Tata Yoyo
Elle s’est éteinte, comme on dit pudiquement, vendredi dernier. Pour beaucoup, il s’agissait de mémé Yoyo. Pour moi, mémé Yoyo, c’était d’abord Tata Yoyo.
Tata Yoyo, qu’est-ce que t’as sous ton grand chapeau ?
Tata Yoyo, dans ta tête y a des tas d’oiseaux !
Evidemment, elle aurait peut-être préféré que ce soit quelqu’un d’autre qu’Annie Cordy qui fasse une chanson sur son prénom. C’est quand même pas de chance : elle aurait pu tomber sur Bécaut (Nathalie), Brel (Isabelle), Eddy Mitchell (Alice), ou encore les Frères Jacques, reprenant Barbara de Jacques Prévert. Mais non, Tata Yoyo ce fut Annie Cordy.
A bien y réfléchir, ça lui allait plutôt bien finalement : cette chanson, une fois entendue, ne décolle pas du cerveau pendant plusieurs jours et sa ritournelle évoquait malgré la platitude du texte une certaine joie de vivre, et de l’humour, qui ne l’a jamais quitté.
De l’humour, de l’amour et de la tendresse, elle en avait à revendre. C’était même, si je puis dire, son fonds de commerce. Et j’ajouterai à ses multiples qualités celle, plus rare de prophète. D’aussi loin qu’il m’en souvienne – et particulièrement à partir du moment où mes cheveux ont commencé à se faire la malle – ma reine mère m’a rappelé jusqu’à m’en bassiner un épisode anecdotique de ma naissance. Tata Yoyo, qui allait aussi devenir ma marraine, se penchant sur mon berceau aurait eu cette exclamation fulgurante et surprenante : « Oh ! Il est chauve comme un curé ! » Ce petit trait d’humour est resté longtemps risible dans la bouche de celle qui me le racontait. Mais un beau jour pourtant, il a fait son malheur : le chauve était effectivement devenu clerc. On connaît la suite de ce cédédé de courte durée… Il jeta sa soutane aux orties, sans que ses cheveux ne repoussent pour autant.
Tata Yoyo, qu’est-ce que t’as sous ton grand chapeau ?
Tata Yoyo, dans ta tête y a des tas d’oiseaux !
Je n’ai jamais vraiment eu l’occasion de rediscuter de ce choix de tout larguer lors de cette déprimante année 2006 où un gouffre s’était ouvert sous mes pieds, marquant la fin de mes illusions et le début de la vraie vie. Je n’ai pas vraiment cherché à le faire non plus, à l’époque – pas si lointaine – je craignais le regard des gens y compris de mes proches et j’ai préféré l’exil et l’éloignement taciturne plutôt que la confrontation avec ceux et celles qui se posaient des questions. Mais je suis sûr d’une chose : Tata Yoyo portait tout cela dans son cœur, qu’elle avait grand, et il est probable, pour ne pas dire certain, qu’à l’image de certaines séparations familiales elle en a souffert en s’inquiétant à juste titre pour les êtres qu’elle aimait. Et dans sa grande bonté et modestie, elle n’en disait sans doute rien. « C’est comme ça, » a rappelé un cousin le jour des obsèques. « C’est comme ça… »
Tata Yoyo, qu’est-ce que t’as sous ton grand chapeau ?
Tata Yoyo, dans ta tête y a des tas d’oiseaux !
Tata Yoyo, Yolande, ma marraine, comment pourrai-je oublier, avec Pierrot, cette funeste soirée du 31 octobre 2000 ? C’est vous qui êtes venus les premiers au 10e étage de la tour Maine avenue Sainte-Catherine à Châtellerault, cette nuit d’octobre où un froid glacial m’a envahit le corps et ne m’a quitté que longtemps après. Ce mauvais film qui se déroulait devant moi, spectateur impuissant d’une déchéance que j’avais sans doute trop longtemps refusé de voir, c’est toi Yolande ma Tata Yoyo qui en fut la première informée. Avant le drame, où je t’avais appelée au secours ne sachant plus comment faire avec ce père qui partait de plus en plus mal, et après le drame. Avec Pierrot, vous êtes arrivés à bord de la petite Super-5, dans la nuit froide de la Toussaint qui portait cette année-là très mal son nom. Les jours qui ont suivis, j’ai logé chez vous dans le canapé du salon, les seules fois de ma vie depuis ma petite enfance où j’ai dormi sous votre toit. Chaque nuit je sentais ce froid glacial me briser les os, comme une banquise qui enserre la coque d’un navire, et je sentais aussi comme la main de mon père qui semblait me toucher. Le matin, et c’est un son que je n’oublierai jamais, j’entendais le bruit sec et métallique du poêle de la cuisine, lorsque Tata Yoyo secouait avec le tison le bac à cendres… Je n’ai jamais oublié ce bruit qui signifiait que c’était le matin et qu’une nouvelle journée commençait, avec elle la promesse d’autre chose. Et puis il y avait le couteau de Pierrot invariablement posé à côté de l’assiette, et cette façon qu’elle avait de sortir de table en faisant pivoter sa chaise sur un pied en imprimant un mouvement de balancier sec et précis de ses bras sur la table. On aurait dit un geste olympique tant il était à la fois mécanique, sans calcul et exécuté parfaitement, comme après des années d’entrainement. Derrière, sur le plan de travail de la cuisine, il y avait ces photos des enfants, petits enfants, et, dans un coin, celle de la R16, comme une part fidèle de votre vie. Je me souviens de la période où elle passa son permis de conduire, les compléments de leçons donnés par Pierrot sur les petites routes de campagnes autour de Jardres, qu’elle racontait comme une chevauchée épique et chevaleresque.
