Je voudrais pas crever (drôle de guerre)
Silence absolu, silence de mort. Nature morte ? Nature vivante, mais vide de l'Homme, ou presque. Sa trace est encore présente, pour longtemps encore. Apocalypse, demain ?
- Dernier métro avant l'apocalypse -
Je voudrais pas crever - Boris Vian
Je voudrais pas crever
Avant d'avoir connu
Les chiens noirs du Mexique
Qui dorment sans rêver
Les singes à cul nu
Dévoreurs de tropiques
Les araignées d'argent
Au nid truffé de bulles
Je voudrais pas crever
Sans savoir si la lune
Sous son faux air de thune
A un coté pointu
Si le soleil est froid
Si les quatre saisons
Ne sont vraiment que quatre
Sans avoir essayé
De porter une robe
Sur les grands boulevards
Sans avoir regardé
Dans un regard d'égout
Sans avoir mis mon zobe
Dans des coinstots bizarres
Je voudrais pas finir
Sans connaître la lèpre
Ou les sept maladies
Qu'on attrape là-bas
Le bon ni le mauvais
Ne me feraient de peine
Si si si je savais
Que j'en aurai l'étrenne
Et il y a z aussi
Tout ce que je connais
Tout ce que j'apprécie
Que je sais qui me plaît
Le fond vert de la mer
Où valsent les brins d'algues
Sur le sable ondulé
L'herbe grillée de juin
La terre qui craquelle
L'odeur des conifères
Et les baisers de celle
Que ceci que cela
La belle que voilà
Mon Ourson, l'Ursula
Je voudrais pas crever
Avant d'avoir usé
Sa bouche avec ma bouche
Son corps avec mes mains
Le reste avec mes yeux
J'en dis pas plus faut bien
Rester révérencieux
Je voudrais pas mourir
Sans qu'on ait inventé
Les roses éternelles
La journée de deux heures
La mer à la montagne
La montagne à la mer
La fin de la douleur
Les journaux en couleur
Tous les enfants contents
Et tant de trucs encore
Qui dorment dans les crânes
Des géniaux ingénieurs
Des jardiniers joviaux
Des soucieux socialistes
Des urbains urbanistes
Et des pensifs penseurs
Tant de choses à voir
A voir et à z-entendre
Tant de temps à attendre
A chercher dans le noir
Et moi je vois la fin
Qui grouille et qui s'amène
Avec sa gueule moche
Et qui m'ouvre ses bras
De grenouille bancroche
Je voudrais pas crever
Non monsieur non madame
Avant d'avoir tâté
Le gout qui me tourmente
Le gout qu'est le plus fort
Je voudrais pas crever
Avant d'avoir gouté
La saveur de la mort...
Jean-Louis Trintignant : Je voudrais pas crever (Boris Vian)
Jean-Louis Trintignant : Je voudrais pas crever (Boris Vian)
Le vent d’hiver souffle en avril (drôle de guerre)
À chaque guerre ses morts. Il y a ceux, bien réels, qui s’inscrivent en lettres d’or sur les monuments de nos places. Il y a ceux, moins visibles mais tout aussi réels, des attentats. Il y a ceux, discrets, sur des plaques aux coins de certaines rues : « ici est tombé Pierre, Paul ou Jacques, FFI, en 1944, fusillé par les nazis ». On s’en aperçoit quand parfois fleurissent les chrysanthèmes au bas des murs gris de nos villes. Et il y a ceux du Covid-19. Cette « drôle de guerre » comme on dit, nous fauche en plein élan de renouveau printanier, dont on ignore l’issue et surtout quand. Beaucoup de morts anonymes, seuls ; et ceux, depuis quelques jours, qui donnent des visages connus à la pandémie. Il y a d’abord eu Patrick Devedjian fin mars, puis cette semaine l’écrivain Luis Sepùlveda et Christophe, ce matin au saut du lit. L’auteur du Vieux qui lisait des romans d’amour et celui des Mots bleus. Et merde.
