Quatre mois que je suis parti...
4 Juin 2014 , Rédigé par Fred Sabourin Publié dans #voyage - voyage...
"Quatre mois que je suis parti, cela pourrait être une semaine comme un an, il me semble que ce serait la même chose, le temps a changé de dimension. Dehors il crachine sur une mer très calme pour cette zone, avec un petit force 3 régulier qui tire Joshua à six nœuds. Il fait bon dans ma cabine, au chaud, pleine de fumée de ma cigarette.
La pluie crépite imperceptiblement sur le pont, avec une note plus claire sur la mince coupole du poste de pilotage, le roulis est à peine sensible, on se croirait presque au mouillage dans un atoll tant tout est calme autour. Tout ce que l’Océan Indien m’a donné, la fatigue du début, les coups de vent pas trop méchants, les calmes, les oiseaux qui cherchaient, les dauphins noir et blanc et les oiseaux encore et beaucoup de joies depuis que ma fatigue est dépassée. Ce soir je n’ai pas sommeil, je respire la paix qui m’entoure, l’eau descend par les voiles qui la relient au ciel, elle remplit les seaux, je peux l’entendre d’ici quand la bôme se relève un peu en libérant d’un coup toute l’eau prise dans le pli du premier ris que je n’ai pas largué. Le jerrican est presque plein, je vais le transvaser bientôt dans le tank. J’ai pourtant bien assez d’eau pour atteindre le pot-au-noir de l’Atlantique, mais je la verse dans le tank et ne m’arrêterai que lorsqu’il sera plein. (…)
J’écoute la mer, j’écoute le vent, j’écoute les voiles qui parlent avec la pluie et les étoiles dans les bruits de la mer et je n’ai pas sommeil. Je pense à Williams Willis, tout seul dans son radeau de balsa pendant des mois et des mois dans le Pacifique, avec la mer à lui tout seul au milieu de l’univers. Et parfois il entendait le « Chant », par toutes les fibres de son être. Je l’entends aussi depuis quelques temps. Et c’est peut-être ça, la longue route. Mais je ne pourrai pas le dire ni le laisser sentir au passage de Tasmanie, la terre est trop loin en regard des questions que me posent les étoiles. Je ne pourrai leur donner que mon premier journal de bord, avec des oiseaux, du vent, de la mer, des points journaliers et des petits problèmes de la vie quotidienne. Le vrai journal est écrit dans la mer et le ciel, on ne peut pas le photographier pour le donner aux autres. Il est né peu à peu de tout ce qui nous entoure depuis des mois, les bruits de l’eau sur la carène, les bruits du vent qui glisse sur les voiles, les silences pleins de choses secrètes entre mon bateau et moi, comme lorsque j’écoutais parler la forêt quand j’étais gosse."
Bernard Moitessier. La Longue route (Arthaud 1986).
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