Reflets
(À Hélène)
C'est l'histoire d'un reflet. Un simple reflet d'un géant de pierre, de "Jean-Pierre", une des explications à l'appellation familière du Pic du Midi d'Ossau, dans la vallée du même nom, sommet emblématique du Béarn pyrénéen.
Cet endroit me fascine depuis plus de 23 ans. Depuis la première ascension du "géant de pierre" en août 1997, au sortir d'un service militaire qui nous avait affûtés, mon camarade et moi, conséquence nous y étions montés quatre à quatre. Un bouteille de jurançon avait fait le reste pour stimuler la descente...
Chaque année pendant presque vingt ans, je suis retourné caresser ses flancs de ma sueur, de mes mains et de mes godillots, jusqu'à quinze ascensions. Ce sommet se prend par la face nord - nord-est, ce qui est rare. On arrivait par le côté est, du col et refuge de Pombie, dominant le cirque d'Anéou ("les neiges", en Béarnais). Je préfère le dire à ceux et celles qui trouvent ce comportement étrange : cette lubie ne cessera que lorsque mes genoux ne pourront plus me porter (et encore ! je me demande si je ne trouverais pas un moyen de...). Et puis, un jour, je suis allé voir de l'autre côté, "en face", côté ouest, près du col d'Ayous, qui marque la limite entre Ossau et Aspe, "ceux d’à côté". Négligé jusqu'alors car le considérant trop "touristique", je suis monté aux fameux trois lacs d'Ayous (Roumassot, Miey, Gentau) auquel s'ajoute un quatrième, au dessus du refuge plein sud en direction du Pic Castéreau : le lac Berseau. De ces quatre lacs, un seul attire le marcheur munit d'une paire d'yeux, jusqu'à la fascination : le lac Gentau, sous le refuge d'Ayous, à 1947m. On s'y presse nombreux dès que la saison le permet. Curiosité de la nature, lorsque le vent cesse et que la lumière du jour passe au sud, puis à l'ouest, le Pic s'y reflète comme votre visage dans le miroir d'une salle de bain. Encore mieux : certains soirs, quand le ciel flamboie, que le rouge et le noir s'apprêtent à "s'épouser" (merci Grand Jacques !) que l'atmosphère cesse de respirer, le miroitement est parfait. Plus rien ne bouge, pas un souffle d'air ne trouble la surface de ses eaux tranquilles ; la montagne prie : il n'y a plus qu'à communier.
C'est l'heure des braves, des chanceux, des amoureux des Pyrénées et de la vallée d'Ossau, l'heure de grâce où Marie même saluerait la Vierge - ou l'inverse, c'est selon - l'heure où les yeux crèvent d'une beauté mirifique, absolue. L'heure où l'on retarde celle du coucher, si jamais le spectacle voulait bien recommencer là, sur le champ.
C'est l'heure où la montagne se fait lascive, après avoir chauffé au soleil d'été, ou frissonné aux frimas de l'hiver ; l'heure où Pyrène se couche près de son Hercule, comme dans la légende, pour s'aimer toute la nuit et donner son nom à cette chaîne de montagnes calcaire, la plus haute d'Europe. C'est l'heure où l'on regrette de n'être point immortel, pour rester là, calme et fou, pour admirer, chaque jour qui passe et chaque fois que le vent se calme, le prodigieux spectacle de ce reflet d'éternité.
Photos (c) Fred Sabourin.
Drunk : boire le calice jusqu’à la lie
Le dernier film du Danois Thomas Vinterberg explore la vie dépressive de quatre copains qui décident de tenter une expérience : être toujours à 0,5g d’alcool dans le sang pour se désinhiber, retrouver une certaine joie de vivre et la créativité perdue. Mais lorsqu’ils dépassent la dose, ça déborde de toute part.
« Dis-toi bien que si quelque chose devait me manquer, ça ne serait pas le vin : mais l’ivresse ». Jean Gabin dans Un singe en hiver (dialogues de Michel Audiard, adapté du roman d’Antoine Blondin) résumait en une phrase tout le problème – et les avantages - de la consommation quotidienne de l’alcool. Dans Drunk du Danois Thomas Vinterberg (Festen, 1998 ; La Chasse, 2012, Kursk, 2018), il pousse le bouchon jusqu’à l’explosion, dans la vie plate et sans saveur de quatre quadragénaires, profs dans le même lycée, et à bout de souffle dans tous les aspects de leur vie. Un soir qu’ils sont rassemblés autour d’une bonne table d’un restaurant pour les quarante ans de l’un d’entre eux, ils décident de suivre les préconisations d’un chercheur norvégien (Finn Skarderud) qui explique très sérieusement que l’homme serait en déficit d’alcool depuis sa naissance : 0,5 g/litre de sang, précisément. Muni de ce bréviaire en même temps que viatique, les quatre copains débouchent les bouteilles et s’en jettent plusieurs derrière la cravate. Jusqu’à 20h, seulement, comme Hemingway.
