Zone (2)
11 Janvier 2012 , Rédigé par Fred Sabourin Publié dans #concept
(un projet photographique, suite)
Ici, pendant presque quarante ans, se dressait une belle base de loisirs : auberge de jeunesse, piscine en plein air de cinquante mètres, et un camping. Bourgines, à Angoulême, Charente.
Pour beaucoup d’Angoumoisins, Bourgines, c’était d’abord et avant tout une piscine, où on venait passer du temps l’été, à une époque pas si lointaine où les bassins individuels n’avaient pas encore envahit les jardins des pavillons de banlieue ou des maisons chics du centre ville. Beaucoup y apprirent à nager. Certains y ont compté fleurette, sur le béton des dalles irrégulières qui râpaient les pieds ou sur la pelouse, derrière une haie, plus discrète. On y fumait des blondes à dix balles le paquet - des Dunhill bleues, des Craven ‘A’ ou des Benson & Hedges - en compagnie de jolies brunes dont les tétons pointaient sous le maillot mouillé, en mastiquant des gommes à mâcher à la chlorophylle, pour garder l’haleine fraîche. Les plus audacieux osaient sauter, ou plonger, du haut des cinq mètres de plongeoir qui dominait le rectangle bleu, sous les yeux des belles de jour qui attendaient l’exploit, ou le plat. D’autres enfin scrutaient le fond, cinq mètres plus bas, imitant un certain Jacques Maillol dans Le Grand bleu. Bourgines, c’était une piscine, une époque, des vies.
A côté de celle-ci, il y avait le camping municipal du même nom. « Cent quatre vingt emplacements de caravanes, » me dit le vieux que je croise contre toute attente dans ce lieu désormais désert et à l’abandon, en friche, en zone. Je prenais des photos dans ce qu’il reste de sanitaires, aux murs défoncés, tagués, au sol jonché d’immondices et de déjections, de briques et de tuiles, quand j’ai entendu ses pas. J’ai alors pensé à des flics en ronde, ou un squatter qui m’aurait vu rentrer. Me croyant seul, j’avoue, j’ai flippé. Non, c’était un octogénaire, « un des deux derniers propriétaires de petits jardins ouvriers d’à côté, » me dit-il. On a discuté, un peu. Il croyait que je faisais « mon inspection. » Il m’aura pris pour un flic, lui aussi, ou quelqu’un de la mairie, sans doute. Il m’annonce qu’il vient ici « faire son tour, et voir les occupants de la caravane, là bas dans l’fond. » Une caravane ? Oui, et bien planquée, entre les arbres et le reste de végétation surabondant. Des grilles ferment cette sorte d’enclos, fausse propriété privée où des chiens aboient. Il me plait qu’ils soient derrière et que le dit enclos semble hermétique. Pas âme qui vive autre que ces cabots, on sent néanmoins la présence humaine ordinaire de gens hélas ordinaires, qui, exclus de tout, vivent dans ces abris de fortunes, à l’écart, planqués, repoussés, exilés. Deux toiles de tente jouxtent la caravane, je les découvre en faisant le tour par un trou du grillage de l’ancien camping.
Des gens vivent là, comme près du parking où j’ai laissé ma bagnole tout à l’heure. Sur une autre caravane, plus visible, dont l’auvent est fait de bric et de broc, de toiles et de palettes, il est écrit le modèle : évasion 400 luxe. D’autres avaient aussi posé leur caravane près du stade, entre noël et nouvel an, mais celle-ci vient de disparaître, seules restent les traces d’une courte organisation de vie dans ce coin en friche, vestiges d’anciens jardins ouvriers. Quand je reviens vers ce parking, un homme et une femme, d’un âge certain, coupent du bois mort humide tombé là. Ils ramassent le tout et le rangent dans un petit chariot à course, modèle pour bourgeoises du plateau de la ville haute, ou de la mémé qui ne peut plus porter de sacs.
J’ai décidé de publier ces photos. Ces lieux ont l’air sans vie, sans âme, sans rien. C’est un leurre. Personne ne regarde ces lieux, ou si peu, et c’est bien dommage. Ils rebutent et sont repoussés peu à peu du centre clinquant de nos villes, quelle que soit leur taille. Mais ils existent, ces lieux de rien, ces lieux de friches, ces lieux de zones. Ils se rappellent à nous quand on veut bien les regarder vraiment, en prenant le temps, en ouvrant les yeux, tout simplement.
Et, contre toute attente sans doute, ils témoignent d’une vie qui est encore là, tristement là même parfois. Ils ont une âme, et celle-ci mérite qu’on la mette en pleine lumière.
- Vague terrain -
- 50 mètres olympiques -
- Réception ? -
- Douche froide -
- Jeux interdits -
- Homo sapiens -
- Vivre ? -
- Camouflage -
- Jeux interdits (2) -
- Ligne de fuite -
(c) Fred Sabourin. Janvier 2012, Angoulême.
Nikon d300, objectif Tamron 10-24 mm. Focale moyenne : 5 et 9-11.
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