C’est une part de notre jeunesse qui s’en va, tombée au front de l’épidémie. Le roman de Luis Sepùlveda – le premier, celui qui l’a révélé au monde littéraire – fut lu la dernière année lycée, sous les copies de cours qui nous rasaient, et fut une révélation. Le titre était déjà tout un programme. On l’avait dévoré. "Le ciel était une panse d'âne gonflée qui pendait très bas, menaçante, au dessus des têtes. Le vent tiède et poisseux balayait les feuilles éparses et secouait violemment les bananiers rachitiques qui ornaient la façade de la mairie. Les quelques habitants d'El Idilio, auxquels s'étaient joint une poignée d'aventuriers venus des environs, attendaient sur le quai leur tour pour s'asseoir dans le fauteuil mobile du dentiste, le docteur Rubincondo Loachamin, qui pratiquait une étrange anesthésie verbale pour atténuer les douleurs de ses clients".
Christophe, comme tous les artistes populaires, a accompagné notre vie depuis l’enfance, souvenirs mêlés des hit-parades écoutés ad libitum dans les autoradios des 504 familiales sur la route des vacances (toujours trop longues) ; mélodies entêtantes et sirupeuses réécoutées jusqu’à l’usure des 45 tours puis des « K7 » audio sur les premiers « walkman » qu’on appelait pas encore « baladeurs ». Ses chansons se lisent même avant de s’écouter.
« Dandy un peu maudit, un peu vieilli, dans ce luxe qui s'effondre ; te souviens-tu quand je chantais dans les caves de Londres, un peu noyé dans la fumée, ce rock sophistiqué. Toutes les nuits tu restais là, peut-être un beau jour voudras-tu retrouver avec moi les paradis perdus ».
Ou encore : « J'avais dessiné, sur le sable, son doux visage, qui me souriait. Puis il a plu, sur cette plage, dans cet orage, elle a disparu »…
Et encore : « Il est six heures au clocher de l'église, dans le square les fleurs poétisent, une fille va sortir de la mairie. Comme chaque soir je l'attends, elle me sourit. Il faudrait que je lui parle à tout prix. Je lui dirai les mots bleus, les mots qu'on dit avec les yeux, parler me semble ridicule, je m'élance et puis je recule devant une phrase inutile qui briserait l'instant fragile, d'une rencontre, d'une rencontre… »
Que sont ces morts au milieu du champ de bataille mondial qui est en train de se dérouler actuellement ? Pas grand-chose assurément. Mais par leur pouvoir d’évocation, de sensations, d’émotions partagées et retrouvées, en faisant un peu le ménage « des feuilles en vrac dans le bureau de nos mémoires » (sic), les mots de Sepùlveda et de Christophe apportent encore davantage de paradis perdus à nos illusions qui ne le sont pas moins. Et l’on se surprend à frissonner comme dans un vieux pull, dans ce si beau printemps où « le vent d’hiver souffle en avril ».
Drôle de guerre.
Christophe - Les Paradis Perdus
Extrait de l'album " Intime " disponible : http://po.st/Intime Site : http://www.christophe-lesite.com Facebook : http://www.facebook.com/ChristopheOff... Tw...
À Joinville-le-Pont, Pon ! Pon ! (drôle de guerre)
Pour conjurer le mauvais sort d’être confinés, les températures plus que printanières le permettant, les Français ont ouvert les fenêtres. Pour chercher l’évasion, sans doute. Pour gagner en surface et avoir ainsi l'impression d'être un peu dehors. S’échappent des maisons et appartements des bruits parfaitement distincts, les rues étant désertes, débarrassés du vacarme des moteurs. C’est à peine si l’on entend le pas plus ou moins pressés de quelques évadés provisoires, dument munis de leurs laisser-passer. Des bruits, et des odeurs de cuisine, de vieilles caves par endroit, de lilas et bientôt de muguet. Un long dimanche de 15 août depuis plus de trois semaines. Jusqu’à la fin de notre mort, toute notre vie, qui sait ?
Elle a surgit au détour d’une rue, quartier Saint-Roch à Angoulême, pendant que nous faisions notre petite promenade quotidienne de taulard. La voix de Bourvil, chantant « À Joinville-le-Pont, Pont ! Pont ! Tous deux nous iront, Ron ! Ron ! Regarder guincher chez chez chez Gégène… ». Une voix et une musique qu'on aurait pu croire sorties d’un vieux phonographe, qui nous ramène pratiquement dans la France post Seconde Guerre mondiale. Cette France qui sentait bon l’encaustique des vieux escaliers de bois, les pivoines de la Fête-Dieu et les dentelles de nos grands-mères. Une France d’avant qui se pensait dans l’après-guerre, un peu comme nous quand on imagine le jour d’après (mais quand ?).
