Papicha lève le voile sur la liberté chèrement disputée
Le premier long métrage de Mounia Meddour met en scène, sur fond d’Algérie au début de sa plongée dans la décennie noire, l’histoire d’une jeune étudiante de français qui se rêve styliste. Pendant que les murs s’élèvent autour de la liberté de ces Algériennes, elle invente avec insolence, énergie farouche et une bonne dose d’inconscience, une vie où les étoffes habilleraient les « papichas », les jolies jeunes filles algéroises.
« Couvre-toi avant qu’un linceul ne le fasse ! » intime l’ordre des milices islamistes sur des affiches collées sur les murs d’Alger. Nedjma, étudiante habitant la cité universitaire, rêve de devenir styliste, autant dire que ça n’est guère dans le vent du climat ambiant plus enclin à élever des murs et voiler les femmes. À la nuit tombée, Nedjma et son amie Wassila se faufilent à travers le grillage de la cité et rejoignent leurs meilleures copines dans les boîtes de nuit où elle vend ses créations aux autres papichas. La situation politique et sociale de ce début des années 90 ne cesse de se dégrader, la guerre civile va ravager le pays pendant près de dix ans. Avec une énergie frénétique, Nedjma refuse cette fatalité allant même jusqu’à imaginer un défilé de mode dans l’enceinte de la cité-U, au mépris du danger.
Pas un plan sans l’actrice autour de duquel tourne Papicha, Lyna Khoudri, héroïne enragée qui voit ses rêves brisés par les apôtres de la haine qui cherchent à couvrir de voiles les femmes qui ne souhaitent que vivre libres et vêtues d’étoffes à leur goût. Avec une mise en scène au parti pris audacieux autant que systématique de plans très courts et très serrés – au risque de donner le tournis au spectateur et l’étouffer un brin – Mounia Meddour atteint son objectif : montrer la perte progressive de liberté de ces Algéroises pourtant si vivantes. Autour d’elles, les murs de leurs chambres de la cité-U autant que ceux que les nouveaux propagateurs d’un ordre moral et religieux fanatique montent et se rapprochent progressivement. Mais sans parvenir à étouffer totalement l’acharnement, la rage et le panache de Nedjma et ses copines, qui, grâce à ce défilé de mode qui aura bien lieu, ouvre une brèche salutaire dans l’enfermement dans lequel on veut les confiner.
L'ironie affleure aussi parfois, malgré la densité et la gravité du film, notamment grâce au détournement du haïk – pièce d’étoffe de cinq mètres de long, vêtement traditionnel des femmes algériennes – en objet de mode grâce à d’ingénieuses retouches et pliures. Tout le contraire du hidjab que veulent leur imposer les émiratis de la péninsule arabique…
Papicha, récompensé au Festival du Film Francophone d’Angoulême pour son scénario, son actrice et par le prix du public, qui ne s’y est pas trompé, trouve sa cible et claque dans la figure comme un film manifeste. Cela n’est probablement pas du goût des autorités algériennes qui l’ont interdit de projection lors d’un avant-première qui devait avoir lieu le 21 septembre dernier – sans explication – mais ne l’empêche pas malgré tout d’être sélectionné pour l’Oscar du meilleur film en langue étrangère. Difficile pourtant d’ignorer le contenu du film, tourné à Alger avec toutes les autorisations du ministère de la Culture.
Quoiqu’il en soit Papicha demeure probablement un des meilleurs films sur les écrans en cet automne 2019, dans lequel Mounia Meddour, qui a fuit l’Algérie au début des années 90, oppose aux violences misogynes la résistance par la couture et magnifie par les étoffes les corps de femmes que les islamistes s’efforcent d’anéantir.
F.S.