Tata Yoyo, qu’est-ce que t’as sous ton grand chapeau ?
Tata Yoyo, dans ta tête y a des tas d’oiseaux !
Un jour, alors que je regardais fixement les photos sépias à gauche de la porte d’entrée de la salle à manger, j’ai demandé à Tata Yoyo de mettre un nom sur ces visages. On a fait le tour des aïeuls, oncles, tantes etc. ensuite elle m’a fait refaire ces photos avec leurs commentaires, les noms de tous ceux qui y sont. Pendant un moment je me suis dit que j’étais peut-être le seul neveu à s’intéresser à cette histoire, l’histoire des Sabourin, pas de quoi en faire une thèse cependant. Lundi 8 août dernier, au cimetière, en regardant la tombe de Raymond et Lydie m’est revenu en pleine face cet arbre généalogique. Michel et Jacqueline m’ont expliqué la brève vie de Raymond. Je me suis souvenu de Raphaël, tombé au combat le 8 mai 1917 dans l’Aisne, dont j’ai d’ailleurs la photocopie du certificat de décès, obtenu à partir d’un site internet sur les disparus de cette boucherie. Et puis Léopold et Madeleine. Grand-père Alcide et mamie Germaine.
Tata Yoyo, qu’est-ce que t’as sous ton grand chapeau ?
Tata Yoyo, dans ta tête y a des tas d’oiseaux !
Lundi 8 août, devant la foule massée dans et devant la petite église de Jardres où elle se maria avec Pierrot 62 ans auparavant, j’ai compris qu’elle laissait un très grand vide dans la vie de ceux qui la connaissaient. Je ne parle pas seulement de la famille, des enfants, petits enfants, arrières petits enfants, sœur et beau-frère, neveux et nièces. Mais toutes ces personnes, d’ici ou d’ailleurs, sans doute aussi de l’époque Michelin, qui l’appréciaient et l’aimaient autant qu’elle les aimait. La coïncidence veut qu’au moment où nous étions au cimetière qui jouxte l’église, il était midi. L’angélus a sonné à toute volée, comme pour prévenir les anges qu’ils allaient bientôt pouvoir passer à table, avec son célèbre pâté de Pâques, le farci poitevin, les mayonnaises dans lesquelles nous trempions nos langoustines avec gourmandise, les broyés du Poitou au beurre qui fondaient dans la bouche et sur les doigts, les poules faisanes au chou rapportées par ses fils chasseurs… Elle aimait rire, chanter, elle aimait aussi faire la cuisine et il y en avait toujours trop (« Tu parles ! Je n’ai pas fait grand-chose ! » disait-elle, et nous passions trois heures à table), mais je crois que c’était sa façon d’être généreuse, sa façon d’être tout simplement, sa manière d’aimer.
Quand les gens qui ont manifesté beaucoup d’amour et d’attention meurent, où vont-ils, que deviennent-ils ? Ils vont au ciel, comme on dit...
Mais ceux qui restent, c’est sûr, sont orphelins et personnellement, je garderai toujours dans un coin de mon oreille sa voix patinée de cet accent du terroir poitevin, cet accent de « Jardrèesse » comme on disait (pour dire « Jardres »). Et cette voix, même encore ce 20 juin la dernière fois que je lui ai parlé au téléphone, qui me disait, à l’aube de ma quarantaine : « Mon p’tit Frédéric. »
Tata Yoyo, qu’est-ce que t’as sous ton grand chapeau ?
Tata Yoyo, dans ta tête y a des tas d’oiseaux !
Au revoir, Tata Yoyo, ma marraine.
Ton filleul, Frédéric le chauve.
Cette série de photos sur la thématique de la porte et / ou de la fenêtre a été réalisée dans le Lot, près de Bretenoux au bord de la Dordogne, notamment au château de Castelnau, et à Loubressac.
(c) F. Sabourin.