Une tête hirsute poivre et sel est sortie par la fenêtre du rez-de-chaussée – ça n’était donc pas Bourvil lui-même – cravaté et le pantalon de tergal gris tenu par des bretelles carmins. « Un ancien militaire », m’a dit la voisine qui, sur ces entrefaites, est arrivée en voiture et s’est garée devant sa fenêtre. « J’ai planté de l’ail » déclara l’homme à un autre, un peu en retrait dans l’appartement, dont on apercevait aussi le bordel organisé d’une table de cuisine prête à partir, chargée d’un fatras d’objets quotidiens jamais rangés et toujours sous la main.
Et la sono crachait « À Joinville-le-Pont, Pont ! Pont ! Tous deux nous iront, Ron ! Ron ! », nous éloignant le sourire aux coins des lèvres dans cette rue étroite d’une ville moyenne, d’un département moyen, dans la vaste région chère à une certaine Aliénor, en France métropolitaine confinée au milieu d’une Europe fermée dans un monde qui ne l’est pas moins.
Notre vie semble être entrée dans un entonnoir, faisant penser aux pavillons des phonographes qui crachotaient autrefois le répertoire populaire des bals musettes dans les guinguettes des bords de Marne. Une époque où les gens aimaient à se retrouver dans l’insouciance revenue, le temps d’une valse. Autant dire il y a une éternité…
Drôle de guerre.
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Comment ça va ? « C’est dur, vous savez », a-t-elle dit (drôle de guerre)
C’était au 21e jour de réclusion (pudiquement nommé « confinement »), dans une petite bourgade de Charente, sur un parking de collège désert et désespérant, à l'ombre d'une salle polyvalente sans âme sous un ciel gris délavé par la pluie du matin. Ni chaud ni froid : tiède, comme l’époque que nous vivons. Une tiédeur à vomir, comme aurait dit Dieu, paraît-il. Un printemps tout d’un coup mou.
L’épicerie solidaire a déployé ses caisses, sorte de petit cirque ambulant d’un jour, d’une heure seulement. Quarante-sept colis alimentaires préparés à l’avance et vendus quelques euros pour les bénéficiaires du coin. Et dans cette partie du nord Charente les coins sont souvent très éloignés les uns des autres.
Comme il est désormais convenu, et sans doute pour une période encore indéterminée, nous demandons de respecter les « mesures de distanciations sociales », et les « gestes barrières ». Avant, on tentait d’être un peu chaleureux, on se parlait de près et on se touchait pas trop quand même) bref : on discutait. Désormais, on se tient à distance des autres, par crainte de tomber malade, voire d’en mourir, pour certains.
Pour signifier à une personne qu'elle peut s’approcher et tendre son sac de courses que nous allons remplir, on s’approche à quelques mètres en les appelant par leur nom. Parfois, c’est plus fort que nous, on glisse à quelqu’un qu’on connait un peu mieux que les autres : « comment ça va ? ». Marie-Christine (le prénom a été changé) a répondu tout doucement, sans forcer la voix : « C’est dur, vous savez… ».
Dans son regard, on a perçu toute la détresse d’un monde en train de s’effondrer. Pas seulement la détresse d’une situation sanitaire difficile à contrôler – et inquiétante à plus d’un titre – mais la détresse de ceux et celles qui savent parfaitement que "le jour d’après" sera encore plus dur que ce que nous vivons actuellement, confinés. La détresse des lendemains qui déchantent, ceux d’une crise économique désormais certaine, violente, écrasante. La détresse de l’effondrement d’un monde d’où ces « personnes en situation de précarité » comme le dit la novlangue du XXe siècle sont déjà exclus, rejetés, confinés dans les fonds de campagnes – les fameux « territoires ». Là où tous les réseaux rament : téléphoniques, Internet, transports collectifs, services de soins, services publics... « C’est dur, vous savez… ». Oui on sait et on imagine sans peine que cela va l’être davantage pour vous ensuite.
Déjà en rade du « système » en vigueur jusqu’alors, qu’en sera-t-il après, quand ils rejoindront, avec de bonnes longueurs d’avance, les millions de gens qui vont se retrouver dans leur situation, qui chercheront eux aussi à grignoter quelques miettes d’un gâteau où déjà leurs propres dents parviennent à peine à dégager de quoi se survivre ? « C’est dur, vous savez… ». On n’a pas fini de l’entendre, cette petite phrase, dans les coins perdus du nord Charente jusqu’aux centres des villes, en métropole jusque dans les confettis de l’Empire. « C’est dur, vous savez… ». Et c’est déjà ce qui nous donne un frisson quand on ne peut pas faire grand-chose, ou si peu, essayer de trouver des « solutions » dont on devine là aussi qu’il y aura beaucoup de monde sur le créneau.