Papicha, de Mounia Meddour. Avec : Lyna Khoudri, Shirine Boutella, Amira Hilda Douaouda. 1h45. Sortie le 9 octobre. |
Alice et le maire, ou l’évanescence de la pensée en politique
Le second film de Nicolas Pariser (1) met en scène Paul Théraneau, maire de Lyon, aux prises avec l’évanouissement progressif de ce qui a fait de lui un conquérant du pouvoir, un édile innovateur et bourré d’idées. Rincé par trente ans de vie politique à serrer des mains, signer des parapheurs et prononcer des discours aux inaugurations de chrysanthèmes, il est à court d’idées. Il engage une jeune normalienne philosophe et finement lettrée pour tenter de lui redonner l’envie de penser, ce qu’il n’a plus le temps de faire, dévoré par le tourbillon de l’action permanente et la vacuité de la novlangue de ses conseillers. Las, la désillusion, de part et d’autre de ces deux touchants personnages, auront raison de l’action, au profit – c’est heureux et si rare – de la pensée qui normalement la précède.
Le film s’ouvre sur une scène étonnante où la collaboratrice de cabinet Mélinda (Nora Hamzawi) explique à Alice Heimann qui vient d’être engagée (Anaïs Demoustier) son travail auprès du maire de Lyon (Fabrice Luchini) : « Ton boulot, c’est de prendre du recul ». « Ce n’est pas un travail, ça » répond surprise Alice qui n’y connait rien à la politique et se demande pourquoi on l’a fait venir dans cette « lyonnaiserie ». Mais sa force c’est de savoir cerner et penser les enjeux contemporains. Elle fait ce que la quasi-totalité des politiques ne savent plus faire : penser avant d’agir, quitte à être un brin théorique, et c’est un risque à prendre.
D’abord peu à l’aise au sein d’un cabinet bien campé par des seconds rôles efficaces – une directrice de cabinet aussi raide que dévouée à la cause du gourou (Léonie Simaga), des chargés de com’ sanglés dans leurs costards bleu marine code couleur de gauche comme de droite – Alice se fond peu à peu dans le rôle qu’on attend d’elle : penser, et faire penser le maire. Sa première note rédigée, ironiquement a pour thème la modestie (un régal). Elle épouse l’agenda de dingue de Paul Théraneau/Fabrice Luchini, commence une conversation entre deux portes, la poursuit dans les déplacements en voiture et la clôt le soir tard dans son bureau.
Tout oppose ces deux personnages, si ce n’est la solitude et l’impression d’être à un tournant de leur vie. Paul Théraneau en vieux lion lessivé qui aimerait bien quand même tenter un dernier coup (devenir premier secrétaire du PS et briguer la présidence de la République) ; Alice Heimann en jeune femme d’une génération tiraillée par l’inquiétude, sans véritable envie ni projet, qui a prolongé au maximum ses études autant par scepticisme envers le monde adulte autant que pour ne pas avoir à penser la suite de sa vie justement.
Et ça n’est pas le moindre intérêt d’Alice et le maire de Nicolas Pariser : grâce à la rencontre platonique de ces deux roseaux pensants perdus dans leurs univers respectifs, le film donne à penser sur l’articulation entre réflexion et action, entre théorie et pratique du réel, et crise actuelle de la démocratie.
Une hauteur de vue, un recul et une réflexion au quotidien qui manquent cruellement aux hommes et femmes politiques de nos jours, justement, dont la vacuité des discours et l’inefficacité de leur action se noient dans l’évanescence et le scepticisme ambiant.
« Je préfère recourir à la tradition philosophique plutôt qu’à un coach » dira Paul Théraneau/Fabrice Luchini avec ce qui lui reste de lucidité lors de leur premier rendez-vous. Avec une certaine légèreté, la précision des dialogues finement ciselés et de la fluidité dans le récit, Alice et le maire offre aux spectateurs une réflexion charmante et pas du tout ennuyeuse de la vie politique contemporaine, aux antipodes de celle-ci dans le réel, justement.
F.S.
(1) Le Grand jeu en 2015, sur l’affaire de Tarnac.
