (raison la plus probable). Peut-être aussi et même surtout parce que je n’en vois pas l’intérêt, car ce que j’aime par-dessus tout dans la montagne ce n’est pas en finir le plus vite possible mais au contraire faire durer le plaisir le plus longtemps possible. Aussi il m’arrive souvent de m’arrêter, restant debout, au milieu d’un paysage, d’un chemin, là, comme ça, juste pour voir et sentir de longues minutes, et retarder le moment redouté de la descente.
Frédéric court, donc. Mais je suis à peu près sûr d’une chose – même si finalement nous n’en avons jamais directement parlé, juste par blogs ou réseaux sociaux interposés – c’est que nous allons dans la montagne pour la même raison : trouver la paix. Etre en paix. Habiter la paix. Nul par ailleurs – en mer, peut-être ? – on ne trouve cette paix et la capacité qu’elle a de vous envahir complètement, jusqu’à faire battre le sang dans vos tempes lorsque le souffle vous manque, lorsque la sueur vous coule le long du dos, lorsque vous levez le nez et que vous dites : « ça y est, j’y suis ».
Cette paix, Berg et moi l’avons trouvée. Tant mieux, et gardons-là le plus longtemps possible, non comme un secret qu’il faut jalousement garder, mais une chose à dire et à partager.
Gourdel, lui, à tant vouloir la paix des montagnes a malheureusement fini par trouver la mort. C’est dire si, humains, nous sommes bien fragiles au milieu d’elles, et pas toujours à cause d’elles, hélas.
« Parfois on peut marcher sur la montagne et y trouver la paix ».
(1) http://quebec.blogs.charentelibre.fr/archive/2014/10/08/et-moi-dans-quel-ordre-suis-je-189730.html
- Franchir le pas -
- Premier de cordée -
Voyage en ballon
En automne, il n'y a pas que les feuilles mortes qui s'en vont, de ça, de là...
- Pan ! -
Et de trois ! (trois p'tis chats, trois p'tis chats...)
A ma fille
Je sais qu'un jour viendra car la vie le commande
Ce jour que j'appréhende où tu nous quitteras
Je sais qu'un jour viendra où triste et solitaire
En soutenant ta mère et en traînant mes pas
Je rentrerai chez nous dans un "chez nous" désert
Je rentrerai chez nous où tu ne seras pas.
Toi tu ne verras rien des choses de mon cœur
Tes yeux seront crevés de joie et de bonheur
Et j'aurai un rictus que tu ne connais pas
Qui semble être un sourire ému mais ne l'est pas
En taisant ma douleur à ton bras fièrement
Je guiderai tes pas quoique j'en pense ou dise
Dans le recueillement d'une paisible église
Pour aller te donner à l'homme de ton choix
Qui te dévêtira du nom qui est le nôtre
Pour t'en donner un autre que je ne connais pas.
Je sais qu'un jour viendra tu atteindras cet âge
Où l'on force les cages ayant trouvé sa voie
Je sais qu'un jour viendra, l'âge t'aura fleurie
Et l'aube de ta vie ailleurs se lèvera
Et seul avec ta mère le jour comme la nuit
L'été comme l'hiver nous aurons un peu froid.
Et lui qui ne sait rien du mal qu'on s'est donné
Lui qui n'aura rien fait pour mûrir tes années
Lui qui viendra voler ce dont j'ai le plus peur
Notre part de passé, notre part de bonheur
Cet étranger sans nom, sans visage
Oh! combien je le hais
Et pourtant s'il doit te rendre heureuse
Je n'aurai envers lui nulle pensée haineuse
Mais je lui offrirai mon cœur avec ta main
Je ferai tout cela en sachant que tu l'aimes
Simplement car je t'aime
Le jour, où il viendra.
Charles Aznavour
12 millions d’élèves, et toi, et toi, et toi…
L’année dernière à pareil époque, j’étais tombé par hasard lors d’une promenade en ville sur la boîte à musique rose bonbon d’où jaillit une danseuse en tutu montée sur ressort et qui tourne sur elle-même. Cette boîte, offerte le jour de tes deux ans, a donné lieu à un texte qui a jaillit lui aussi, mûri cependant pendant plusieurs jours avant de le mettre en ligne sur ce blog. Il a occasionné énormément de commentaires, la plupart en privé, et une franche émotion chez certains lecteurs (et lectrices). J’en fus à la fois sincèrement étonné tout autant que content. Au fond je crois que c’était la première fois que je publiais quelque chose d’aussi personnel et véridique, et c’est sans doute ce qui a touché un certain public.