« C’est dur, vous savez… ». Cette vie d’aujourd’hui qui commençait déjà hier, ce sera très probablement la vie de demain, le fameux jour d’après, quand « on sera sorti du confinement » dont Dieu lui-même ignore la date. On entend parler de refonte totale de nos modes de vie, de nos sociétés, de nos modes de déplacements, de fabrication, de relations... Des utopies, en somme. Ça aussi, « c’est dur, vous savez… ».
Drôle de guerre.
Un phare dans la nuit (drôle de guerre)
Drôle de temps. Hier la neige, aujourd’hui le ciel bleu. Contraste saisissant dans ces paysages du nord-Charente à la beauté séculaire – dont n’aura raison aucune épidémie – qui n’ont de réelle rivalité qu’avec l’effondrement social du territoire. C’est en faisant nos tournées et « ramasses » de produits qui serviront à l’aide alimentaire aux personnes en grandes difficultés dans ce coin de Charente si paisible, au détour d’un virage, d’une minuscule départementale ou d’un chemin, qu'apparaissent parfois les phares dans la nuit. L’épaisse nuit économique et sociale d’un pays rural éprouvé. Lichères est de ceux-là. De ces phares auxquels on s’accroche pour garder l’espoir. Lichères et l’église saint-Denis, construite au XIIe siècle et peut-être - hypothèse de l’écrivain, journaliste et essayiste Jean-Claude Guillebaud - à l’origine réservée aux lépreux, ce qui expliquerait son isolement à l'écart du bourg. Une perle en plein champs, à peine troublée par l'immobile cimetière qui la borde, et des marronniers encore nus d’une fin mars qui n’en finit plus de mourir.
Un phare dans la nuit, étincelant de soleil et de colza - après la neige d’hier – tandis que la mort rôde dans les Ehpad, les hôpitaux, les maisons claquemurées où se confinent les habitants, reclus déjà si fortement éprouvés par l’isolement rural dans leur quotidien. Nulle part à l’horizon, rien ni personne. Seul un paysan griffe la terre et sillonne son champ ; son tracteur seul brise le silence. Un viticulteur solitaire attache des bois dans sa vigne, et ne parle à personne. Un jardinier remplit une brouette d’herbe fraîchement coupée. Il ne manque que Jean-François Millet pour immortaliser ces scènes, au pinceau, et l'on ne serait pas surpris que tout ce "monde" se fige à l'heure de l'angélus. Tout à coup au loin, là bas surplombant le colza, une biche esseulée, traversant la route sans même regarder si un danger métallique monté sur quatre roues rappliquerait. Elle s’est déjà habituée à notre absence. Il n’y a plus rien que la terre et les pierres médiévales, le souffle du vent et les éoliennes aux ailes de géants pour brasser l’air glacé de l’horizon. Pour rappeler qu’en cette aube d’avril le printemps est pour le moment comme le temps : suspendu.
Drôle de guerre.
Sous Verdun. Ceux de 14. (Drôle de guerre)
Vendredi, 4 septembre
Nouvelle étape au soleil. La chaleur a encore grandi Jubécourt, Ville-sur-Cousances. Il y a là des gendarmes, des forestiers ; on croise des autos à fanion, des autobus de ravitaillement : tout cela sent l'arrière en plein. Est-ce que vraiment ce serait une déroute ? Nous ne sommes pas talonnés. Je cherche à entrevoir au moins la raison de ces étapes bride abattue, de cette randonnée haletante vers Bar-de-Duc. (...) Julvécourt, Ippécourt. Nous faisons grand'halte en sortant de Fleury-sur-Aire. Des dizaines d'hommes arrivent avec d'immenses quartiers de fromage plat, coulant, qui ressemble au brie. D'autres sont cuirassés de bidons, qui arrondissent autour d'eux une ceinture énorme. Les musettes craquent.
L'herbe, dans le pré où nous sommes, est drue et vivace. J'en vois qui se déchaussent et marchent pieds nus dans cette fraîcheur verte. Presque tous, nous avons étendu au soleil nos capotes mouillées de sueur. Les chemises claires, les doublures des vêtements tirent à elles la lumière. Les couleurs papillotent, fatiguent les yeux.