D'autres chroniques cinéma à lire ici : Au nom de la terre (Édouard Bergeron) / Ceux qui travaillent (Antoine Russbach) / Deux moi (Cédric Klapisch) / Once upon a time in Hollywood (Quentin Tarantino) / Une fille facile (Rebecca Zlotowski). |
Chirac : « Ah tiens ! Il y a même des jeunes »
Le souvenir remonte au printemps 1995, à Poitiers. C’était pendant la campagne pour l’élection présidentielle, Jacques Chirac commençait tout juste à remonter la pente face à Edouard Balladur (qu’il appelait Ballamou) qui avait dans un premier temps cartonné dans les sondages, au point que beaucoup le voyaient déjà à l’Élysée. J’étais étudiant en licence d’histoire à la fac de Poitiers, je rêvais de Sciences-Po, avec quelques copains nous « faisions de la politique », en trainant dans les meetings ou en collant des autocollants pour un syndicat étudiant bien à droite… J’avais poussé le vice jusqu’à m’inscrire aux « RPR-Jeunes », comme on disait à l’époque. Dans les amphis de la très gauchisante fac d’histoire, autant dire que je détonnais sévère, en veste Barbour sur chemises vichy, avec ma carte du RPR dans la poche et arborant parfois une croix de Lorraine au revers du col… Un étudiant en droit qui se serait égaré dans les sciences-humaines. J’assume, comme dirait l’autre.
Chirac était annoncé en meeting à côté de Poitiers, à St-Benoît il me semble, mais peu importe. C’était à quelques encablures du centre-ville de Poitiers, ça c’est certain, et nous étions quelques-uns à chercher une bagnole pour nous y rendre. Au culot, j’ai poussé la porte du siège du RPR local, demandant si, par hasard, il n’y aurait pas quelqu’un qui… Et on m’a dit : « oui, il y a quelqu’un qui ». Il restait une place libre dans une voiture où serait aussi Yves Guéna, ancien résistant, ancien ministre sous de Gaulle puis Pompidou et à l’époque encore maire de Périgueux. Que faisait-il à Poitiers à ce moment-là, je ne me souviens plus, mais enfin je pouvais aller à ce meeting dans une bagnole du cortège officiel, je n’allais pas dire non.
Le jour J à l’heure dite, je me pointe au lieu de rendez-vous, et nous voilà partis à l’aéroport de Poitiers Biard, où l’on fait le pied de grue en attendant « Chirac ». Il y a là beaucoup d’hommes en costards et des cheveux gris, peu de femmes, ça clope de partout et ça rigole, il règne une ambiance un peu bizarre d’excitation d’avant match, tout le monde semble se connaître comme à une réunion de famille. Là encore, je détonnais un peu dans le paysage, mais personne ne prête véritablement attention à l’intrus. Je suis le seul « jeune », les autres sont sur le lieu du meeting pour chauffer la salle. Il y a quand même un type de cinq ou six ans de plus que moi pour faire la jonction entre les quinquas et sexas, et moi, à peine 22 ans.