Cette année, je ne tombe pas pour l’instant sur quelque chose qui ferait à la fois l’objet d’un cadeau pour ton troisième anniversaire, et m’inspirerait un quelconque texte à l’instar de celui de septembre dernier. Je ne me force pas, laissant le hasard, les coïncidences faire leurs œuvres. Si quelque chose doit venir, ça viendra. Et l’émotion suscitée se traduira, peut-être, par quelque chose d’écrit.
Cette année, en fait, le cadeau c’est plutôt toi qui me le fais. Tu viens de rentrer à l’école. La première école, celle qu’on appelle « maternelle ». Celle que des ayatollahs sectaires d’une prétendue égalité hommes-femmes érigée au frontispice de ministères sur la rive gauche parisienne voulaient récemment gommer, pour remplacer par je ne sais quelle expression vidée de sens. Toi, tu t’en fiches comme de tes premiers chaussons, et tu étais très contente d’y aller, à l’école maternelle, en petite section (noté de l’acronyme « PS » sur la feuille à l’entrée de ta classe… Epatant…).
Ce matin-là, dans le petit matin frais et ensoleillé de septembre, l’été enfin revenu, nous t’avons donc accompagné à l’école. Pour la première fois de ta vie, et sûrement pas la dernière. Ta petite main dans ma grosse pogne, l’autre dans celle, plus fine, de ta mère. Avec un tee-shirt que tu avais choisi (de couleur rouge avec un éléphant imprimé dessus, pour ceux qui pensent encore que seuls le rose et le bleu caractérisent les mômes), et tes chaussures usées par le goudron de la crèche. « C’était bien la peine d’acheter des souliers chics BCBG en cuir d’une grande marque anglaise », me suis-je dit…
« Ralentir : école ! » Disait un humoriste habillé en salopette à rayures et tee-shirt jaune : on allait quand même pas y aller en courant… Nous y sommes donc allés en marchant normalement, si tenté que désormais le mot « normal » revête encore une certaine normalité, justement. A l’entrée, nous n’étions pas les seuls, mais, comme beaucoup, nous étions en avance. J’ai donc eu tout le loisir de regarder d’un œil amusé le portail peint en blanc, ajouré d’une grille, d’une hauteur d’environ un mètre cinquante. « C’est symbolique », ai-je pensé, me souvenant de la porte en ferraille peinte en vert sapin qui m’avait accueilli 38 ans plus tôt dans une école maternelle du Poitou. C’était en 1976, la fameuse année de la sécheresse, millésime fabuleux pour certains vins. Ce portail je m’y suis souvent par la suite agrippé en hurlant, vociférant, pleurant et même vomissant pour ne pas le franchir. Tes débuts à l’école ont donc été très différents des miens, même si, symboliquement, nous t’avons vus pleurer au moment où nous allions te quitter.
Des pleurs il y en avait beaucoup, ce matin-là dans cette petite école maternelle, et il y avait beaucoup de papas, de mamans et de doudous pour essuyer toutes ses larmes de chagrin. Pensez-donc ! l’école… Qui sait où cela conduira ?
Puis nous avons franchi de nouveau le portail, et chacun est parti vers ses activités. J’aurais aimé attendre encore un peu vous voir si une cloche sonnait, annonçant le début officiel des activités. Je ne crois pas qu’il y ait de cloche dans ton école. Ou alors ce n’est pas celle qu’on imagine… Souvent, dans la journée, j’ai pensé à toi me demandant ce que tu pouvais faire pendant que je gagnais laborieusement ma croûte qui est aussi la tienne. J’avais peur, sincèrement, que cela ne se déroule pas bien, j’imaginais aussi les plus grands terrorisant les plus petits comme ça avait été le cas à mon époque. Bref : je m’inquiétais comme on peut s’inquiéter ce jour-là de façon paternaliste. Le soir ta mère est venue te chercher, et tu as fait une colère de tous les diables : tu ne voulais pas partir de l’école… Ça te passera.
Finalement, le cadeau surprenant il est là : j’avais tout imaginé sauf ça. Je me sentais fier, au fond, de cette journée pour toi et pour moi. C’était une vraie journée de rentrée scolaire : le ciel était bleu azur, le soleil brillait mais sans chaleur excessive, les marronniers sur la place perdaient leurs feuilles et leurs marrons. Les cartables sentaient le neuf. Les habits aussi. Les rues étaient encombrées de voitures, d’enfants courants en tous sens et d’adolescents comparant leurs téléphones en ricanant bêtement (pléonasme). Voilà, tout était « normal ». 12 millions d’élèves venaient de retourner « à l’usine », certains pour la première fois (sans trop le savoir) d’autres peut-être pour la dernière fois (sans s’en douter).