On se lave jusqu'à la ceinture dans l'eau froide et transparente de l'Aire. Deux ou trois se sont mis nus et font une pleine eau. Parmi eux un nageur musclé, à peau brune, évolue avec souplesse en quelques secondes d'un bord à l'autre du large bassin où la rivière s'étale.
Au long de la rive, échelonnés, les hommes barbotent, s'ébrouent. Ils lavent des chaussettes, des mouchoirs, penchés vers l'eau ; le drap de leur pantalon se tend sur leurs fesses. Une pellicule bleuâtre, peu à peu accrue, flotte à la surface et s'irise au soleil.
Déjeuner gai, à l'ombre des saules qui trempent leurs basses branches dans le courant. Près de nous, un lieutenant, Sautelet, se tient debout au milieu d'un groupe, moustaches hérissées, bras nus, l'échancrure de sa chemise montrant une poitrine velue comme le poitrail d'un sanglier. Il étourdit les autres de sa faconde et de la violence de sa voix, éraillée mais formidable. J'entends ceci : "Il y a deux moyens de les avoir : enfoncer le centre, ou déborder sur les ailes !".
Nubécourt. L'étape ne m'a pas éreinté autant que celle d'hier ; j'évoque la nuit proche que ke passerai dans un lit, avec Boidin, le Saint-Maixentais, pour compagnon. Pauvre de moi ! L'animal fait appel à mon bon cœur, à ce qu'il veut bien appeler ma "connaissance de la vie" : il a le gîte, et il espère le reste.
Popote dans une cuisine qui ressemble à toutes celles que j'ai vues, demi-ténèbres et lueurs jaunes des bougies. Le cuisinier à grosses lèvres nous sert, ce soir-là, une ignoble piquette gâtée, qui laisse au palais un goût d'encre. J'échoue dans une grange, sur la paille.
Maurice Genevoix. Ceux de 14. Sous Verdun.
Ainsi va la terre, pendant notre absence… (drôle de guerre – la photo du jour)
Faut-il que la terre se débarrasse enfin de ses habitants pour revivre et apparaître aussi belle et désirable ? Cette ambiance de fin du monde, traversant des paysages printaniers d’une campagne renaissante, me rappelle le livre de Cormac McCarthy, La Route. Plus personne (ou presque) dans les rues ni sur les routes. Des humains aux abonnés absents. Des automobiles à l’arrêt près des maisons isolées. Des bruits atténués aux ambiances de cimetière. La faune et la flore en grande conversation. Les adeptes du grand effondrement, de la collapsologie et du survivalisme doivent se réjouir, s’ils osent encore mettre un pied dehors et dans les forêts pour tester leurs théories. Même eux on ne les entend plus. D’arbres isolés et champs de colza, de vallons en coteaux grattés par les agriculteurs – seule présence humaine dans la campagne encore davantage désertée que d’ordinaire – il a même fallu faire demi-tour pour saisir l’image du jour. Encore une que le virus n’aura pas…
Drôle de guerre.
Colère d'un printemps des poètes (drôle de guerre)
Tiens pour changer ce soir je suis en colère. La journée avait pourtant bien commencée, dès l’aube sur mon petit chemin proche du ruisseau. Le chant du coucou s’est fait entendre, pour la première fois de l’année. Sans doute profite-t-il lui aussi du silence et de la quiétude retrouvée ? Plus loin, coq, poules et moutons ouvraient le concert très matinal d’une semi-campagne urbaine baignée du soleil levant dispersant la brume. Pas âme qui vive, sauf à considérer que les animaux d’une cour de ferme en ont une. « Qu’est-ce que tout cela qui n’est pas éternel ? » disait Lecomte de Lisle. J’en ressentais la fraîcheur à mes pieds.
Ça n’a pas duré. Sur toutes les radios, les sites d’infos, une nouvelle injonction (encore !) : il fallait télécharger et imprimer la nouvelle « attestation de déplacement dérogatoire » peaufinée pendant que nous dormions par les sbires du Gouvernement et de son fieffé Premier ministre, le Prince Édouard Philippe Ier. Par moment, il me fait penser à Pinocchio : mais lui à mesure qu’il raconte ses mensonges, ce n’est pas son nez qui s’allonge, c’est sa barbe qui blanchit. Ses allures martiales d’adjudant-chef ne trompent personne : ce chef est tout sauf un chef de guerre, et je ne connais pas beaucoup de soldats qui accepteraient de lui emboiter le pas pour franchir un pont style Arcole étendard en main. Même une passerelle ça serait déjà beaucoup.