« Dans ce pays, tout le monde boit et a un problème d’alcool » dit sobrement Trine (Maria Bonnevie), la femme de Martin (Mads Mikkelsen), Suédoise dans le film et observatrice extérieure d’une société danoise visiblement imbibée. Elle regarde son homme sombrer, puis renaître grâce aux 0,5g, et à nouveau, plonger quand ça déborde. Les trois autres comparses ne sont pas en reste : chacun à sa manière vit sa solitude, même bien entouré, comme Nikolaj (Magnus Millang), triple père de famille. Le postulat des 0,5 g ayant l’air de bien marcher, ils décident d’augmenter la dose, à volonté en fonction du degré de désinhibition souhaité, et des capacités verbales constatées lorsque la diction se fait plus imbibée à mesure que le niveau monte.
Le verre est-il à moitié plein, ou à moitié vide ? Plutôt plein, et tant va la cruche à l’eau (de vie) qu’à la fin elle se brise… Longtemps Thomas Vinterberg nous laisse croire – et ça marche – que personne ne se rend compte de leur naufrage. Sauf quand un employé de nettoyage du lycée trouve des cadavres (de bouteille) dans des endroits où seuls les profs ont la clé. Dans un colloque en salle des profs transformé en confessionnal, la directrice de l’établissement feint de ne pas savoir qui, exactement, se laisse aller à la picole dans son bahut. Mais tout le monde a compris ! À la maison, Martin envoie valser le saladier dans un geste rageur, et Trine, sa femme, en profite pour mettre les voiles avant que la situation ne devienne ingérable pour de bon. On touche le fond de la bouteille, au sens propre comme au sens figuré.
Qui a bu boira ? C’est à la fin de la foire qu’on compte les verres (vides), et à la fin de l’année qu’on compte les bacheliers. Alors que les lycéens font la fête, examen en poche et casquettes blanches et rouges sur la tête (signifiant par le couvre-chef qu’ils sont bacheliers), ces jeunes sont reconnaissants envers leurs profs de les avoir conduit, malgré tout, jusque-là. Naturellement, en bons vikings qu’ils sont, le vin et la bière coulent à flots pour fêter ça. Après quelques hésitations (pas longtemps cela dit), les profs trinquent et cela semble reparti, entre deux pas de danse de Mads Mikkelsen, très en forme. Vont-ils replonger ? La fin du film semble ouverte, on laissera au philosophe existentialiste danois Kierkegaard le dernier mot, qu’un élève timide et poissard doit expliquer le jour de l’oral : « Il faut s’accepter comme être faillible pour aimer les autres ». Comme il avait un peu bu, ça a marché. De là à dire que Thomas Vinterberg ferait l’apologie de l’ivresse, il n’y a qu’un pas (de danse) que personnellement, nous n’oserons pas franchir.
Un petit verre pour fêter ça ? Si vous trouvez un bistrot encore ouvert, pourquoi pas...
Drunk, de Thomas Vinterberg, 1h55. Sortie le 14 octobre 2020.
Toujours sur les écrans, Antoinette dans les Cévennes est à lire ici...
L’arbre du vendredi
C’est un arbre unique, parce que seul. Seul au bord du chemin, seul au bord du champ, seul en plein vent. Son horizon : le ciel, un bois dans la ligne de mire. À l’opposé, un ruban de bitume : la route départementale. Au loin, des éoliennes. C’est un noyer. Battu par les vents, tantôt d’Est, tantôt d’Ouest, écrasé de soleil en plein été, embrumé de brouillard en hiver, c’est un arbre vivant. La tête dans le ciel, et les racines bien en terre. Cet arbre possède une histoire ; elle a croisé la mienne.
Un vendredi sur deux, je croise cet arbre, sur mon chemin. Je ne l’ai pas tout de suite remarqué, il faisait simplement partie du paysage, là, au début du trajet, de la route. Celle qui m’amène auprès de ma fille, à 80 kilomètres de là, aux confins de la Charente et du Limousin, pour le rendez-vous bimensuel qui nous permettra, elle et moi, de passer le week-end ensemble. Les premiers mois où je réalisais ce trajet depuis mon lieu de travail, je ne l’ai pas remarqué tout de suite. Puis je l’ai vu, d’abord distraitement comme on en voit d’autres, jusqu’au jour où – j’ignore pourquoi, la lumière peut-être, et le vent dans ses branches comme s’il agitait des grands bras - jusqu’au jour où cet arbre m’a parlé. Plus précisément, il m’a invité à m’arrêter pour le regarder, le contempler, lui sourire et lui parler. Je me suis donc garé sur le bord de l’étroite route qui le borde, l’observant de longues minutes sans rien dire, les bras croisés, les fesses calées sur le capot de la voiture. Puis, un jour, j’ai commencé à le photographier, en cadrant toujours de la même façon, pour voir défiler les saisons sous ses branches, le vent qui le caresse tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre. Il n’a rien d’exceptionnel, c’est juste un noyer enraciné là, sur son chemin, sur mon chemin, comme il s’en trouve d’autres le long de la route départementale 739. Cet arbre est un lien, surtout, entre une semaine de boulot dans l’épicerie solidaire rurale itinérante dont j’ai la charge, et ce moment de filiation, oxygénation vitale dans une relation père-fille. En voyant cet arbre, je la vois déjà, elle.
