Lourdes-Luchon à vélo : la légende des cycles
Le propre des idées à la con, lorsqu’elles viennent, c'est qu'on ne sait pas encore qu’elles le sont. La dernière en date : rallier deux villes d’eau, Lourdes et Luchon, dans les Pyrénées, par les trois cols mythiques du Tourmalet, d’Aspin et de Peyresourde. Deux ans après le « défi du cinquantenaire », un enchaînement Aspin-Tourmalet depuis Arreau jusqu’à Luz-Saint-Sauveur, le p’tit vélo que j’ai dans la tête et entre les jambes m’entraîne sur les traces d’une étape du Tour de France 2025, mais pas seulement. Entre une grotte mondialement connue et des thermes aux vertus réputées soignantes elles aussi : « J’irai au bout de mes rêves », disait la chanson. Moi aussi…
« Le vélo est un jeu d’enfant qui dure longtemps », écrit Éric Fottorino, ancien journaliste et directeur du Monde, cycliste et passionné de vélo dans Petit éloge de la bicyclette (Gallimard 2007). Philippe Bordas dans Forcenés va plus loin dans la mythologie et la légende arthurienne du cycle en disant : « Le cyclisme n’est pas un sport, c’est un genre, une tragédie classique, une épopée versifiée ». Pour ce dernier, les cyclistes seraient même une sorte de « chevalerie »… J’abonde. D’aussi loin qu’il m’en souvienne, je me revois pédaler, sitôt acquise la marche. D’abord avec les « petites roues » stabilisatrices, puis sans, avec quelques remarquables gamelles au passage. D’abord autour du pâté de maison, puis dans le quartier d’à côté, puis le village d’à côté, puis de plus en plus loin, puis dans le département voisin. Et puis, un jour, l’idée folle : la montagne, des cols… En 2023, à l’occasion de mes 50 ans, je m’étais fixé un objectif un peu fou : enchaîner deux cols, Aspin et Tourmalet, dans les Hautes-Pyrénées, avec deux copains. C’est une journée que j'avais méticuleusement préparée, m’entraînant à peu près partout où je pouvais trouver une pente, et en Charente, il y a de quoi faire. À l’arrivée au sommet du col du Tourmalet, à 2115 mètres, je n’ai pas levé les bras comme j’en rêvais enfant (la peur de la chute ?). Ce n’est qu’un peu plus tard, l’adrénaline retombée et les guibolles reposées, que je me suis souvenu que je venais de réaliser un rêve de gosse. Il était enfoui sous les strates de la vie quotidienne, depuis longtemps. À force de rencontrer, adolescent, les « bonnes fées » de ma propre famille pour me rabâcher que « cycliste, ça n’était pas un métier », j’avais fini par oublier ces rêves, sacrifiés sur l’autel de la pensée adulte raisonnable. Et puis un jour, je suis retombé fortuitement sur deux photos des années 80, avec ce grain et ce coloris si caractéristiques de la photo argentique en couleur un peu vieillie, et j’ai imaginé cette histoire...
Un petit vélo (dans la tête)
Antoine est heureux. Il vient de se voir offrir, pour ses sept ans, un vélo tout neuf. Un vrai vélo, demi-course, bleu ciel, tout brillant avec ses garde-boues chromés, rutilants. C’est un vélo de marque Gitane, comme les cigarettes de son père, qui empestent la Peugeot 504 intérieur cuir marron. Un vélo avec un vrai cintre course, pas un guidon en cornes de vache, comme le précédent. Un vélo « demi-course » comme on disait, avec de vrais freins à patins, pas comme celui avec lequel il avait appris à faire du vélo : celui-là était équipé d’un pignon fixe, il fallait rétropédaler pour freiner. Au début, ces nouveaux freins avec leurs manettes chromées – on les appelle des « cocottes » - lui ont occasionné quelques sueurs froides, et une ou deux belles gamelles. Fendant l’air avec son nouveau vélo à dérailleur et dix vitesses, les trottoirs se rapprochaient un peu trop vite…
C’est ainsi que commence l’histoire d’un enfant en bermuda bleu marine avec des bretelles, sur son vélo Gitane. Ce vélo va lui ouvrir l’apprentissage de la liberté, une augmentation du périmètre de l’aventure. Elle commença dans sa rue, dans un lotissement aux maisons des années 70-80, dans une petite sous-préfecture du Lot-et-Garonne à l’accent gascon. Puis dans la longue rue d’à-côté, nommée « rue du Chêne-Vert », jusqu’au bout, jusqu’à l’usine de palettes, après le terrain vague où moisissait une vieille carcasse de 2 CV Citroën. Ce terrain vague… Les serpents filaient sous les espadrilles d’Antoine et Sébastien, le copain qui habitait la maison voisine, quand ils allaient jouer dans la 2 CV, laissant leurs vélos couchés dans l’herbe. À force de parcourir tout le pâté de maison, puis un peu plus loin, les autres pâtés de maison, Antoine connaissait le quartier comme la poche de son bermuda.