Vous étiez 12 millions, mais je me sentais, moi, seul au monde avec toi, « en serrant dans ma main tes petits doigts ».
Ma fille, mon enfant : merci pour ce moment.
Immortelle randonnée - Jean-Christophe Ruffin
Pendant toute cette phase du chemin, j’ai multiplié les expériences spirituelles, visitant chaque ermita placée sur ma route, prenant part aux offices du soir dans les chapelles, les églises. J’ai pu mesurer dans quel état particulier se trouve aujourd’hui le petit monde de la chrétienté, en particulier en Espagne.
Si les messes dominicales regroupent encore beaucoup de monde, les offices du soir n’attirent que des personnes très âgées. Le service du prêtre semble fait pour elles seules et j’ai vu quelques officiants bâcler l’affaire, visiblement agacés de gâcher leur talent devant un si maigre public.
Dans certains endroits, la ferveur reste impressionnante malgré (ou à cause) du vide des bâtiments. Je me souviens d’un soir au Pays basque où, dans une église humide qu’ornaient de simples croix de fer forgé, une femme assez jeune enchaînait les ave maria en roulant les « r », déclenchant les réponses rocailleuses de l’assistance, semblables à des avalanches de pierres. A mesure que se répétaient les simples et brèves paroles de la prière, on sentait une tension monter dans l’église. Malgré le nombre relativement restreint de fidèles qui y étaient rassemblés, le lieu semblait empli d’énergie spirituelle. Quand, enfin, le prêtre fit son apparition dans le chœur, sa présence provoqua une véritable catharsis et peut-être çà et là quelques émois plus intimes.
Le pèlerin, en passant d’un lieu de culte à un autre, effectue une véritable coupe géologique à travers les différentes strates chrétiennes du pays.
Dans les fastueuses cathédrales, il rencontre l’élite du clergé, les prêtres les plus saints ou les plus habiles, ceux qui ont u tirer leur barque au sec et se sont fait attribuer, à défaut encore de la pourpre, de riches prébendes, des diocèses confortables, les plus belles cures. A l’autre extrémité, dans les campagnes reculées, survit à peine un clergé tout proche des usages païens qu’il est censé combattre. C’est là, dans ce lumpen-clergé, que l’on trouve tous les effets de la pauvreté, de la promiscuité, de la tentation qui sont autant de stigmates du Christ. Prêtres incompétents, alcooliques parfois, fornicateurs peut-être, quand ils se recrutent parmi ces pauvres pasteurs de campagne semblent pouvoir être, sinon absous, du moins jugés avec clémences. Ils ne cultivent pas leurs vices comme des privilèges de nantis mais plutôt comme les rares consolations qui leur soient offertes pendant une vie de misère. Mais ce sont des personnages de Graham Greene plus que de Barbey d’Aurevilly.
(chapitre Une belle tranche de chrétienté)
(…)
Dans l’état d’hébétude où j’étais en avançant dans les rues, cette épopée me fournit une matière à rêver. Le départ du Primitivo me projetait dans l’escorte du roi Alphonse. Je tentais de voir par ses yeux et imaginais les reliefs que je traversais à l’époque où ils n’étaient encombrés ni de trottoirs ni de chaussées, ni d’immeubles ni de magasins. Les personnages de bronze grandeur nature que les Espagnols aiment répandre dans leurs villes comme autant d’étranges silhouettes immobiles me semblaient avoir été les témoins pétrifiés, dans leur immobilité de statue, de la sortie triomphale d’Alphonse de sa capitale. Assez longtemps, deux ou trois heures peut-être, je conservai assez d’aptitude au rêve pour imaginer les oriflammes claquant au vent frais des combes, les villageois assemblés pour acclamer le roi, la procession des courtisans empressés de chevaucher au plus près du monarque. Ces derniers, je les voyais bien : la vie m’a donné le privilège d’observer de près ces grands animaux, félins mineurs ou fauves carnassiers, reproduits à l’identique depuis le fond des âges et pour les siècles des siècles, dressés à flatter les puissants autant qu’à mépriser les faibles et que l’existence, quoi qu’on en dise, récompense contre toute morale : je veux parler du peuple éternel et redoutable des lèches-bottes.
(chapitre Sur les traces d’Alphonse II et de Bouddha)
Ce dernier passage est particulièrement délicieux... (note personnelle)
Editions Guérin, 2013.