- Juin -
La rencontre, le croisement avec cet arbre est donc devenu un rendez-vous familier. La veille déjà, il m’appelle, je pense à lui – et donc à elle - je sais que je vais le croiser, le voir, le photographier, lui parler, poser ma main sur son tronc. Je songe alors à la phrase de l’écrivain Christian Bobin : « J’aime appuyer ma main sur le tronc d’un arbre devant lequel je passe, non pour m’assurer de l’existence de l’arbre – dont je ne doute pas – mais de la mienne ».
Cette rencontre sera fugace, ne durera que quelques minutes, mais je sais qu’elle sera féconde, qu’elle m’apaisera après une semaine de travail et de tensions diverses avant de poursuivre la route qui me mène à ma fille. Cette route est belle, pas uniquement parce que nous allons nous retrouver, mais parce qu’elle est intrinsèquement belle. Son chemin sinueux traverse les bourgs de Valence, Cellefrouin, Saint-Claud, Confolens, Champeaux, Mézières-sur-Issoire, et Bellac, enfin. C’est sous de grands platanes – encore des arbres - de ce gros bourg limousin que je la retrouve, face à la mairie en forme de gentilhommière du XVIe siècle et nous tombons alors dans les bras l’un l’autre. Je ne lui ai jamais parlé de cet arbre, mais aujourd’hui j’ai envie de lui présenter.
- Juillet, septembre -
Parce que nous nous verrons moins – aussi irrationnel paraisse la décision, pas de mon fait – cet arbre prendra alors la forme d’un rendez-vous qui aura lieu malgré tout. Je passerai le voir, même si je ne continue la route jusqu’au bout que toutes les trois semaines au lieu de deux, et je lui parlerai. Ce sera l’arbre des palabres, l’arbre du souvenir, l’arbre du désir, l’arbre des larmes, l’arbre de l’espoir : l’arbre de vie. Un jour je mènerai ma fille sous cet arbre, et je lui raconterai tout ce que nous avons vécu lui et moi, tout ce qu’un père peut et pourra faire pour sa fille. Ce seront ses racines, quand mes branches commenceront à craquer par l’usure du temps. Et elles lui donneront des ailes…
- Octobre -
Verteuil-sur-Charente, à vendre château : achetez-le !
Mille ans d'histoire. Les fondations les plus anciennes remontant au XIIe siècle, le reste - visible aujourd'hui - datant du milieu XVIIe siècle. Un mémorialiste célèbre - François VI de La Rochefoucauld - y vécu et y est mort (enterré au couvent des Cordeliers, de l'autre côté du fleuve Charente). Une famille dont le destin est lié à l'Histoire de France depuis un millénaire. Des héritiers passionnés, mais fatigués : le château de Verteuil-sur-Charente est à vendre, devenu une trop lourde charge pour Ingrid et Sixte de La Rochefoucauld, qui l'ont reçu en héritage de la marquise de Amodio, tante d'Ingrid en 2003 et depuis n'ont cessé de le restaurer, de l'occuper, l'entretenir comme on veille sur un trésor - c'en est un - et mieux encore : de l'ouvrir à la visite.
Depuis l'annonce de sa mise en vente - les premières "indiscrétions" remontent au printemps dernier, avant le confinement - la perle du nord Charente fait couler de l'encre : Sud-Ouest, Charente Libre et même le Figaro ont dépêché leurs Rouletabille pour se pencher sur le malade à vendre. Qui a encore de beaux restes, à en juger par les toitures, entièrement refaites après un sérieux coup de vent en 2013 qui en arracha un bon paquet d'ardoises, et les extérieurs savamment entretenus.
"Comment ne pas être touché, en effet, par l’intérieur du château? Verteuil n’est pas à taille inhumaine, et alterne grands salons à caissons et pièces plus intimes. Le parquet en point de Hongrie règne en maître et donne de la chaleur aux enfilades de pièces. Les La Rochefoucauld, ambassadeurs et voyageurs, y ont laissé nombre de mappemondes, des lustres de Murano, ainsi que des décors Renaissance italienne - dont l’extraordinaire escalier d’honneur, bâti par des ouvriers transalpins (...) À Verteuil, rien n’est décoration, tout est mémoire. Une pièce entière est d’ailleurs consacrée aux archives familiales", écrit, visiblement sous le charme, Claire Bommelaer dans son article du Figaro.
