Un homme d’honneur
C’est à l’heure où nous écrivons ces lignes qu’on porte en terre, après un passage à la primatiale Saint-Jean de Lyon, Hélie Denoix de Saint Marc.
Cet officier de la Légion étrangère, né en 1922 à Bordeaux, aura, selon ses propres mots, « vécu pas mal d’épreuves. » Stupéfié par la débâcle de 1940, il entre naturellement en Résistance comme agent de liaison du réseau Jade-Amicol. Arrêté en juillet 1943, il est déporté à Buchenwald, puis à Langenstein. Il survit par miracle, et les Américains le ramassent dans un mouroir inconscient lorsqu’ils libèrent le camp en avril 1945.
Il entre à Saint-Cyr, et choisi en décembre 1947, la Légion étrangère. Il est envoyé en Indochine avec le 3e Régiment étranger d’infanterie. Un lien fort se tisse avec le pays et les Indochinois. Comme beaucoup d’autres, il reçoit l’ordre d’abandonner son poste, créant chez lui une fracture qui ne guérira jamais. Il l’appellera « sa blessure jaune. » Il n’oubliera jamais que la France avait « promis de ne jamais abandonner ce peuple. »
Il embarque ensuite pour l’Algérie, recruté par la général Challe. Fin 1954, il débarque à Oran, puis dans les Aurès, et il sera au service du général Massu, au plus fort du conflit. Il participe à la bataille d’Alger entre janvier et septembre 1957. « La plus amère des épreuves, » dira-t-il ensuite. En avril 1961, à la tête du 1er Régiment étranger de parachutistes, il prend partie pour le général Challe et participe au putsch des généraux. L’affaire échoue et plutôt que d’entrer dans la clandestinité, il se constitue prisonnier. Au procès qu’il subit en juin 1961 devant le haut tribunal militaire, il assume et prend la défense des harkis, menacés du même sort que les Indochinois abandonnés 8 ans plus tôt.
Il est condamné à 10 ans de réclusion criminelle. Il sera libéré fin 1965, gracié en 1966, amnistié en 1968. Il sera réhabilité dans ses droits civils et militaires en 1978. Il demeurera silencieux et s’effacera de la vie publique, jusqu’à ce que son petit neveu Laurent Beccaria ne l’interroge pour son mémoire de Sciences-po. Une biographie paraîtra en 1989, puis ses mémoires en 1995. Il est fait grand-croix de la Légion d’honneur en novembre 2011. Il avait dit à ce sujet : « La Légion d’honneur, on me l’a donnée, on me l’a reprise, on me l’a rendue… »
Un homme blessé mais à la très grande dignité, pour lui « tout se tient, il n’y a pas d’actes isolés. »
Un homme d’honneur surtout, qui devait souffrir en silence de vivre à une époque où ses valeurs, ses engagements, ses combats étant la plupart du temps perçus comme décalés, réactionnaires, risibles, naïfs. Pas seulement par une sous-culture de gauche d’ailleurs, comme on le dit de manière un peu légère. Mais aussi par une sous-culture mercantile, financière, de la distraction et de l’amusement généralisés.
J’ai la chance – car c’en est une – d’avoir provisoirement en ma possession un carnet de notes d’un officier de marine. Un homme décédé il y a bientôt 5 ans, pour lequel je voue une admiration sans borne. Ce vice-amiral avait un parcours semblable à celui de Saint Marc. En particulier l’attachement sans limite à la parole donnée, à l’honneur, la fidélité à ses idéaux, à la France, à la mission reçue et exécutée avec loyauté. Dans ce carnet, cet officier qui participa aussi à la Guerre d’Algérie (avec la demi-brigade de fusiliers marins) avait recopié de sa main un extrait du procès d’Hélie de Saint Marc devant le haut tribunal militaire. Le voici.
Je n’ai personnellement aucun commentaire à y ajouter. Tout est dit. On n’est pas obligé d’apprécier le style, si on n’aime pas on ferme le blog et on s’en va. Mais je crois qu’il y a de grandes leçons contenues dans cette déclaration qui pourraient encore servir à beaucoup aujourd’hui…
La déclaration devant ses juges du Chef de Bataillon de Saint-Marc.
« Ce que j’ai à dire est simple et sera court. Depuis mon âge d’homme, Monsieur le Président, j’ai vécu pas mal d’épreuves : la Résistance, la Gestapo, Buchenwald, trois séjours en Indochine, la guerre d’Algérie, Suez, encore la guerre d’Algérie.
En Algérie, après bien des équivoques, après bien des tâtonnements, nous avons reçu une mission simple, une mission claire : vaincre l’adversaire, maintenir l’intégrité du patrimoine national, y promouvoir la justice sociale, l’égalité politique.
On nous a fait faire tous les métiers parce que personne ne pouvait ou ne voulait les faire. Nous avons mis dans l’accomplissement de notre mission, souvent ingrate, parfois amère, toute notre foi, toute notre jeunesse, tout notre enthousiasme. Nous y avons laissé le meilleur de nous-mêmes. Nous y avons gagné l’indifférence, l’incompréhension de beaucoup, les injures de certains.