À chaque semaine donc, son nouveau « laisser-passer » à présenter aux pandores qui tapent – c’est bien connu – les plus cons (ils s’en trouvent pas mal ces temps-ci qui prennent le soleil dans les centres villes et les cités) ; les plus distraits ; les plus fous (ils sont désormais en totale liberté, leurs psy sont confinés dans des résidences secondaires à la campagne) ; et surtout les plus faibles. Ah ! Quel choc de simplification cette nouvelle « attestation de déplacement dérogatoire » ! Déjà la première on l’avait bien sentie sortie tout droit du cerveau d’un technocrate hors-sol et rase-moquette (si, si, c’est compatible) des ministères, avec ses formules alambiquées et son vocabulaire choisi par Montaigne, sans la Boétie. Mais la seconde… ! Avec ses notes de bas de page ! Rappelez-vous gens d’en bas, gens de peu, gens des campagnes éloignées ravitaillée par les corbeaux où la 4G est encore un souvenir lu un jour sur un prospectus, rappelez-vous, vous qui ne possédez ni ordinateur ni imprimante, qui êtes parfois illettrés pour votre plus grand malheur, que vous pouvez la « recopier à la main ». À la main ! À la plume même tant que vous y êtes, à la manière d'un Flaubert, Voltaire ou Hugo. La première « attestation » mangeait les ¾ d’une page A4. Celle de cette semaine la page entière. La semaine prochaine, gageons qu’elle débordera sur le verso. Dans trois semaines deux pages. Et fin avril, deux volumes. Cela permettra aux bleus de sortir le carnet à souche pour compenser les pertes abyssales des radars automatiques, confinés eux aussi au bord des routes et qui doivent se demander où sont passées les autos ? Mais nom de dieu de bordel de merde (oui, je suis vraiment énervé ce soir) de quel cerveau moisi empoussiéré par des années de réflexions des bacs à sables de grandes écoles d'administration un tel torchon a-t-il pu sortir ? Qu’on nous l’amène bon sang, qu’on voit sa gueule et qu’on rigole un peu ! Il doit ressembler à Agnan dans Le Petit Nicolas, en moins attendrissant, au fond. En plus triste, avec ses lunettes pour éviter qu’on ne lui tape dessus.
Et puis, comme si cela ne suffisait pas, il a fallu que j’aille, avec mon « attestation de déplacement dérogatoire » ancienne formule (oui car je n’ai plus de cartouche d’encre pour ma Canon MG3550 d’ailleurs je lance un appel au don si quelqu’un possède ce modèle rare, attention de marque Canon exclusivement car « madame » n’accepte pas les génériques), au supermarché ravitailler deux personnes très âgées de ma connaissance paumées dans le bordel ambiant et n’osant plus sortir de chez elles. Bref. J’étais dans ce haut lieu culturel du quartier qui parodiait il n’y a pas si longtemps les mousquetaires, et là, le choc : le rayon yaourts et produits laitiers qui dégueule de produits, jusqu’au plafond ! Il y a à peine une semaine on se serait cru dans un supermarché moscovite au meilleur temps de l’ex-URSS, et huit jours après, plein à craquer, alors qu’à peine une dizaine de clients ne se pressaient même pas pour choper les meilleures places aux caisses !
Alors « cher » prince Édouard Philippe Ier, vous pouvez prendre vos airs de colonel en pré-retraite d’un régiment de biffins pousse-cailloux du côté de Mourmelon, vos coups de mentons blanchi ne valent rien. En une semaine, vous et vos sbires sont incapables de fournir les millions de masques chirurgicaux nécessaires à la protection de vos nouveaux héros, les personnels soignants au chevet des Français qui souffrent et trépassent en trépassant aux aussi. En revanche les rayons yaourts de vos supermarchés dans lesquels vous nous commandez d’aller avec parcimonie sont bien garnis. Le monde nouveau, celui du temps « d’après » n’est pas encore advenu. Pour qu’il vienne, promis, une fois cette « guerre » fini, et on vous les fera bouffer, ces yaourts, avec de vrais morceaux de châtaignes dedans.