Charles Quint y dormit au soir du 6 décembre 1539, peut-être fatigué après avoir planté un if dans le parc du château, à l'invitation d'Anne de Polignac, Comtesse de La Rochefoucauld et Baronne de Verteuil. La reine Elizabeth, "Queen Mum" y séjourna aussi en 1980. Le château est en vente 2,8 M€ (sans les meubles, les 223 hectares de bois et la ferme agricole de 100 hectares) chez Patrice Besse, agence immobilière. Dépêchez-vous de faire une offre, à ce prix-là, on ne sait jamais...!
(c) Crédit photo : F. Sabourin, août 2020.
Antoinette dans les Cévennes : qui fait l’âne fait la bête
Film de Caroline Vignal. Avec Laure Calamy, Benjamin Lavernhe, Olivia Côte… Envie de randonner sur le chemin de Stevenson dans les Cévennes avec un âne ? Attendez un peu avant de vous lancer.
Vaudeville néo-rural : Antoinette Lapouge (Laure Calamy), institutrice amoureuse du père d’une de ses élèves (Vladimir, interprété avec retenue par Benjamin Lavernhe), fait chanter par ses élèves à la fête de fin d’année Amoureuse, de Véronique Sanson. Stupéfaction dans la cour… Mais douche froide lorsque son amoureux lui annonce que finalement, la petite semaine qu’ils devaient passer ensemble ne se fera pas, Éléonore, sa femme (Olivia Côte) ne part finalement pas à l’Île de Ré mais a choisi pour toute la famille une traversée des Cévennes avec un âne. Qu’à cela ne tienne, Antoinette réserve à la dernière minute le même séjour et débarque à Monastier-sur-Gazeille au bord du GR70 dans la Haute-Loire, avec ses talons compensés et sa valise rose à roulettes… Après un premier dîner inquisiteur où elle apprend qu’elle est la seule à faire la traversée avec un âne (elle va rapidement comprendre pourquoi), la voilà partie dès le lendemain avec Patrick, l’âne qui lui est réservé, pour une « psy qu’âne analyse » avec les pieds, où la tête et le cœur vont tourner à plein régime, en même temps que les gags clownesques.
Antoinette et Modestine-Patrick : même combat. En 1879, l’Écossais Robert-Louis Stevenson se lance lui aussi sur les chemins des Cévennes avec une ânesse, Modestine, suite à ce qu’on nommerait aujourd’hui un chagrin d’amour. Il en tira Voyage avec un âne dans les Cévennes, devenu une sorte d’objet culte du marcheur dans ce superbe coin de France. Et dissuasif de marcher avec un tel animal, au passage… Antoinette va découvrir que ce qu’elle poursuit n’est pas plus important que ce qu’elle cherche, au fond : son unification après des années d’errance.
Dans le vaudeville, la femme trompée est souvent la clé d’un tournant irréparable : c’est Éléonore, femme de Vladimir, qui dans un formidable plan-séquence donne le dénouement de cette histoire entre les deux amants. Problème (en est-ce un ?), on n’est à ce moment-là de l’histoire qu’au beau milieu du film… Une fois éloignée de son mari l’encombrante maîtresse qui croyait bien faire, comme Caroline Vignal va-t-elle éviter les bâillements de ses spectateurs ?
En s’intéressant à l’intérieure d’Antoinette plutôt qu’à ses aspects extérieurs, pourtant burlesque, bien aidée par les deux ânes qui participent au tournage (un agressif, l’autre plus doux pour les moments « câlins »). Sans aller jusqu’à dire qu’elle signe un chef-d’œuvre, Caroline Vignal rend le propos plaisant jusqu’au bout de l’heure et demi d’un film qui remplit son rôle en cette rentrée cinématographique si particulière après six mois de disette. Beaucoup de choses y sont soignées, jusqu’aux seconds rôles qui valent largement des premiers dans des films moins bien ficelés. Antoinette dans les Cévennes, ça marche, et c’est le cas de le dire.
Sur les écrans depuis le 16 septembre.
Ça se lit aussi ici.
La lumière de la Charente existe
"La lumière de la Charente existe, sans pareille en France, même dans la Provence. Elle n'est pas traduisible en mots. Partout, on ne sait quoi d'ineffable baigne la nature ; l'homme aussi. (...) La lumière de la Charente est limitée à un petit espace. Un peu plus loin c'est un autre ciel et d'autres mœurs".
Jacques Chardonne, Le Bonheur de Barbezieux. (1938)
- Bayers -
- Verteuil-sur-Charente -
Photos (c) Fred Sabourin.