Enfin arrive l’avion, je ne me souviens plus quel modèle d’ailleurs mais probablement genre Falcon ou Jet. Chirac arrive, à grandes enjambées évidemment, serrant des mains par-ci, claquant des bises par-là, de bourrades dans le dos, à grands coups de « Bonjour ! Tiens, comment ça va ? ». Je suis un peu en arrière de la mêlée, j’essaie de m’approcher le plus possible, ça s’agite beaucoup autour de lui. Je suis surtout un peu penaud de me trouver là, je ne sais pas trop comment faire ni où me placer, j’ai le sentiment mélangé de ne pas être à ma place et pourtant très excité à l’idée d’assister à un moment unique. Naturellement, à l’époque, pas d’appareil photo ni de smartphone pour immortaliser l’évènement. On profite des choses avec ses yeux et son cerveau, point. Alors qu’il s’apprête à passer aux toilettes suivi par une collaboratrice de cabinet qui tient une chemise propre pliée sous le bras, il m’avise de son œil d’aigle et fend une partie de l’aréopage qui l’entoure pour venir vers moi, juste avant d’entrer. Il me tend la main, plante ses yeux dans les miens et dit, à la cantonade pour que tout le monde entende : « Ah ! Tiens ! Il y a même des jeunes ! Ça va ? » me dit-il. Je bredouille confusément : « Euh… Oui, oui… ça va très bien puisque je vous vois » ou un truc complètement raté dans ce genre-là. Il me claque l’épaule comme à un vieux copain puis tourne les talons et s’engouffre dans les toilettes dont il ressort à peine cinq minutes plus tard, une nouvelle chemise sur le dos, la veste à la main ; et tout le monde s’agite de nouveau pour monter dans les bagnoles du cortège officiel, vite, vite. Celui-ci va filer à toutes blindes escorté par les motards en direction du lieu du meeting, où deux copains m’attendent (comment sont-ils venus, eux ? Mystère). Des copains un peu félon sur les bords d’ailleurs puisque quelques semaines auparavant, ils soutenaient encore Balladur. Mais passons, nous n’en étions plus aux règlements de comptes.
Arrivés sur place, les portières claques dans tous les sens, j’ai à peine le temps de saluer et remercier mon chauffeur et les autres passagers du véhicule (dont Guéna qui me remarque à peine), puis dans une cohue indescriptible nous rentrons par la porte de derrière sur le lieu du meeting. J’atteins la salle à l’ambiance surchauffée qui scande : « Chi-rac Président ! Chi-rac Président ! Chi-rac Président ! ». Ça n’est pas mon premier meeting, non, mais c’est un des meilleurs, je ne touche plus le sol, nous sommes électrisés par cette ambiance de grand’messe en beaucoup plus fun. Mes deux copains sont surexcités et tentent de l’approcher à la fin quand il serre des mains à tour de bras, en se planquant derrière des plantes vertes et font glisser les pots sur le sol pour essayer de s’approcher « discrètement ». On se retrouve dehors sans comprendre comment, avec les pots de plantes d’ailleurs…
Je n’entrerai ensuite jamais Sciences-Po, j’abandonnerai toutes velléités d’action politique, ne reprendrai timidement une carte qu’en mai 2007 après l’élection de Sarko (chez le Béarnais résistant…), mais j’ai toujours gardé en mémoire le souvenir de cette folle soirée, où, un peu comme un gamin, j’étais content d’avoir serré la main de « Chirac », qui m’avait parlé.
F.S. 26/09/2019
Il nous disait toujours d’où venait le vent...
Ma chère fille,
Aujourd’hui sous les voûtes d’une cathédrale romane dont je connais par cœur chaque cm², nous avons célébré – hasard du calendrier le jour de ton anniversaire - les obsèques du père d'un ami de trente-cinq ans, un chirurgien mort d'un cancer à septante et un ans. Il avait quatre enfants, dont ce vieux copain, et quatre petits enfants. Pléthore d’amis et de connaissances. C'était émouvant, naturellement. Au début de la messe, sa fille aînée - professeur de lettres - a lu un très bel éloge écrit de sa main. Évoquant notamment les souvenirs dans la maison familiale de vacances sur l'île d'Oléron, « son île » où il se ressourçait ; son affection pour l'océan, les embruns, les baignades, les grandes marées du mois d'octobre, les huitres… Elle a dit évoquant les points cardinaux : "Il nous disait toujours d'où venait le vent". Dès la troisième minute de la messe, cette petite phrase a fait l’effet d’un KO debout. On pouvait rentrer aux vestiaires, l’essentiel était dit.