Sur la terre comme au ciel
- Si je t'attrape... -
Je l’ai déjà écrit ici l’année dernière à la même période ici : je kiffe Gavarnie, ce que pompeusement certains auteurs ont qualifié de « Chamonix des Pyrénées ». J’avais ruminé, en redescendant du « Taillon », un fastoche pic pelé à 3144 mètres au dessus de la coquille des bigorneaux. Une déclaration d’amour quasi phallique à ce lieu des Hautes-Pyrénées où je me rends presque chaque année comme un mystique en pèlerinage. Et cette année, j’y suis retourné.
- Là bas, en bas -
L’abondance de neige persistante, du à l’hiver abondant en 2013, m’avait toutefois empêché d’aller où je voulais. Une excursion sur la crête même du cirque de Gavarnie, et précisément en son quasi milieu : un sommet qui se nomme La Tour, culminant modestement à 3009 mètres, mais aux parois surplombant le vide avec des à pic vertigineux. Une chute serait, on s’en doute, fatale. Ce vertige de l’amour rocheux me grise et m’attire, irrémédiablement. J’ai visité l’endroit en 2005 et 2006, mais pas depuis. Je l'écris autant que je le hurle : ce lieu me manquait. Je l’aime pour cette impression d’avoir là, juste sous les godasses, l’équivalent d’une Tour Eiffel, sans les touristes qui lui sont habituellement flanqués. Puis 1700 mètres, à peine 2 kilomètres à vol d’oiseau plus bas, se niche le petit village de Gavarnie. Derrière mon dos, une bordée de nuages brumeux monte de l’Espagne. Nous sommes là sur le vrai fil de la frontière, dans tous les sens du terme.
Pour monter ici, il faut se lever de bonne heure. Franchir la brèche de Roland. Passer le fameux « Pas des isards » et sa célèbre chaîne, à flanc de rocher, où, pendant quelques mètres, l’espace pour les pieds n’excède pas 3 à 4 cm. Les premières fois, je me faisais une règle intangible de ne pas tenir ce lien métallique fixé à la paroi. Désormais, l’âge aidant, je prends en main parfois cette chaîne, me souvenant qu’une chute ici ferait sans doute mal à défaut de tuer. C’est aussi parce qu’on a envie d’y revenir que cette chaîne est là. Pour s’enchaîner à la beauté minérale du site.
- Enchaîne -
Passé cette difficulté sans conséquence excessive, le col des Isards est vite avalé. Le choix s’impose : soit le Casque, un pic à 3006 mètres aux flancs pierreux peu engageants et à l’heure où nous y sommes la tête dans un nuage. Soit La Tour, en face de nous, au couloir enneigé raide comme un cierge de Pâques. Ce couloir, qui peut être évité en le contournant par son flanc sud, permet cependant d’accéder quasi directement à quelques mètres du sommet. La paire de crampons dans mon sac n’incite pas vraiment, pour l’heure, à un quelconque renoncement. La situation ne fut pas la même quelques jours plus tôt, dans le cirque de Troumouse, où mon camarade et moi allions gaiment au pic de la Munia (où nous prîmes des risques inutiles).
- Corridor -
Les deux Espagnols à quelques mètres devant moi s’équipent aussi, et nous voilà partis à l’assaut de ce couloir raide. Ça monte sévère et je garde néanmoins mes distances, de peur que l’un des deux Ibériques ne dévisse et m’entraîne dans sa chute. Je profite quand même des pas qu’ils font devant moi, et arrivés en haut je les remercie « para el camino ». Je profite aussi de leur séance photo pour les doubler et leur gratter l’arrivée au sommet, dont je profite en solitaire quelques minutes avant eux. Je m’approche de ce vide enivrant, à distance raisonnable cependant, craignant une brusque autant que perfide rafale de ce vent d’Espagne qui m’enverrait en bas sans rien toucher durant 300 mètres. Le « base-jump » ce n’est pas mon truc, et j’ai raccroché mon parachute un jour de juillet 97… Tout est là sous nos yeux : Vignemale, Taillon, Casque (embrumé), Mont Perdu, Cylindre, Marboré, les trois Pics de la Cascade, la cascade elle-même, l’Epaule du Marboré. Le spectacle est à la hauteur des espérances, des rêves, et devient réalité.
Je ne rêve pas que je vole, d’ailleurs je ne vole pas j’ai les pieds bien sur la roche du crâne de "ma" Tour. Je suis juste bien là, au ciel, à cette heure-là le plus bel endroit de la terre.
- Un pas, un seul -
Le grand saut
Ici, très bientôt, nous vous raconterons comment le ciel est le plus bel endroit de la terre.
Et nous ferons le grand saut...
(teasing de dingue !)