L’amitié, cette enfant du hasard (en slip)
« Dis papa, pourquoi tu as aimé ça être militaire ? À cause de cette caserne ? ». Pas facile d’expliquer à une enfant de 9 ans pourquoi un tel lieu – une ancienne caserne landaise reconvertit en cité administrative – suscite autant d’attrait, 24 ans plus tard, allant jusqu’à provoquer un détour de 48 km sur la route du retour des vacances... C’est d’autant plus étrange que l’accueil se faisait à l’époque où elle tournait à plein régime par un bâtiment nommé « Solférino » : le « gnouf » de la dite caserne. Pour les férus d’histoire, Solférino est le nom d’une bataille de la campagne d’Italie, le 24 juin 1859, en Lombardie. C’est aussi le nom d’une petite commune des Landes, à quelques kilomètres de là. Dans la caserne Bosquet, « Solférino » était le nom des geôles où les punis de la semaine allaient essayer de dormir quelques heures, roulés dans une couverture en laine kaki, avant d’être réveillés bien avant l’aube pour effectuer les fameux « TIG », travaux d’intérêts généraux. Bienvenue à bord, jeunes bleues-bites ! Vous saviez où vous mèneraient vos égarements en cas d’écarts de conduite…
La commune où se trouvent un père et sa fille ce jour nuageux mais chaud d’août est préfecture du département des Landes : Mont-de-Marsan. Une préfecture un peu isolée au milieu des bois, une petite cité aux allures de sous-préfecture, à peine desservie par le chemin de fer sur une voie unique et non électrifiée. Deux autoroutes passent au large, suffisamment pour faire hésiter le touriste à faire le crochet, réduisant les tentations de venir s’y perdre. Aucun véritable attrait patrimonial ou architectural en particulier, à moins de considérer que des arènes de tauromachie en soient. Des routes nationales s’en échappent en étoile, en direction de Dax, Agen, Pau et Bordeaux, fendant l’air chaud et humide entre les grands pins et les champs de maïs, à perte de vue. Mais revenons en arrière.
Un matin d’octobre 1996, plusieurs centaines de conscrits – c’était leur nom – ont convergé de la gare vers la caserne Bosquet, distante de deux bons kilomètres, pour y effectuer ce qu’on appelait encore leurs obligations militaires. C’était juste avant que Jacques Chirac ne signa la fin de la conscription, jugée inégalitaire, un brin dépassée et que les plus nantis fils à papa esquivaient joyeusement. Certains appelés y allaient cependant parfois avec entrain (rares mais il s’en trouvait). L’essentiel des conscrits ce jour-là affichait la mine timorée de ceux qui s’y résignent faute de mieux : quand faut y aller, faut y aller, et vivement la fin, bordel.
Vingt-quatre heures après le début, la scène est bien réelle et aurait été digne d’une chanson de Brel. Qu’on imagine une longue file d’attente de futurs paras en slips (vive l’armée française !), survêtements pliés sous le bras, la boule à zéro, attendant leur tour pour se faire injecter des doses de vaccins dans un couloir d’infirmerie au carrelage blanc comme un asile, éclairés de néons étincelants et sentant l’eau de javel. Au bout du couloir, un médecin-chef, à lui seul remède à n’importe quelle maladie tropicale ou équatoriale que ces appelés du contingent pourraient attraper dans d'exotiques contrées où les parachutistes coloniaux qu’ils allaient devenir étaient censés se rendre, un jour. Le capitaine médecin, flanqué de deux infirmiers, piquaient à tour de bras : fièvre jaune, typhoïde, tétanos et autres joyeusetés en guise de cocktail de bienvenue. Parmi les blancs becs, certains roulaient déjà des mécaniques, forts en gueule ; mais la plupart tentaient de regarder ailleurs en la bouclant. L’un d’entre eux tenait pourtant conversation civilisée avec un autre de ses semblables au sujet de livres. Oui, vous avez bien lu : de livres. Ça valait le coup de tendre l’oreille : il y avait donc ici un ou plusieurs extra-terrestres qui lisaient des livres ! Le contingent d’octobre, classiquement celui des étudiants, avait en effet mauvaise réputation : c’était celui des « intellos », propices à la contestation des ordres établis, propre à tenir tête, à dénoncer les ordres cons bref : des suspects qu'il convenait de maintenir dans le rang. Il s’approcha du gars dont il ignorait encore le nom et qui parlait de livres. Il disait « en emporter un partout quand il ne pouvait en emporter aucun autre », et qui, selon lui, pouvait être lu et relu sans lassitude. C’était L’Anthologie de la poésie française, par Georges Pompidou. Un trésor de la langue française en 450 pages serrées format livre de poche du normalien-banquier-Premier ministre-Président de la République. Prenant part à la conversation, il déclara avoir emporté pour sa part Céline, Voyage au bout de la nuit, dont il ne dépassa pas 50 pages, vu le programme annoncé. Dans cette infirmerie militaro-médicale, entre les pesées et prises de mesures, les piqûres les faisaient ressortir « bons pour le service » (mais de qui ?).