"Il nous disait toujours d'où venait le vent". Et nous étions en apnée. Me sont venues en mémoire toutes ces choses de la vie en apparence futiles mais si importantes pour peu qu’on se laisse transporter par elles, dans une sorte de transmission intemporelle que le souvenir n’efface jamais. Des choses et des moments que nous essayons de partager ensuite avec nos propres enfants : le sens du vent ; l’odeur de la pluie ; les marrons brillants quand revient l'automne et qu’on fourre dans nos poches ; les traits biscornus rouges et jaunes, les taches blanches et vertes des forêts et des champs d’une carte routière ; l'odeur âcre d’un feu de bois accrochée à un vieux pull ; où et comment poussent les champignons ; les couchers de soleil qui se reflètent sur les lacs de montagne en plein été, ou dans le flux et le reflux des marées de l’Atlantique ; la texture grasse et visqueuse d'une ablette sortie toute fraîche d’une rivière ; la chaleur d’un poulet du dimanche rapporté de la rôtisserie du marché ; le sable sous les pieds en rentrant de la plage, et le sel sur les lèvres grillées de soleil ; les lumières d’une autoroute la nuit ; le fumet des crêpes et de la confiture de mirabelles une fin de dimanche d’hiver en rentrant de promenade ; le craquement sec d’une noix écrasée dans ses mains...
"Il nous disait toujours d'où venait le vent". C'est très poétique comme expression, très "français", dans cette langue de Molière à qui il ne manque que la musique d'un Lully pour transcender nos vies faites de plaies et de bosses, des vies entre gris clair et gris foncé.
Alors que nous célébrions ces obsèques, moment pas très joyeux on l’aura compris, à 11h23 j’ai senti mon portable vibrer dans ma poche. L’agenda… 11h23, il y a 8 ans, c'était ton premier souffle sur cette terre, ton premier cri de délivrance, et ton parrain n'est autre que ce fils-là dont le père est entré dans le Royaume ce jour-même. Drôle de hasard. Étrange moment. Où passe le temps ?
Un jour si ça tombe (mais le plus tard possible quand même) nos fils, nos filles, diront peut-être avec cette part de tristesse et de joie mêlées à propos de leurs pères : "Il nous disait toujours d'où venait le vent"... Ça ne sert à rien, en apparence. Cela semble futile. Le vent peut bien souffler où il veut, pourquoi s’encombrer la tête avec des choses pareil ? C’est du vent, c’est tout. Mais comme lui, justement, nous n'aurons fait que passer...
F.S. 23 et 24/09/2019
Une Fille facile : un conte cruel de fin d’été, sur la plage abandonnée…
De Rebecca Zlotowski. Avec : Mina Farid, Zahia Dehar, Benoît Magimel… 1h32.
Pour son quatrième long-métrage, Rebecca Zlotowski signe avec Une Fille facile un film sensuel, suave dans lequel deux jeunes femmes de 16 et 22 ans croquent la pomme du désir, de la séduction et de la convoitise à Cannes le temps d’un été. Avec l’ex escort-girl Zahia au physique proche de ce que fut Brigitte Bardot en son temps, et la candeur tout autant que le sérieux de la jeune première Mina Farid. Troublant, et envoûtant.
