Tous Charlie, vraiment ?
- à Blois dimanche 11 janvier -
Pas de doute, la France est bien la patrie de Molière. Si celui-ci ressuscitait maintenant, il aurait matière pour une nouvelle pièce savoureuse. Je me réjouis sincèrement de l’élan d’union dominical autour de la mère patrie, son drapeau, ses symboles, sa Marseillaise, cette énorme foule innombrable descendue dans la rue pour crier qu’elle n’a pas peur et qu’elle est un peuple, aujourd’hui, « le jour d’après » (le bien nommé) il conviendrait je pense de retrouver ses esprits en gardant la tête au frais.
La France entière, suite aux attentats commis sur son sol et au massacre de la rédaction de Charlie Hebdo, se réveille tout d’un coup « tous Charlie ». Et ça doit bien les faire marrer, là haut, ceux qui, justement, passaient leur temps à les caricaturer dans ce qu’ils avaient de plus ridicules parfois !
Un grand nombre de ces résistants de la dernière heure, ces millions d’hommes et de femmes qui descendent dans la rue brandissant leurs crayons et déposant des bougies (dans un rituel pagano-laïc et religieux qu’auraient sûrement conchié les dessinateurs de Charlie), n’ont pour la plupart – l’écrasante majorité – jamais ouvert le dit canard satyrique auparavant. Voire trouvaient habituellement qu’ils en faisaient un peu trop dans l’outrance et l’irrévérence. Pire : ils vont se précipiter comme des morts de faim mercredi 14 janvier dans les kiosques pour s’arracher le million d’exemplaires en vente ce jour-là, alors qu’ils ne l’ont jamais acheté jusqu’ici.
Où sont-ils donc, tous ces ardents défenseurs de la « liberté d’expression » autant que de la presse, dans le quotidien des jours sombres et des semaines grises, pour faire vivre justement cette presse dont ils semblent d’un coup si épris ? Achètent-ils les quotidiens et hebdomadaires par ailleurs sous perfusions tant la crise qui les traverse ressemble à des soins palliatifs ? Où sont-ils tous ces « Charlie » lorsqu’il s’agit de payer un contenu sur un site Internet d’information ? Où sont-ils encore, lorsqu’il s’agit de reconnaître que le travail d’un journaliste, reporter, enquêteur n’est pas un bénévolat rémunéré par des prunes et qu’il serait donc normal d’en rétribuer à sa juste valeur le contenu ? Tant de néo convertis à la liberté de la presse, franchement ça fait chaud au cœur, sincèrement, merci ! Je bondis de joie sur ma chaise et dans ma rédaction, tout en craignant les lendemains qui déchantent dès que les cendres seront refroidies, c’est-à-dire probablement dans huit ou quinze jours…
Se souviendront-ils alors, tous ces « Charlie » brandissant la liberté d’expression d’une presse libre dans un pays qui l’est tout autant, qu’hormis les journaux satyriques, l’autocensure est souvent de mise dans toutes les rédactions ? Une « liberté de la presse » régulièrement sacrifiée sur l’autel des actionnaires de grands groupes de presse, de la sainte publicité, des annonceurs légaux et des politiques de tous bords. Beaucoup de confrères s’en plaignent d’ailleurs, mais anonymement, à visage couvert et à mots feutrés, c’est dire s’ils se sentent libres... Savent-ils, tous ces nouveaux crayonneux du dimanche que dans les rédactions, il n’est pas rare qu’on invite plus ou moins poliment mais toujours fermement des journalistes à lever le stylo sur tel ou tel sujet, pour éviter de froisser tel ou tel élu, tel ou tel chef d’entreprise, telle ou telle profession règlementée dont le poids pourraient avoir des incidences sur l’avenir du journal, sous perfusion de ce qu’on nomme poliment « les aides indirectes à la presse » ?
Il y a pile un an, l’auteur des lignes de ce blog en a lui-même fais les frais, oh je vous rassure, dans une mesure fort mesurée au regard de ce qui vient de se passer. A cause d’un article (Le fait du prince) il fut durement sanctionné par une hiérarchie sous pression après avoir été exclu de conférences de presse de la part de l’élu froissé (un ancien ministre). On tapa du poing sur les tables de part et d’autres et on n’apprécia guère la liberté d’expression de ce blog, après avoir baissé pavillon sur la liberté de la presse. Pour la seule et unique fois, un article fut donc retiré du blog, dont l’audience ne dépasse guère la trentaine de consultations quotidiennes (40 les meilleurs jours !) c’est dire si la République était menacée !
Alors on sourit un peu en voyant des « Charlie » soudainement émus aux larmes pour défendre la presse satyrique alors que les mêmes étaient représentés en bien mauvaises postures dans les caricatures de nos regrettés dessinateurs. Ils doivent se retourner dans leurs tombes.
D’ailleurs, les survivants de cette boucherie ne se gênent pas pour le dire : ils s’étonnent de cet élan soudain d’amour envers eux, et « vomissent » les nouveaux adorateurs (« Nous vomissons sur tous ces gens qui, subitement, disent être nos amis », a déclaré le dessinateur Willem à un quotidien néerlandais). Luz, quant à lui, déclare à nos confrères de FranceTV info « qu’au final, la charge symbolique actuelle est tout ce contre quoi Charlie a toujours travaillé : détruire les symboles, faire tomber les tabous, mettre à plat les fantasmes, déplore-t-il. Le symbolisme au sens large, tout le monde peut en faire n’importe quoi. Même Poutine pourrait être d’accord avec une colombe de la paix. »
Nous verrons bien si cet élan aussi spontané que généreux de défense de la liberté d’expression se traduit dans les faits durables dans les jours, semaines et mois à venir. Je le des sincèrement : je l’espère de toutes mes forces. L’énorme mobilisation de dimanche fait vraiment chaud au cœur, un peuple, une nation debout, c’est beau. Seuls font désordre sur la photo les représentants de pays étrangers pas franchement connus pour leur liberté d’expression, de la presse et de libertés tout court.
Mais nous savons trop bien, dans notre histoire, combien ces élans peuvent retomber comme des soufflets sortant du four et combien nous sommes capables, par lâcheté, fainéantise, couardise, et surtout petits arrangements entre « amis » de rater les rendez-vous que l’histoire nous donne. « Les politiques seront-ils à la hauteur ? » s’interrogeait Régis Debay lundi matin sur France Culture. Un long silence et une profonde inspiration a valu toutes les réponses du monde.
Sinon, la tartufferie continuera son prodigieux spectacle et la mémoire de tous ceux qui ont été exécutés par les terroristes ne sera ni honorée ni respectée. Et de là haut, on les entendra sûrement rugir, eux qui étaient « contre les cons qui gagnent toujours à la fin car ils sont trop. »
- à Blois dimanche 11 janvier -
- à Blois dimanche 11 janvier -