Le temps leur paru cependant trop court : 24 ans plus tard, ce conscrit anonyme ne le fut pas longtemps, il est devenu un ami, un camarade, un frère. Grâce à lui, sa vie fut probablement différente de ce qu’elle aurait pu être alors. Car à l’issue de ces quelques mois de campagne – qu’il serait trop long ici et maintenant de détailler – le lecteur de Pompidou lui fit découvrir sa montagne favorite à quelques kilomètres de « Bosquet » : la vallée d’Ossau en Pyrénées, dont il n’est jamais vraiment redescendu. Il est des lubies qui prennent parfois leur source dans les hasards de l’existence. Celle-ci en est l’enfant, devenu adulte (24 ans donc) qu’il était temps de présenter au prolongement de sa propre existence, questionnant de ses grands yeux bleus ces vieilles coutumes viriles si étranges.
Il en va ainsi de l’amitié : elle naît du hasard et des coïncidences, sans qu’on ne l’ait ni voulue ni calculée.
Tranquillement assis à l’ombre des grands platanes qu’il avait connu et ramassé les feuilles, automne 96 ; le derrière dans l’herbe rase entourant la médiathèque montoise tout de verre et d’acier qui trône à présent dans l’ancienne cour de la caserne – dont subsistent la plupart des bâtiments et les fameux platanes bordant les anciennes allées qui résonnent encore de leurs chants de « l’ordre serré » ; ils ont parlé de ce temps lointain qui ne reviendra plus, mais demeure vivant par ce qu’il y fit et vécu. De ce qu’il en a conservé, aussi. Car demeurait la question du début : « pourquoi tu as tant aimé être ici ? », insistait-elle auprès de son père, en mastiquant un sandwich rôti de porc-mayonnaise-cornichons.
« Parce que je m’y suis fait un Ami, ma petite, que tu connais d’ailleurs », répondit-il. « Et que cette amitié n’a pas de prix ». Voilà la leçon du jour, jeune padawan. Retiens-là, et fais de même, si tu peux.
"Il faut à l'amitié beaucoup de temps ; elle a besoin d'être incorporée et sans doute nouée dans l'enfance. Elle m'a détaché de l'humanité et de son avenir. Mais peu m'importent aussi les folies de l'humanité. Je pense qu'elle produira toujours de ces êtres rares auxquels on peut s'attacher, et cela suffit".
(Jacques Chardonne, Le Bonheur de Barbezieux. 1934).
Gargilesse-Dampierre : quelques grammes de romantisme et impressionnisme en Berry - Creuse
- Gargilesse-Dampierre ; peintures de la crypte XIIIe - XVIe s. -
Niché à la confluence de deux rivières qui prennent leur temps, la Gargilesse et la Dampierre, Gargilesse-Dampierre accroche à son paletot le privilège de faire partie des 400 "Plus beaux villages de France". Ce titre n'est pas usurpé.
Sur le chemin de Saint-Jacques-ce-Compostelle, la commune abrite un château XIIe - XVIIe siècle (hélas fermé actuellement cause Covid...) ; des ruelles en pentes aux maisons accrochées à leurs flancs ; et surtout l'église Saint-Laurent-Notre-Dame et sa crypte ornée de peintures du XIIIe et XVIe siècle remarquables.
En 1857, accompagné d'Alexandre Manceau, George Sand découvre Gargilesse-Dampierre. Un mois plus tard, elle acquit une petite maison dans le cœur du bourg, qu'elle nommera "Algira". Dans son sillage, elle entraîna des peintres impressionnistes, à juste titre impressionnés par le site, ainsi que celui de Crozant à quelques kilomètres plus au sud, accroché aux méandres de la Creuse. Dès le début des années 1820, Jules Dupré, Georges de Lafage-Laujol y plantèrent leurs chevalets. Suivront (entre autres) Armand Guillaumin, Paul Madeline, Léon Detroy, Ernest Hareux, Gustave-Eugène Castan, Alfred Smith, le surréaliste Francis Picabia ; mais aussi Claude Monet (à Fresselines, à l'invitation de l'écrivain et poète Maurice Rollinat) y vinrent grâce au train qui reliait ce coin du Berry voisin de la Creuse en 7 heures depuis les gares d'Austerlitz ou d'Orsay.