Dès le début d’Une Fille facile, Rebecca Zlotowski (1) plonge le spectateur dans l’univers d’un conte cruel où l’on sent que l’illusion va servir de trame à une lutte interne toute autant qu’une lutte extérieure pour posséder ce qui est beau, et les signes extérieurs de richesse accompagnent cette beauté illusoire. L’emballage est on ne peut plus séduisant : la côte cannoise et sa lumière crue ; le physique de l’actrice principale Zahia Dehar…
Le film commence fin juin, à la fin des cours. La jeune Naïma (Mina Farid) fête ses 16 ans avec ses potes du lycée, dont le (ou la ?) très énigmatique « Dodo » (Lakdhar Dridi). Sa cousine Sofia (Zahia Dehar) débarque chez elle quasiment sans prévenir, gonflée du désir de vivre, de sexualité libérée et du regard des hommes. Elle va promener sa chute de reins vertigineuse avec sa jeune cousine sur la Croisette dans des tenues époustouflantes, de plages en plages et de boîtes de nuit en boîtes de nuit. À force d’écumer le bord de mer en tortillant des fesses, elles rencontrent Andres (Nuno Lopes) et Philippe (Benoît Magimel), un collectionneur d’art et son entremetteur qui ne tardent pas à les faire monter sur leur yacht. Sofia détourne peu à peu l’adolescente de sa réalité quotidienne, lui ouvrant un monde où le luxe, l’opulence, la haute couture et les objets de luxe se monnaient contre du sexe. Cette monnaie d’échange attire Naïma autant qu’elle la redoute, pas encore suffisamment prête à emboîter le pas de sa cousine, dont les courbes insolentes et le verbe indolent font irrémédiablement penser à Brigitte Bardot dans Et Dieu créa la femme de Roger Vadim et davantage encore Le Mépris de J-L. Godard ("et mes cuisses, tu les aimes mes cuisses ?").
Il semble loin, le temps où Zahia Dehar était la risée de la presse people pour ses frasques d’escort-girl dans le milieu du foot ! En lui offrant le rôle principal d’Une Fille facile, Rebecca Zlotowski prend un audacieux pari : faire de ce mannequin une actrice au jeu, à la fantaisie et la sensualité proche de ce que fut Bardot à ses débuts. Mais en modernisant le personnage : elle possède les codes et tous les attributs contemporains tout en conservant ce qui fit le succès déroutant de « Brigitte » dans les années 50. La sophistication et le naturel mêlé, qui faisaient tourner le regard des hommes en jouant de leur désir, pour mieux les posséder, eux qui croient en leur capacité de possession. Conte cruel d’une adolescence qui ne passe pas et d’un début d’âge adulte où la liberté s’acquiert chèrement, Une Fille facile est un film à étages, comme les plans imaginés par sa réalisatrice, que l’on monte ou descend selon qu’on est riche ou pauvre, parvenue ou éblouie par le luxe et la vie facile, un monde fait exclusivement d’apparences. « Ça te plairait pas d’être une chatte ? » demande Sofia à sa cousine en train de cuire du riz le plus naturellement du monde. Drôle de question en vérité, mais Sofia fait néanmoins preuve d’une certaine « sagesse » quand elle déclare à sa jeune cousine que « Moi l’amour ne m’intéresse pas – Tout le monde s’intéresse à l’amour ! (Neïma). Pas moi. Moi ce que j’aime, c’est les sensations, l’aventure. Pour moi les sentiments ça ne compte pas du tout, Tu veux que je te donne un conseil ? On doit jamais rien attendre, on doit tout provoquer par nous mêmes, tu comprends ? ».
« Est beau ce qu’on n’a pas envie de posséder, mais d’admirer », dira Benoît Magimel qui joue Philippe, un homme mélancolique tout à la solde du richissime Andres, collectionneur d’œuvres d’art autant que de femmes. C’est sur ce fil tendu entre le désir des hommes et ce que les femmes peuvent leur offrir que jouent Zahia Dehar et Mina Farid. Jusqu’à la rupture. « Elle était partie comme elle était arrivée, sans s’annoncer. Comme une fin de saison. On sait que ça va arriver mais on ne s’en rend compte que le jour d’après » (Mina Farid, alias Neïma). Sofia – la sirène ? - disparaît et le conte se referme, la réalité reprend le pas sur l’illusion. Si celle-ci fait passer au spectateur un bien agréable moment grâce à une belle mise en scène et une lumière méditerranéenne à crever les yeux, elle n’a rien de comique. Elle accentue la cruauté d’un monde qui n’a rien d’imaginaire : beaucoup de jeunes femmes contemporaines des actrices du film en rêvent, et sont prêtes à tout pour y parvenir…
F. S.
(1) Belle épine en 2011 sélectionné pour la Semaine de la Critique à Cannes et César du Meilleur espoir féminin pour Léa Seydoux. Grand Central en 2013 sélectionné pour Un Certain regard à Cannes également. Planétarium en 2015.