C’est décidé, je prends le maquis. Drôle de guerre.
Aux Jarris, j’ai pas ri (drôle de guerre)
J’ai un ami qui habite à côté des Jarris, un hameau de la commune de Bernac près de Ruffec en Charente. Je suis passé aujourd’hui à 500 mètres à vol d’oiseau de sa maison, une belle charentaise avec un tilleul sous lequel il fait bon vivre, boire des Spritz et dîner l’été, mais je n’y suis pas allé. Son père, très âgé, qui vit dans la maison pourrait attraper le maudit virus que je promène peut-être malgré moi. J’aime beaucoup aller chez cet ami, pourtant. Je l’ai connu il y a longtemps à Paris dans le 18e arrondissement, et depuis qu’il partage sa vie entre Ruffec et la capitale nous nous voyons plus souvent. On refait des coups en buvant le monde, au coin de la cheminée l’hiver et sous le tilleul l’été.
Mais aujourd'hui, je ne suis pas allé chez lui. Pourtant j'étais tout proche, aux Jarris. Un hameau, un confetti sur la carte de la Charente, bref : un trou. À l’horizon, l’air chaud de cet insolent printemps est brassé par les pales des éoliennes, très nombreuses dans ce coin de Charente. Si on tend l’oreille on entend distinctement la route nationale 10 et son incessant ballet de camions. Lesquels, même en cette période de confinement, continuent d’alimenter nos supermarchés. Il faut bien manger… Aux Jarris, il doit y avoir à la louche 80 habitants, et des vergers d’arbres fruitiers dans lesquels les agriculteurs travaillaient cet après-midi. Au carrefour de la route des Adjots et de Saint-Martin-du-Clocher, près des conteneurs de tri sélectif, il y a la maison de Jean-Paul. C’est là que j’ai rendez-vous, et ça sera court. Il s’agit de lui déposer un colis d’aide alimentaire. Jean-Paul n’a pas pu se rendre hier sur le lieu de la distribution pourtant proche (12km). Car Jean-Paul porte un masque chirurgical. Il a des frissons, des courbatures, il tousse : tous les symptômes du Covid-19 en somme. Jean-Paul a 63 ans, il est donc particulièrement dans la « cible » du virus. Sous l’auvent devant la maison, près de la voiture qui ne bouge plus, un fatras d’objets comme on en trouve dans le milieu rural : une sorte de niche à chien (vide), une tondeuse, une table et des chaises de jardin, et tout un joyeux bordel qu’on entasse quand on vit à la campagne. Jean-Paul a dû entendre le moteur de ma voiture arriver, je l’aperçois derrière la porte-fenêtre de ce qui doit être le séjour. Il attend que j’ai déposé le cabas avec les quelques produits sélectionnés pour survivre plusieurs jours, essentiellement d’épicerie. J’ai mis un masque, je recule à distance règlementaire une fois déposé le paquet. C’est alors seulement qu’il ose sortir, à contre-jour, masqué lui aussi. Une courte discussion s’engage, il me précise que les sous sont dans une petite bourse sur un pilier en béton près du portail. Je récupère l’argent, on se donne des nouvelles. Dire « comment allez-vous ? » dans ces conditions-là semble superflu, et pourtant c’est ce que je dis. Alors que j’ai à peine fini de poser ma question, il répond illico par une autre : il me demande des nouvelles des bénévoles de l’association, si personne n’est malade, tout ça. Cet homme qui est sûrement malade lui-même demande des nouvelles de ceux et celles qui s’occupent de lui, sous le ciel bleu des Jarris.
L’échange n’a duré que quelques secondes, deux minutes tout au plus. Je remonte en voiture, non sans lui avoir dit qu’on ne les abandonnait pas, ni lui ni les autres. Que nous ferons tout notre possible pour maintenir coûte que coûte le lien et le service. Sur la route qui me ramène à la maison – avec mon attestation de déplacement dérogatoire dûment remplie pour éviter de me faire choper par la gestapo - me reviennent les images d’un film pourtant très moyen qui ne marqua pas durablement l’histoire du cinéma français : Le Toubib, de Pierre Granier-Deferre, avec Alain Delon et Véronique Jannot. C’était une histoire d’amour bluette qui se passait pendant une hypothétique troisième guerre mondiale dans un pays indéterminé, entre un chirurgien brisé par le départ de sa femme faisant la rencontre d’une infirmière débutante et idéaliste. On y voyait surtout régulièrement des gens vêtus de combinaisons anti-bactériologique, portant des masques chirurgicaux en toutes circonstances. Ça se passait dans un hôpital de campagne - à la campagne - le tout filmé dans des camps militaires de l’Aisne ou de Mourmelon. C’était glaçant. Un peu comme ce court « bal masqué » qui nous fut donné de vivre. Jean-Paul et moi avons esquissé cet étrange pas de danse à distance. J’ai la faiblesse de croire que c’était pourtant chaleureux ; peut-être c'est ce qui restera de ce confinement, quand la boîte se rouvrira.
