T’as vu la vierge ? Oui, j’ai même dormi à ses pieds…
Elle ne doit pas aimer le cirque, Marie : elle lui tourne le dos. Elle ne voit pas le fabuleux spectacle de l’amphithéâtre de Troumouse et ses 11 kilomètres de circonférence. Ceinturée de bleu, un voile lui couvrant les cheveux, les mains croisées sur sa poitrine comme pour fendre le vent du nord qui doit la gifler 300 jours par an : elle trône, sur son piédestal de pierre, fixant la vallée et là bas au loin, sa sœur jumelle bien à l’abri dans sa grotte au bord du gave, à Lourdes. La vierge de Troumouse a les pieds froids dans le petit matin frais des étés chauds mais semble se moquer comme d’une guigne des éléments et des grimpeurs qui caressent les flancs de la Munia, 1.200 mètres au dessus de sa tête, culminant à 3.155 m au dessus du niveau de l’océan. Pour être sûrs de ne rien rater du spectacle du couchant et du levant, c’est à ses pieds justement que nous avons déplié le duvet, lui tournant le dos en espérant qu’elle ne nous en tienne pas rigueur. Puisqu’elle semble vénérer l’humanité là bas tout en bas, nous vénèrerons le mur de son appartement, là bas tout au sud…
Dormir à ses pieds, drapé comme elle dans les étoiles ; s'éveiller dans l’haleine froide et humide des roches et des névés, cette « sueur froide » du cirque, sensation olfactive à nul autre pareil… Dormir à ses pieds, enveloppé dans ce cirque majestueux, le mur du fond d’une chambre à coucher pas comme les autres. La tête bien calée sur l’oreiller gonflable, le dos à l’aise autant qu’il est possible sur le tapis de sol adéquat pour ce genre de nuit sobre et spartiate à la fois ; pas besoin d’éteindre la lumière : le variateur naturel fait le job. Petit à petit, les cinquante nuances de gris des parois quasiment verticales du cirque de Troumouse se teintent d’oranger, puis de rose, puis de gris foncé puis de noir. Une première étoile apparaît. C’est la nuit. Il faut dormir, demain, dès l’aube, à l’heure où ne blanchira pas la campagne (et c’est heureux car nous dormons dehors), il faudra ouvrir les yeux de bonne heure pour profiter du spectacle inverse. Cette nuit n’est pas une nuit : c’est un drive-in grandeur nature. Un time lapse comme on dit aujourd’hui (un « accéléré »), mais sans le filtre d’un écran de smartphone et surtout : en temps réel, sans autre connexion que celle du corps avec le sol. Hormis le bruit des cloches d’un troupeau de vache qui imperturbablement ruminent quelle que soit l’heure, et hormis la statue de la vierge deux mètres au dessus de nous, nous sommes absolument seuls dans le cirque. Nuit sauvage. Sylvain Tesson le dit dans une récente interview au Monde : « Éteignez tout et le monde s’allume ».
Comme souvent ces nuits-là, on ne dort pas très bien. Pas seulement à cause de l’inconfort relatif lié à la situation du « sommier », cette couche sédimentaire de plusieurs millions d’années que l’on a pourtant tenté par tous les moyens de rendre la moins dure possible. Non, en réalité on ne dort pas bien car, manquant d’habitude, le moindre bruit maintien en éveil, le moindre souffle fait ouvrir l’œil, tout devient suspect malgré le désert du lieu. On ne se sent pas « seul », ce coin de terre et de cailloux semble habité par des centaines de petits farfadets, d’animaux sauvages qu’on devine au loin (isards, marmottes, bien que celles-ci doivent dormir à poings fermés selon leur réputation…), insectes persistants à cette altitude et se gavant des restes de pique-niques des promeneurs diurnes, bétail placide indifférent à la nuit. Mais il y a mieux : ce cirque semble habité par l’esprit, l’esprit du lieu, l’esprit de Pyrène, l’esprit de ce massif de Gavarnie-Mont Perdu-Ordessa, et de ses 35 millions d’années qui semblent vouloir à tout prix nous écraser. Un avantage de taille cependant : à 2.100 mètres, les moustiques volent bas, beaucoup plus bas même, et l’absence de cette dérangeante compagnie ne nous manquera pas un instant.
La vraie raison pour laquelle on dort « mal », c’est qu’à chaque fois qu’on entrouvre les paupières, le plafond nous happe, littéralement. Il est à chaque heure différent, couvert de constellations qui font leur cinéma permanent côté cour et côté jardin ; le spectacle de la voie lactée est saisissant. Comme le disait l’autre jour un camarade de jeu de ces randonnées et souvent lui aussi voisin de chambre à coucher sous tente, d’abris sous roche ou sous la voûte étoilée : « la montagne est grande, et tu es bien petit ». C’est sur cette banale philosophie que je sommeille à moitié, « mangé » par l’immensité de l’univers, le cirque à mes pieds. En tendant les orteils, je pourrais le toucher…
« Rien ne s’oppose à la nuit » chantait Baschung, sauf quand elle accouche du jour. Impossible de le manquer, ce point où tout bascule : le froid se fait plus vif, d’abord insidieusement, puis de manière plus franche. Il faut remonter le duvet par-dessus les épaules, puis clore complètement la fermeture éclaire. Il est cinq heures, Paris s’éveille mais la ville et son grouillement frénétique sont si loin. À six heures certaines étoiles disparaissent, la voie lactée n’est plus qu’un fantôme évanouie. C’est le moment qu’il ne faut pas rater, cet entre loup et chien où il est impossible de savoir avec exactitude si c’est le jour qui vient où la nuit qui revient… Là bas, au loin et pourtant toute proche, la paroi commence à sortir du noir. Des nuances de gris réapparaissent. On se lève péniblement, mais mue quand même par le désir de jouir du spectacle qui s’offre désormais à nous. À l’ouest, les crêtes les plus éloignées du levant se teintent de rose, puis d’oranger : c’est le mouvement inverse de la nuit commencée quelques heures plus tôt seulement. Seul le souffle gazéifié du réchaud fend le silence et le café brûlant est le bienvenu. Il faut boire le matin, et partir. Quelques minutes plus tard, « équipés-bottés » nous attaquerons l’ascension de la Munia par son couloir nord, la dalle Passet, le « pas du chat » et la crête qui n’en finit plus.
Pour cela, nous quittons la compagnie de la vierge – qui l’était toujours après la nuit, notez bien – et c’est désormais aux « deux sœurs » qu’il faut orienter notre boussole, ces deux canines inversées à mi pente qui signalent le couloir caché au nord, prenant directement vers le sud-ouest en épingle à cheveux, où il est hautement probable que la neige nous attend…
(c) FS 6 août 2018. Nikon D300. 10-24 mm.