Lettre à ma grand-mère qui n’y connaissait pas grand-chose au foot
4 Juillet 2014 , Rédigé par Fred Sabourin Publié dans #l'évènement
Chère mamie. Si je prends la plume (le clavier) aujourd’hui, c’est pour te dire, bien des années plus tard, que si tu étais la plus chouette des grands-mères, tu étais une bille en commentaires de foot. Je te parle d’un temps que les moins de quarante ans ne peuvent pas connaître. C’était le 8 juillet 1982, vers 23 heures. Nous étions, avec Arnould, ton mari, mon papi, dans un camping de Vaux-sur-Mer, près de Royan. Il faisait beau, il faisait chaud. J’avais d’ailleurs attrapé un sérieux coup de soleil sur mon torse glabre de jeune garçon d’à peine 9 ans. Un voisin du camping m’avait conseillé de badigeonner ce coup de soleil avec une tomate coupée en deux. Depuis, je recherche activement ce con afin de le poursuivre pour homicide volontaire sur mineur de moins de quinze ans.
Ce soir-là, la France de Platini, Giresse, Tigana, Trésor, Rocheteau etc. jouait la demi-finale de Coupe du monde, à Séville au stade Sanchez Pizjuan. Quelques 70.000 spectateurs ont assisté ce soir là à une véritable tragédie grecque. L’Allemagne s’appelait encore la RFA, car, comme disait Mauriac : « J’aime tellement l’Allemagne que je préfère qu’il y en ait deux. » On ne va pas refaire le match. « L’attentat » d’Harald Schumacher sur Patrick Battiston (traumatisme crânien, deux dents cassées, mâchoire fracturée et aucun carton même pas un petit jaune pour ce boucher teuton). Le match nul à la fin du temps règlementaire. Les prolongations. La France qui mène 3-1. La joie indescriptible d’Alain Giresse après son but (il doit courir encore !). L’entrée en jeu d’un quasi inconnu – pas pour longtemps – Rummenigge, qui va semer la panique dans le camp français. La RFA qui égalise 3-3. La séance de tirs au but homérique. La RFA qui se qualifie in fine pour la finale (qu’elle perdra d’ailleurs 3-0 contre l’Italie).
Chère mamie, j’ai vu ce match dans son intégralité assis sur une table de bar ronde, dans le café-restaurant-épicerie-jeux du camping. L’ambiance y était incroyable, et 32 ans après, je m’en souviens très précisément. Derrière moi, assis, deux énormes prussiens buvaient en silence des chopes de bière à la mesure de leur carrure et de leur tour de taille. Quand la France marquait des buts, j’osais à peine bouger, et pas seulement par crainte de renverser de la bière. C’était ma première expérience de joie toute intérieure. Régulièrement, papi venait voir si j’étais toujours vivant… Et puis il y a eu la fin du match. La défaite injuste, cruelle, le truc de dingue que personne n’aurait pu imaginer avant le coup d’envoi. Alors, comme des milliers (peut-être des millions ?) de gens : j’ai pleuré. Des larmes d’une tristesse infinie, que je n’avais jamais ressentie auparavant à mon âge. Les deux Allemands se sont levés, leur joie était discrète et je leur en suis reconnaissant. L’un d’eux m’a tapé doucement sur l’épaule en signe de compassion, et aussi probablement pour signifier que le sort aurait pu en être autrement. Ou peut-être pour se foutre de ma gueule, qui sait ?
Je suis rentré à l’emplacement où nous avions notre caravane. Je pleurais toujours. Alors tu as eu cette phrase assassine qui a fini de me tuer ce soir-là. Tu m’as dit : « Ah ! Mais tu ne vas quand même pas pleurer pour un match ! »
Si, mamie, si. Justement. Et le pire c’est que ces saligots-là ont remis ça quatre ans plus tard, en 1986 au Mexique, au cours d’un non-match (perdu 2-0) après une autre épique rencontre contre les Brésiliens. Je me souviens d’ailleurs de ta joie – car l’ironie de l’histoire a fait que nous avons vu ce fameux match ensemble, le 21 juin 1986, papi étant décédé quelques mois plus tôt – comme si la leçon du bourbier de Séville avait finalement porté ses fruits.
Mais pour le 8 juillet 1982 à 23 heures, non, décidément, mamie, je n’arrive pas à te pardonner…
Je t’embrasse du plus loin que tu te trouves désormais.
Ton petit fils.
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