Des milliers de nos camarades sont morts en accomplissant cette mission.
Des dizaines de milliers de musulmans se sont joints à nous comme camarades de combat, partageant nos peines, nos souffrances, nos espoirs, nos craintes.
Nombreux sont ceux qui sont tombés à nos côtés. Le lien sacré du sang versé nous lie à eux pour toujours.
Et puis un jour, on nous a expliqué que notre mission était changée. Je ne parlerai pas de cette évolution incompréhensible pour nous. Tout le monde la connait.
Et, un soir pas tellement lointain, on nous a dit qu’il fallait apprendre à envisager l’abandon possible de l’Algérie, de cette terre si passionnément aimée, et cela d’un cœur léger.
Alors nous avons pleuré.
L’angoisse a fait place dans nos cœurs au désespoir. Nous nous souvenions de quinze années de sacrifices inutiles, de quinze années d’abus de confiance et de reniement. Nous nous souvenions de l’évacuation de la haute région, des villageois accrochés à nos camions qui, à bout de force, tombaient en pleurant dans la poussière de la route.
Nous nous souvenions de Dien-Bien-Phu, de l’entrée du Viet-Minh à Hanoï. Nous nous souvenions de la stupeur et du mépris de nos camarades de combat vietnamiens, en apprenant notre départ du Tonkin. Nous nous souvenions des villages abandonnés par nous et dont les habitants ont été massacrés. Nous nous souvenions des milliers de Tonkinois se jetant à la mer pour rejoindre des bateaux français. Nous pensions à toutes ces promesses solennelles faites à cette terre d’Afrique.
Nous pensions à tous ces hommes, à toutes ces femmes, à tous ces jeunes qui avaient choisi la France à cause de nous, et qui, à cause de nous, risquaient chaque jour, à chaque instant, une mort affreuse.
Nous pensions à ces inscriptions qui recouvrent les murs de tous les villages et les mechtas d’Algérie : « l’Armée nous protège. L’Armée restera. »
Nous pensions à notre honneur perdu.
Alors le général Challe est arrivé. Le grand chef que nous aimons et admirons et qui, comme le maréchal de Lattre en Indochine, avait su nous donner l’espoir et la victoire. Le général Challe m’a vu. Il m’a rappelé la situation militaire. Il m’a dit qu’il fallait terminer une victoire presqu’entièrement acquise, qu’il était venu pour cela.
Il m’a dit que nous devions rester fidèles à nos promesses, que nous devions rester fidèles aux combattants, aux populations européennes et musulmanes qui s’étaient engagées à nos côtés. Que nous devions sauver notre honneur.
Alors j’ai suivi le général Challe.
Et aujourd’hui je suis devant vous pour répondre de mes actes et ceux des officiers du 1er REP, car ils ont agi sur mes ordres.
Monsieur le Président, on peut demander beaucoup à un soldat, en particulier de mourir, c’est son métier.
On ne peut lui demander de tricher, de se dédire, de se contredire, de mentir, de se renier, de se parjurer.
Oh ! Je sais, Monsieur le Président, il y a l’obéissance, il y a la discipline.
Ce drame de la discipline militaire a été douloureusement vrai pour la génération d’officiers qui nous a précédés, par nos aînés. Nous-mêmes l’avons connu, à notre petit échelon jadis comme élèves officiers, ou comme jeunes garçons préparant Saint-Cyr.
Croyez bien que ce drame de la discipline a pesé de nouveau lourdement et douloureusement sur nos épaules devant le destin de l’Algérie, terre ardente et courageuse à laquelle nous sommes attachés aussi passionnément qu’au sol de nos provinces natales.
Monsieur le Président, j’ai sacrifié vingt années de ma vie à la France. Depuis quinze ans, je suis officier de Légion. Depuis quinze ans je me bats. Depuis quinze ans j’ai vu mourir pour la France des Légionnaires étrangers peut-être par le sang reçu, mais français par le sang versé.
C’est en pensant à mes camarades, à mes sous-officiers, à mes Légionnaires tombés au champ d’honneur, que le 21 avril à 13h30 devant le général Challe, j’ai fait mon libre choix.
Terminé, Monsieur le Président. »
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La citation qui suit cette prise de notes est de Charles de Gaulle, « Ceux qui accomplissent quelque chose de grand doivent souvent passer outre aux apparences d’une fausse disciplines. »
Juste après dans le cahier, une citation d’Alfred de Vigny : « La parole qui, trop souvent, n’est qu’un mot pour l’homme de haute politique, devient un fait terrible pour l’homme d’armes ; ce que l’un dit légèrement ou avec perfidie, l’autre l’écrit sur la poussière avec son sang, et c’est pour cela que beaucoup doivent baisser les yeux devant lui. »
Photos : D.R