Le tout sous un soleil glorieux écrasant une nature quasi déserte de toute activité humaine, continuant son insolente provocation, en maintenant les Hommes dans leurs maisons transformées en caves.
Drôle de guerre…
Printemps pourri, temps superbe (drôle de guerre)
Temps superbe, silence de mort et concert d’oiseaux. Par-delà les champs et les fossés, de jeunes hérons nous narguent de leurs becs pointus montés sur eschasses. La douceur du printemps fait naître les premières feuilles sur nos arbres : marronniers en bourgeons fraîchement éclos, buissons ardents, frémissement végétaux sortis des prés jaunis par les fleurs de pissenlits. Mon dieu que la campagne charentaise était belle aujourd’hui ! Comme le fleuve, jeune femme printanière déjà lascive qui retrouve peu à peu son lit après les pluies des dernières semaines d’un hiver dégoulinant. Cette veine paresseuse dans laquelle on aimerait tant se coucher, ce lit d’un printemps qui nous fait un bras d’honneur, un bras d’horreur. Nom de dieu que la terre nous fait payer cher nos errements, nos excès, nos erreurs. « Dieu nous assiste jusque dans nos folies. Et quand on lève le poing pour le maudire, c’est encore lui qui nous soutient le bras » écrivait Bernanos dans Sous le soleil de Satan. Mais nom de dieu que ne lui a-t-on fait depuis tant d’années pour mériter ça ? Fallait-il que nous soyons ivres d’accélérations épileptiques dans un monde devenu totalement fou au point que nous n’ayons pas vu venir le coup de frein si brutal ?
La camionnette blanche de l’épicerie solidaire du pays ruffecois fend l’air doux des routes qui serpentent, près de la Charente, entre Mouton et Verteuil, jusqu’à Barro, dans ces lieux où le fleuve, encore juvénile, prend son temps, benaise, serpente entre les champs, les saules, les peupliers, les lavoirs, les hameaux et les bourgs. On aimerait tant se rouler dans l’herbe parsemée de fleurs de pissenlit, de pâquerettes, sentir cette odeur d’herbe fraîchement coupée près des maisons de Barro qui se serrent les unes aux autres, car elles ont encore un peu froid le matin et cherchent à se rassurer entre elles. Tout le monde est frileusement derrière ses murs, ses portes, mais fenêtres ouvertes comme pour fuir ce confinement, cette retraite forcée dont chacun comprends bien qu’il s’agit maintenant d’une question de vie ou de mort. Mais de qui, de quoi, au juste ? Cette privation de liberté orchestrée par ceux-là mêmes qui, dans d’irresponsables décisions tranchèrent dans le vif d’une santé privatisée, nous ordonnent désormais de rester à la maison après nous avoir enjoint de nous mettre en marche.
Fenêtres ouvertes, masques sur le nez, la camionnette avance vers son destin dans une odeur de fleurs des champs et de gel hydroalcoolique : la mission de rejoindre ceux qui n’ont rien, ou si peu. Ils ont vu, à la télévision, le spectacle désolant de ceux qui stockent pâtes et papiers toilette – à croire qu’ils craignent que le virus s’attrape par leur derrière - mais eux ne peuvent, faute de moyens, se ravitailler aux mêmes étales. Las ! La camionnette va vers eux, à défaut qu’ils aillent vers ceux qui les ont rejetés dans ces recoins sois disant perdus de Charente…
C’était, aujourd’hui, parmi les plus beaux coins de France à parcourir, et les tours du château de Verteuil en témoignent à travers les siècles ; il fallait pour cela prendre le risque de la solidarité. La seule liberté qui nous soit encore permise. Elle seule demeurera. Le reste – tout le reste – est déjà mort.
Drôle de guerre.