Sept ans. Un vélo Gitane, une chemisette écrue sur un bermuda bleu-marine tenu par des bretelles de la même couleur et des baskets marrons « Patrick ». Antoine est un enfant des années 70, qui va apprendre la liberté dans les années 80, époque bénie sans smartphone, sans wifi, sans réseaux dits « sociaux ». À 7 ans en fait, il a surtout des rêves. Le seul moyen d’évasion de cet enfant unique de parents bientôt divorcés, c’est le rêve, l’imaginaire, les histoires qu’il se raconte, les copains qu’il s’invente, le frère ou la sœur qu’il n’a pas et à qui il parle en secret dans sa cabane, derrière la treille au fond du jardin. Son dessin-animé préféré, c’est Tom Sawyer, à cause de la cabane d’Huckleberry : une cabane dans un arbre. C’est son premier rêve, cette cabane dans un arbre. Il y pensera toute sa vie, il en gardera un goût sûr. Plus tard, quand il dormira en montagne dans les cabanes de bergers, même si elles sont bien ancrées au sol, c’est le rêve d’Huckleberry qui se réalisera. Encore plus tard, c’est avec sa fille qu’il dormira dans une vraie cabane nichée dans un chêne, dans le Berry, à quelques kilomètres d’un zoo très célèbre, au milieu des grands arbres, bercé par une légère oscillation du vent.
Mais au moment de cette photo, ses rêves sont loin de pouvoir se réaliser. Quand son père prend la photo, avec l’appareil argentique où pendouillait au bout d’une sangle l’étui de rangement en cuir et dont il fallait tourner une molette pour faire avancer la pellicule, c’est à un autre rêve qu’il songe, tout à sa joie de pédaler sur son vélo tout neuf. Tous les mois de juillet, c’est vers le Tour de France que sont tournés ses rêves. Tous les mois de juillet, à partir des premiers tours de pédales sur son Gitane demi-course, ce jour de septembre 1980, c’est devant la grande boucle qu’il ouvre des yeux émerveillés. Quand il se mettra en danseuse, debout sur les pédales dans la rue du Chêne-Vert, sous le chaud soleil de juillet, bardé des recommandations de ses parents d’être prudent et « de revenir à la maison régulièrement », ce sont les coureurs du Tour de France qu’il admire, l’enfant de sept ans avec ses bretelles, petit Gibus en bermuda sur son vélo Gitane bleu ciel. En secret, il rêve de lever les bras sous les acclamations du public au sommet du col du Tourmalet, le « géant des Pyrénées », surgissant du brouillard ou fendant l’air chaud d’une journée estivale. Il passera le reste de son enfance et une bonne partie de son adolescence à traquer les côtes qui se présenteront sous ses roues, une casquette de vélo « Peugeot » à damier vissée sur le crâne (on ne mettait pas de casque, à l’époque…), ses espadrilles noires dans les cale-pieds à courroies, une paire de mitaines en cuir et nid d’abeilles. Sur son porte-bagages, serré avec un tendeur, un petit transistor protégé par un linge pour écouter les bulletins d’info et les derniers kilomètres de l’étape du jour, sur les grandes ondes.
Parfois, bien ambitieux, il tentera au hasard de prendre la roue d’un cycliste adulte, pédalant avec rage pour ne pas se faire distancer, et ne parviendra que rarement à tenir le rythme, sauf des papis en cuissards noirs et maillots mal taillés aux couleurs des commerçants du secteur, sponsors des maillots de clubs : coiffeurs, boucheries-charcuteries, magasins de bricolages ou de jardinage, supermarchés... Le sang lui cognait dans les tempes, vite, vite, une gorgée d’eau du bidon « Peugeot » lui aussi, offert par son grand-père avec les cale-pieds, la casquette et les mitaines dans un magasin de cycles proche de chez lui. Au sprint sur l’avenue avant de rentrer chez ses grands-parents, Antoine arrivait juste à temps pour voir l’autre arrivée, la vraie, sur la télévision couleurs du salon : Superbagnères, Luz-Ardiden, plateau de Beille, Aubisque, Tourmalet, Aspin, Peyresourde, Galibier, Izoard, la Madeleine, Croix-de-Fer, ou le mythique Mont Ventoux, le Mont-Blanc des coureurs… Des noms de lieux, un monde, une géographie, qui le faisaient rêver, en s’usant les yeux le soir venu sur l’atlas et les cartes Michelin glanées ici ou là dans le petit meuble du couloir, précieuses cartes au 200.000e à fond jaune, où les lacets et les chevrons des routes en rouge, jaune ou blanc étaient mieux qu’un roman : son bréviaire... « Un jour, j’irai là-bas », se disait-il tout bas, en lui-même, sans trop savoir si ce souhait serait un jour exhaussé. Il rêvait, et ces rêves remplissaient sa vie.
Petit bonhomme en culottes courtes et bretelles, sur ton vélo chromé : tu as bien fait de ne jamais cesser de croire en tes rêves. Ils sont là désormais, à portée de main, à portée de pédales.
« Le vélo est un jeu d’enfant qui dure longtemps » (Éric Fottorino).
(à suivre…)
F.S. 10/07/2025
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