On va "fluncher" !
28 Janvier 2010 , Rédigé par Fred Sabourin Publié dans #Presse book
De son petit sac marin minuscule, Jean-Louis en extrait une photo écornée mais où on distingue très bien un régiment de parachutistes défilant sur les Champs-Elysées un 14 juillet. Au dos, une indication et une date : « 3è RPIMa, 14 juillet 1975 ». Jean-Louis, 55 ans, bénéficiaire du RSA et sans domicile, a le regard brillant : « et ouais ! j’ai défilé sur les Champs-Elysées moi ! ». Que reste-t-il de cette fierté d’un parachutiste du 3è RPIMa de Carcassonne ? Un bonnet rouge en polaire, des ongles en deuil, un petit sac cabas où tient toute sa fortune. Assis en face de lui, Dominique, à la moustache fournie, 54 ans, est employé de la ville au ramassage des ordures. Tous les deux se sont connus au foyer Boulingrin, et déjeunent pratiquement tous les jours au « Flunch ». Pourquoi le « Flunch » ? « Parce que c’est pas cher – 4 euros le plat du jour – qu’on a les légumes à volonté et qu’il y fait chaud, alors on traîne ici deux heures avant de retourner dehors ». Et il ajoute immédiatement : « et ici personne ne nous fait ch… ».
Jean-Louis et Dominique ne sont pas les seuls à avoir choisi cette « cantine » ouverte sept jours sur sept, même les jours fériés. Dans la salle de restaurant self service, une clientèle d’habitués, salariés des grands magasins du quartier, personnes âgées isolées, ouvriers travaillant sur des chantiers voisins, jeunes échoués ici faute de mieux… « C’est vrai, ici, c’est pas plus mal qu’ailleurs, et on peut s’en tirer pour pas cher. Et on voit du monde... un peu » précise Arlette, retraitée depuis vingt ans, veuve et touchant une maigre retraite, qui n’en dira pas plus. Après, Jean-Louis et Dominique vont tuer le temps en attendant que le foyer ouvre (entre 18 et 19h). Ils iront sans doute à la gare, même si c’est « mal fréquenté » indique Dominique, qui travail quotidiennement au ramassage des ordures à partir de 4 heures du matin. « Il y a des Roumains, beaucoup, et les flics interviennent souvent. Ca trafique pas mal aussi, la drogue et tout ça. Au foyer, la nuit, quand il y a une descente de police, c’est toujours pour la drogue ». La nuit au foyer : Jean-Louis coupe net : « c’est le bordel là bas, ça gueule toutes les nuits, on est par chambrée de dix, on se fait piquer son lit et surtout il faut surveiller ses affaires en permanence, à cause des Roumains qui volent tout. Moi je dors avec ma veste, jamais je ne la quitte, il y a mes papiers dedans si on me les volait ce serait la fin ».
Il explique les galères, la dégringolade, son deuxième mariage échoué : il vivait à l’île Maurice. « Là bas, c’est métissé, mélangé, comme en France aujourd’hui finalement. Mais à Maurice, les gens se parlent, s’entraident, c’est pas comme ici ». Il a enchaîné les petits boulots agricoles, chez son frère, à la campagne. Puis il est arrivé dans la grande ville il y a un mois et demi. « Mais la ville, c’est pas mon truc. Je vais repartir ». Où ? Comment savoir…
Dominique n’a pas de logement – alors qu’il travaille et perçoit donc un salaire – il vivait dans un tout petit appartement, mais face à des difficultés de loyers, le propriétaire l’a expulsé. Lui aussi possède sa vie dans un sac, qu’il laisse la journée dans un casier fermé à clé.
Comme eux, des brisés de la vie viennent poser leurs misères sur les chaises du « Flunch », où, comme partout ailleurs, le conseil « mangez au moins cinq fruits et légumes par jour » est affiché en grand au dessous de l’affiche « baisse de la TVA ».
Nous parlons des autres errants qui peuplent la ville, il y a notamment « le gars avec un gros chien blanc » qui dormait sous un pont jusqu’aux frimas de l’hiver. Bien sûr ils le connaissent : « il est à la gare, il dort dans le parking, mais il va se faire virer, c’est plein de caméras là dedans ! » indique Dominique. Jean-Louis rajoute : « la SPA, ils vont venir lui prendre son chien, ils le piqueront pour l’endormir puis ils vont lui embarquer. Alors qu’il est mieux nourri que lui, il s’en occupe très bien ! ». Une sorte de fatalisme effleure leurs visages. « C’est comme ça ».
Le fléau, on l’aura compris, ce sont les Roumains, disent-ils : « ils volent tout, partout, même dans les grands magasins ». La drogue ? « Surtout du cannabis, une saloperie, pas envie de se tuer avec ça » dit Dominique. « Nous, c’est vrai, on boit un coup, moi je fume ma clope, Dominique lui il ne fume pas. Mais c’est tout » indique Jean-Louis, comme pour s’excuser de n’avoir que ce seul plaisir. Il est intarissable sur son service militaire chez les paras. Dominique écoute, le récit est passionné. Tout y passe, les chants, les sergents qui avaient « fait l’Indo », les marches de 80 km, largués à Castres pour rentrer à Carcassonne à pied, le stage commando à Montlouis, les sauts en parachute de nuit.
Et puis les Champs-Elysées. Avec des chaussures brillantes et un fusil impeccable. Passage devant la tribune officielle. Le Président. La nation et la république, en grande pompe, reconnaissantes. Trente-cinq ans plus tard, il ne reste qu’un petit sac marin avec deux ou trois vêtements, des papiers, une photo.
Et les légumes à volonté du « Flunch ».
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