- Chiche ? -
Seul(e) au monde
C’est l’histoire d’une photo prise sans s’en apercevoir. Une photo de sommet, celui-ci se situe dans les Pyrénées-Orientales, près de Font Romeu. Le Pic du Puigmal d’Err, 2910 mètres. Ce pic n’est pas un foudre de guerre, loin de là, je le qualifierai même de très facile. Les 1000 mètres de dénivelés une fois la porte de la voiture claquée derrière soit sont une partie de plaisir, on ne les sent pas passer. Mais ce sommet est mythique pour les Catalans : frontalier entre la France et l’Espagne – pardon, entre la Cerdagne et la Catalogne – c’est un sommet fétiche des habitants du cru. Montagne pelée – j’oserai même écrire qu’il est moche sous son crâne chauve – son panorama offre des vues hétérogènes. Au sud, l’Espagne, au nord, Font Romeu et le massif du Carlit (beaucoup plus intéressant à se mettre sous la dent), à l’est, la crête filant vers le col de Nuria. Enfin, à l’ouest… d’horribles pylônes d’une station de ski, les flancs balafrés par les bulldozers pour en faire des pistes.
Ce sommet possède à mon sens un énorme défaut : il grouille constamment de monde, pratiquement toute l’année. Catalans venus de Nuria (environ le même dénivelé que par le côté français et absence totale de difficultés), et habitants de Cerdagne viennent là comme en pélerinage. Difficile d’y être seul, malgré un vent constant à écorner tous les cocus de la vallée (et Dieu sait qu’ils doivent être nombreux les bougres !). Ce jour-là ne dérogeait pas à la règle, lors d’une fugace et étonnante apparition du soleil dans l’épaisse couche de nuages qui semble s’être définitivement installée sur le pays. A 10h50 du matin, heure de notre arrivée, une bonne trentaine de personnes dont 95 % de Catalans à la voix rauque et parlant fort, se partageaient le sommet. La lumière était moche, du moins pas celle qu’on pouvait attendre malgré le contraste offert par les nuages qui montaient, déjà. C’est avec un certain scepticisme que nous avons donc sorti l’appareil photo. Quitte à avoir monté ses 2,5 kg, autant qu’il serve. Parmi les images, j’ai fait celle-ci. Unique, sans conviction, des trois repères ornant le crâne du Puigmal. Un poteau en ciment. Une sorte de hampe sur laquelle flottent des drapeaux (dont les insupportables autant qu’incongrus drapeaux de prière tibétains). Et une croix métallique ornée d’une cloche. Ça va paraître étrange, mais je n’ai pas tout de suite vu la femme assise, seule, au milieu de cette brocante montagnarde. Je ne me suis pas aperçu non plus que les autres Catalans avaient fichu le camp quelques mètres plus bas, essayant désespérément de s’abriter du vent qui soufflait dru et surtout bien frais. Le sommet se trouvait donc, par le plus grand des hasards, vide. Sauf cette femme-là.
J’ai pris d’autres photos, de l’horizon, de moi aussi avec le retardateur, mais je ne me suis pas trop attardé. C’est seulement une fois rangé dans la sacoche que j’ai vu la femme, qui semblait en méditation, absorbée par je ne sais quel Dieu de la montagne, esquissant même un sourire béat qui m’interpella. Assistait-elle à une apparition ? Après tout, c’était légitime : nous étions sur une montagne, face à la croix, il y avait grand vent et elle était seule : toutes les conditions étaient réunies pour que rapplique la Vierge Marie ! (et ne parle qu’à cette personne-là sans que je ne vois ni n’entende rien). Je l’ai observé un moment, aussi discrètement que je pouvais le faire. Elle ne bougeait pas et ne disait mot, jusqu’à ce qu’un homme flanqué de deux ados arrivent et lui parlent. A défaut de révélation mariale, c’était ce qui avait tout lieu d’être son mari et ses enfants qui parvenaient au sommet. Elle avait du arriver la première, et s’offrir ces quelques minutes de contemplation solitaire.
Elle avait bien raison, finalement. Débarrassé quelques courtes minutes de ses insupportables et bruyants « randonneurs » dont je n’évoquerai plus la nationalité de crainte de déclencher une guerre linguistique transpyrénéenne, la méditation est bien le seul luxe qu’on peut s’offrir ici, en plein vent, à 2910 mètres, seul(e) au monde, ou presque.
Et c’est en arrivant chez moi, plusieurs jours après, en regardant la photo sur l’écran de l’ordinateur que je me suis souvenu l’avoir prise, sans réfléchir, sans regarder le résultat sur le petit écran du Nikon, sans penser, sans arrière pensée, sans rien d’autre que le fait d’être là, et nulle part ailleurs. La journée ne faisait finalement que commencer. Elle était déjà bien remplie, mais je l’ignorais.