6 ans 8 jours et 45 minutes
Très exactement 6 ans, 8 jours et 45 mn séparent ces deux photos prises au sommet du Pic d'Ariel (2824m) en vallée d'Ossau, avec le même appareil, le même objectif (un grand angle 10-24mm) et quasiment le même cadrage. On y reconnait le Palas (à g. 2990m) et le Balaïtous (à d. 3144 m). 2013, c'est la dernière année où les cumuls de neige ont atteint des records permettant la subsistance de celle-ci jusqu'en plein cœur de l'été (il "restait" encore 7 m au col du Tourmalet le 21 juin quelques semaines avant le passage du Tour de France…). Je le redis cette année, la sécheresse est visible et très intense dans les Pyrénées (malgré les fortes pluies de ce jour notamment dans les Hautes-Pyrénées et en Ariège), y compris dans cette partie-là d'ordinaire très arrosée l'hiver et au printemps.
Tous les matins du monde (ne vaudront jamais celui-ci)
Il y a des matins. Des matins difficiles, des matins chagrins, des matins du bon pied, des matins du mauvais pied. Des matins à pied d’œuvre, des matins sans espoir, des matins à se recoucher. Il y a des bons matins. Il y a des « encore un matin, un matin pour rien, une argile au creux de nos mains ». Il y a des matins de fin de mauvaises nuits, des matins d’insomnies, des matins de génie. Il y a des matins où l’on ne voit rien et des matins où l’on voit bien, des matins sans problèmes. Des matins d’avenir. Des matins d’amour. Des matins de « thé ou café ? ». Il y a des petits matins redoutés, des matins espérés, des matins de condamnés, des matins de damnés, des matins d’assoiffés. Des matins en marche...
J’aime les matins. Je les préfère aux soirs, malgré les prodigieux spectacles de couchers de soleil flamboyants, romantiques, poétiques, abracadabrantesques. J’aime les matins et leurs nuances de jour, promesses de l’aube pour un monde nouveau. Une renaissance solaire quotidienne. J’ai déjà eu l’occasion de décrire le prodigieux spectacle de petits matins en montagne où l’on ne sait si le jour va naître ou si la nuit va recommencer. J’aime les matins en montagne parce qu’ils sont infiniment plus beaux que les soirs. Ils « sentent » quelque chose, une odeur de roche encore ensommeillée, humide et fraîche, la sueur nocturne des Pyrénées. Les matins offrent, à qui peut les voir, une énergie vitale que la montagne veut bien, en de rares instants, partager avec l’Homme.
Depuis déjà deux ans, je t’emmène voir ces paysages aimés, près d’un lac dans la vallée d’Ossau, le lac Gentau, sous le refuge d’Ayous. Pour la troisième fois en juillet nous nous y sommes retrouvés, dans ce décor de carte postale où le Pic du Midi d’Ossau, s’il le veut bien, se reflète le soir dans le lac, offrant un spectacle touchant que beaucoup viennent voir exprès. On jurerait parfois une photo retouchée, mais non : si aucun souffle d’air ne ride le lac, si le ciel est parfaitement dégagé, si la mer de nuage s’arrête à ses pieds, alors le spectacle est grandiose. Même les bavards (et bavardes) finissent par se taire, et admirent. C’est un moment de grâce qui se répète plusieurs fois dans l’année, mais pour le voir encore faut-il habiter à côté…
Ces deux dernières années, tu étais couché au moment où le soleil faisait de même, embrasant le pic dans le grand incendie du soir. Cette année, ton âge augmentant, je m’étais promis de t’offrir ce moment de grâce à nul autre pareil. Pas de chance : le premier soir un brouillard épais a tout enveloppé. On ne voyait plus ni le lac, ni notre tente, à peine le bout de nos pieds. Le plaisir de la montagne, c'est aussi quand on ne voit rien...