Les rives des deux Creuses (Grande et Petite Creuse), de la Sédelle et de la Gargilesse, vont inspirer ces peintres et donner son nom à l'école de Crozant. On peut visiter le Centre d'interprétation des peintres de la vallée de la Creuse - Hôtel Lépinat, situé dans l'ancienne auberge tenue par "la mère Lépinat", aubergiste des peintres (à Crozant), qui se mettait en quatre pour que ces messieurs soient aux petits soins. À Fresselines, les ateliers et galeries d'art et de l'Espace Monet-Rollinat complètent la visite de ce charmant bourg creusois.
Un chouette coin de France, à l'écart des modes - s'en plaindra-t-on ? non, pas vraiment - des flux et des hordes touristiques en pantacourts et sandales quechua ; un petit coin de paradis pour les vivants qui ont les yeux, les oreilles et le nez grands ouverts aux sensations, aux impressions, au calme et au silence d'une nature sauvage envoûtante au possible...
- Crozant depuis le rocher des Fileuses ; église St-Laurent-Notre-Dame de Gargilesse ; cimetière de Gargilesse -
Été 85 : j'irai danser sur ta tombe...
Les histoires d’amour finissent mal, en générale… François Ozon adapte un roman de l’écrivain anglais Aidan Chambers, La Danse du coucou (Dance on my Grave), paru en France en 1983, qu’il vaut mieux traduire par « danse sur ma tombe ». Un roman qui, dit-il, l’avait fortement marqué.
C’est l’été, en 1985. Alors que Taxi Girl cherche le garçon depuis un an, Alex (Félix Lefebvre) se cherche lui-même sans se trouver vraiment. Sa rencontre fortuite avec David (Benjamin Voisin) à la suite du chavirage d’un petit dériveur où il a trouvé refuge sans se méfier de l’orage qui monte, au large du Tréport, va tout emporter. Après l’avoir remorqué, David emmène Alex prendre un bon bain chaud et des vêtements secs chez sa mère (Valéria Bruni Tedeschi). Instantanément, il chavire pour le jeune Alex. Durant 6 semaines, jusqu’à l’issue fatale dévoilée dès l’ouverture du film par Alex lui-même, menotté au poignet d’un gendarme dans le couloir d’un tribunal, les deux garçons sont vivre une forte attraction, une histoire passionnelle, jusqu’au désastre.
François Ozon caresse avec douceur dans une lumière de bord de mer où rien des symboles des années 80 ne manque – mention spéciale pour la bande-son qui ravira les quadras-quinquas - les corps et tempéraments de ces deux jeunes adultes à peine sorti de l’adolescence. L’effet est saisissant dès les premiers plans, grâce à une image traitée façon pellicule, donnant du grain (à moudre) au spectateur dont certains peuvent voir dans Été 85 un teen-movie dont il emprunterait, paraît-il, les codes. Rien n’est moins sûr.
Père récemment décédé et mère juive un poil envahissante pour l’un (David) ; père certes présent mais complètement à côté de la plaque et mère inquiète du devenir de son petit qu’elle ne voit pas grandir pour l’autre (Alex), le film emprunte aussi les chemins de traverse de la post-adolescence où la fureur de vivre prend sa source dans un passé familial sur lequel les deux jeunes semblent surfer, mais qui les rattrape au détour de quelques scènes finement pensées. De là surgira la promesse : si l’un de nous deux venait à mourir le premier, le survivant promet d’aller… danser sur sa tombe.
Si l’on songea, avant d’aller voir le film, aux ambiguïtés filmées par André Téchniné avec Quand on a 17 ans, (2016, avec Kacey Mottet Klein, Corentin Fila), ou aux Roseaux sauvages en 1994 (avec Gaël Morel, Stéphane Rideau, Élodie Bouchez), une fois au cœur d’Été 85 rien de semblable finalement. La première partie est véritablement lumineuse, joyeuse, « et en même temps » tragique puisque le drame nous était annoncé dès le début. Ozon a néanmoins le bon goût de ménager le suspense jusqu’au bout, à l’issue d’une seconde partie qui perd un peu en intensité après l’absence de David (Benjamin Voisin), qu’on espère revoir bien vite !
Demeure longtemps après le générique de fin l’intense questionnement de cette jeunesse folle d’elle-même, amoureuse de vivre à en mourir, prête à tout pour essayer, si possible, de prendre son envol en donnant tout, jusqu’à la vie. Sans penser que la pesanteur, elle aussi, peut rejoindre la grâce et clouer au sol ces albatros d’une insolente jeunesse…
Été 85, de François Ozon. 1h40. Avec : Félix Lefebvre, Benjamin Voisin, Philippine Velge, Valeria Bruni Tedeschi, Melvil Poupaud, Isabelle Nanty. Sortie le 14 juillet 2020.