Au réveil, le soleil a frappé à pleins rayons sur la porte de la tente – j’avais déjà constaté en pleine nuit que le ciel s’était dégagé – augurant une superbe journée. Elle le fut. Elle le fut parce qu’elle avait commencé par ce matin-là, et ta joie de petite fille à voir se miroiter le pic dans le lac, prenant son bain du matin. Il faisait doux, à peine frais, la nuit avait été exceptionnellement douce aussi, tout juste un peu de fraîcheur à l’aube, obligeant à remonter un peu le duvet. Je me suis assis à l’entrée de la tente, et je t’ai regardé avancer vers le lac, contempler le reflet et ce soleil déjà haut qui nous chauffait la face ne nous lâchant pas de tout le jour.
Alors j’ai songé que tous les matins du monde ne vaudraient jamais celui-ci, cette plénitude quasi absolue de bonheur et de félicité parfaite. L’impression d’être là à la bonne place, au milieu de ces montagnes aimées et connues, que toi aussi tu connais et reconnais désormais, puisque tu y dors... Tous les matins du monde, et tous les soirs aussi, puisque le deuxième fut le bon et il nous permis d’admirer le reflet de « Jean-Pierre » - ce « géant de pierre » - enflammé des derniers rayons du soleil, montagne de verre, montagne de feu, de pics et de pointes, dans l’eau sombre et calme, presque déjà endormie du lac Gentau.
Tous les matins du monde. Et tous les soirs aussi.
Crozant, ça Creuse...
Ancienne place forte médiévale dans un cadre à se faire une fracture de l’œil, Crozant est célèbre pour les ruines de sa forteresse où vécurent Hugues X de Lusignan et Isabelle de Taillefer, aux Marches du royaume de France au XIIIe siècle. Profitant des bisbilles entre Philippe Auguste et les Plantagenet, les Lusignan et les Taillefer rêvaient d'une province puissante, aux portes de l'Aquitaine et au sud de Poitiers. D'abord promise à Hugues X de Lusignan, Isabelle de Taillefer épousa Jean sans Terre, et devint reine d'Angleterre. Ils auront 5 enfants. À la mort de Jean elle épouse finalement Hugues X de Lusignan avec lequel elle aura 9 enfants. Lusignan, Marche et Angoulême sont dès lors unis et Crozant offre une trace de l'histoire mêlant complexité et puissance.
Au XIXe siècle, les peintres munis de tubes de gouache en profitèrent pour (enfin) sortir de leurs ateliers poussiéreux et poser leurs chevalets en pleine nature devant des paysages qui méritaient le détour, certains décris dans des romans champêtres par une certaine Aurore Dupin baronne Dudevant, dite George Sand. Quelques-uns de ces peintres vinrent jusque dans la vallée de la Creuse, à Gargilesse-Dampierre notamment (dans le Berry voisin) mais aussi à Crozant où ils formèrent "l'École de Crozant" (Armand Guillaumin, Maurice Leloir, Pierre Ballue, Fernand Maillaud, Clémentine Ballot, etc.). On comprend pourquoi !
Dans le panneau (suite)
Un projet photographique et topographique complètement foutraque et sans but précis, au gré de pérégrinations rurales et parfois urbaines, au hasard des rencontres. (1ère partie ici).
(à suivre...! )
Dans le panneau
Un projet photographique et topographique complètement foutraque et sans but précis, au gré de pérégrinations rurales et parfois urbaines, au hasard des rencontres. La plupart des photos sont prises au smartphone, sauf mention contraire. Idem pour la localisation : elles proviennent des routes charentaises, sauf précisions. Les légendes sont le résultat du libre court de mon imagination, on n'est pas obligé d'aimer, on peut parfois apprécier.
En route !
(à suivre...)