Au delà des lignes
C'était un peu comme de retrouver un être cher après une (trop) longue absence : espérées, attendues, désirées, ces retrouvailles avec les Pyrénées étaient aussi un peu craintes. Sept mois depuis la dernière sortie, au même endroit – une coïncidence - après la nuit dans un frigo nommé cabane de Quioulès en novembre dernier (4° au réveil à 7h)… Cette Ariège méconnue - la montagne dite d'Aston, du nom d’un village légèrement situé aux marges de la RN20 qui file plein sud direction l’Andorre en traversant des contrées exotiques (1) - était le parfait théâtre d’une opération dégourdissement des jambes, le temps d'une escapade à quatre hardis et fières pyrénéistes. Aston, c’est aussi le nom du torrent qui dévale de cette montagne émergeant tel un mur et qui paraît, comme souvent dans les Pyrénées, infranchissable.
Il faut aller au bout du bout de la route, qui serpente le long du torrent d’Aston donc, dévalant d’une retenue d’eau (barrage de Riète) près de laquelle se trouve la centrale de Laparan, qui récolte les eaux de l’étang du même nom, plus haut vers le sud-est. Il faut monter dru dans un sous-bois de hêtres, de chênes - plus rares - et de quelques résineux. Au sortir de cet étage montagnard, une passerelle enjambe le torrent, on passe sous une conduite forcée puis on remonte vers l’ouest près du torrent de la Sabine : on entre alors dans l’étage subalpin. La cabane de Quioulès est toujours là, elle semble moins frigorifique qu’en novembre dernier ; mais ça n’est pas encore là le terminus. Tout juste le temps d’une légère collation, c’est vers la cabane de la Sabine que nous pas nous dirigent, dans un paysage odorant de pins, genévriers, rhododendrons, et toute une magie de fleurs de saison (lys, orchidées etc.) qu’il fut plaisant de contempler.
Cette cabane est toute petite, divisée en deux parties, et dont le toit, végétalisé, la fait se fondre littéralement dans le paysage. La partie la plus « grande » est composée de deux bat-flancs sommaires où l’on peut coucher sur chacun à deux, peut-être trois en se serrant bien et si les gabarits le permettent. Une cheminée et quelques « placards » suspendus, deux bancs fixés dans les murs complètent son sobre confort. C’est bien assez pour le repos des pyrénéistes... Malheureusement – si l’on peut dire – trois gaillards équipés de cannes à pêche sont arrivés avant nous, et il nous faudra compter sur l’étroite annexe, plus basse et nettement plus sommaire. Nos hôtes – ils sont Ariégeois et du coin – nous montrerons que la solidarité montagnarde n’est pas encore tout à fait un vain mot : ils se serreront pour laisser l’un des membres de notre équipage dormir dans la grande partie avec eux, nous permettant de passer une nuit pas trop dégueulasse.
Il faut s’élever encore davantage de la Sabine (1981 mètres) dans une forte pente herbeuse et caillouteuse par moment pour atteindre une sorte de col sans nom, et finir tranquillement jusqu’au sommet du Pic de la Sabine, seulement 2561 mètres mais dominant son entourage tout en défiant le Pic de Thoumasset (2700 mètres), seul « seigneur » du lieu. Du sommet, le panorama, sans être le plus époustouflant des Pyrénées, n’en demeure pas moins surprenant : comme souvent en Ariège, les charmes de cette montagne âpre, rude, très pentue et souvent couverte d’épines, ne se laissent admirer qu’aux prix de longs efforts, de passages dans des paysages où l’on ne serait pas surpris de voir surgir l’ours, entre autres…
Après une nuit réparatrice à la cabane de la Sabine, où il ne fait même pas froid, quasiment sans humidité du matin, nos pas nous dirigent entre rhododendrons et ruisseau frais, sur un replat spongieux où paresse le ruisseau de Soulanet (qui descend de l’étang du même nom), pour attraper une sorte de petit col rond comme la commissure de l’épaule et du cou. Là, c’est un autre ruisseau – la Coume de Seignac – qui indique le sens de la descente, parfois parmi une végétation luxuriante où nous croisons encore fleurs de lys, orchidées et les gentianes des Pyrénées, pas encore en fleur mais ce sera pour bientôt. Les rhodos nous griffent les jambes, comme si ils voulaient nous rappeler que la montagne, ça fouette le sang. À l’orée de la cabane de Bela (environ 1800 m) nous apercevons celle de Quioulès, en contrebas déjà. Dans deux heures et demie nous serons près de la centrale de Laparan et déjà s’achèvera cette virée virile au creux d’une montagne sensuelle, mais pas sans suite.
(1) Tarascon-sur-Ariège, Ussat-les-Bains, Les Cabannes, Albiès, Luzenac, Ax-les-Thermes, Mérens-les-Vals, l'Hospitalet-près-l'Andorre...
Ruisseau de la Sabine - #Quioulès - #Aston - #Ariège
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Photos (c) F.S. Nikon D300. Focale 10-24 mm.