Les Sénégalaises
- Nocturne tourangeau -
Bien avant les poules, le laitier et les éboueurs le réveil a sonné ce mercredi, à une heure que je connais puisque c’était celle de mes levés aux aurores pendant 370 matins où j’allais piloter une matinale radio. Un rendez-vous avec les chefs du journal qui me nourrit m’attendait dans cette bonne vieille ville de Bordeaux, il me fallait donc rejoindre la gare de Saint-Pierre-des-Coprs en voiture, l’heure (trop) matinale interdisant tout départ de la cité blésoise pour cause de déficience du service public. Après m’être difficilement délesté de deux euros dans le voleur parcmètre (en espérant que les pervenches restent au chaud ce jour-là car je n’ai bien sûr pas mis assez), le train démarre direction Poitiers où m’attend une correspondance.
A Châtellerault montent quatre adolescentes pure sucre, qu’un écrivain persifleur rouennais nomme avec justesse et drôlerie « branlotines » (et « branlotins »), portables blaque berry en main, parfums forts et juchées sur des talons compensés. Elles ont quinze ans et doivent être en seconde, si j’en juge par les options langues étrangères dont elles parlent (Italien, Arabe…). Elles pianotent frénétiquement sur leurs portables tout en devisant sans se soucier de ma présence.
- Ah tiens ! C’est l’anniversaire de Léa aujourd’hui !
- Comment tu sais ?
- C’est marqué sur fesses bouc ! Oh, on a trois amis en communs… Remarque cet aprème je vais chez elle pour son anniversaire.
- Tu es toujours meilleure amie de cette fille d’Aix-en-Provence ?
- Non, je n’ai pas écrit un texto ni un fesses bouc depuis… octobre l’année dernière tu vois.
- C’est chaud de rester ami sur fesses bouc quand même.
- ouais, à moins de monter à Aix, je ne vois pas comment faire.
- Descendre à Aix. (dit sa voisine de gauche, visiblement plus au fait de la carte de France qu’elle)
- Ouais bon on s’en fout. Je ne vais pas aller à Aix et pis c’est tout.
La quatrième « branlotine » claironne que c’est son dernier jour de classe avant les vacances, parce qu’elle « part au Sénégal avec mes parents ». Elle fait l’admiration mâtinée de jalousie de ses comparses.
- La Chine, les Etats-Unis, maintenant le Sénégal ! C’est toujours avec le boulot de tes parents ?
- Non, là c’est pour des vacances tu vois.
- C’est où d’ailleurs le Sénégal ?
- C’est dans la corne de l’Afrique.
En disant cela, elle mime dans le vide avec son doigt la carte de l’Afrique et lui montre la partie ouest de cette dernière, soit l’exact opposé de la « corne de l’Afrique. »
- Ah ouais, je vois. C’est bien en dessous du Maroc, tout ça.
- Oui, vachement.
- Tu veux que je te donne des cours d’arabe ?
Visiblement elle en prend, mais doit sécher elle aussi les cours d’histoire-géographie.
Le festival continue :
- Samedi je vais à une fête de premières (suscitant l’admiration mâtinée de jalousie des trois autres)
- Ah t’as d’la chance, moi les vacances, faut que j’garde mes frères, tu vois le genre ? Et Julien il est au courant que tu vas à cette fête ?
- Non, tu penses. Sinon il ferait encore sa crise tu vois…
- Ça fait longtemps que vous êtes ensemble maintenant ?
- (elle réfléchi) Ça fait… ça va faire un an lundi !
Juste avant d’arriver à Poitiers, elles remarquent les ongles à paillettes d’une des quatre du mini club, qui arbore aussi des lunettes façon Audrey (Montebourg) Pulvar.
- Ouah, trop la classe, comment t’as fait ?
- Ben au début, je mettais les paillettes sur les ongles et puis j’ai fini par mettre les paillettes dans le pot à vernis et à tremper mon doigt dedans !
Elles se lèvent tout en parlant des cours à venir, de « Monsieur Machin prof de.. », de « Madame Truc prof de.. » etc., laissant derrière elles des effluves de parfums de grandes dames, ce qu’elles sont encore loin de devenir malgré les artifices arborés. Me vient en tête une chanson des Frères Jacques : « Si tu t’imagines, fillette, fillette, » chantée aussi par Juliette Gréco.
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A Bordeaux, ville souvenir, de l’époque où nous habitions Marmande au début des années 80, et où la belle endormie des bords de Garonne était un but excitant de balade dominicale. Les façades étaient noircies de pollution, Chaban-Delmas maire depuis presque quarante ans, Robert Hossein y tournait Les Misérables et le centre commercial portait déjà l’étrange nom de « Mériadek ».
Ville souvenir, quelques années plus tard, en chemin vers la garnison de Mont-de-Marsan où je servis sous les drapeaux pendant presque un an. Souvent en rade à la gare de Bordeaux, pour des attentes bâtardes de deux ou trois heures et en début de soirée, le temps de ne rien entreprendre. Sac paquetage à l’épaule, impossible de bouger ailleurs que dans les bistrots adjacents, aux ambiances fétides de petits trafics, de putes aux origines douteuses et de filles à soldats, souvent les mêmes d’ailleurs. Aujourd’hui Bordeaux est redevenu la bourgeoise qu’elle ne cessa jamais d’être vraiment. Centre-ville piéton chic, boutiques de fringues ou de luxe (et souvent les deux), quelques kébabs pour faire populo et un tramway pour faire socialo.
Dans la rue menant à la gare, une fille à piercing et chargé de sacs de courses parle fort au téléphone. Elle ne devrait pas, vu le contenu de ses propos :
- Putain, grave, on était en stress, ils étaient quatre autour de nous, et encore heureusement qu’ils n’avaient pas les chiens sinon ils en auraient trouvé partout dans la bagnole et les passagers ! Dans ces moments-là tu sers les fesses, et après tu te retournes pour voir s’ils ne te suivent pas, tu vois ?
Mais de quoi et de qui parlait-elle donc…
Gare de Bordeaux : la grande carte murale du réseau ferré d’Aquitaine et Midi-Pyrénées. Seul élément du décor qui me fasse ici rêver.
Place de la Bourse : les statues entourées de moches rubans roses témoignant d’une quelconque opération de lutte contre je-ne-sais-quoi, mais probablement une maladie. Pas celle du mauvais goût en tout cas.
Dans le tégévé du retour, deux femmes « d’affaires, » la trentaine, dont l’une d’elle dit :
- Si je suis si intraitable sur la sécurité, c’est parce que les gens ne se rendent pas compte du risque qu’ils font prendre à l’entreprise.
C’est surtout par trouille de perdre son poste, on sait combien la santé des salariés importe assez peu, dans « l’entreprise. »
Gare de Poitiers (retour) : grosse démonstration de force des agents de « sécurité ferroviaire, » qui filtrent les accès aux quais, flanqués des contrôleurs en livrée mauve et grise. On les voit beaucoup moins quand la nuit tombe et à l’approche des grandes villes « chaudes ». Ayant souvent fait du Paris – Lyon et Paris – Rouen à des heures tardives et nocturnes, ces trains sont souvent livrés à eux-mêmes, dans le style trains-fantômes…
La contrôleuse fait les annonce dans un Anglais charabia, ce qui laisse songeur quant au niveau scolaire de l’enseignement des langues étrangères dans notre beau pays de France. Les non francophones comprennent sûrement mieux la phrase en français que le gloubi-boulga qui suit.
Arrivé à ma voiture je constate avec délice que la dégradation du service public peut avoir du bon : pas de pévé malgré mon ticket dépassé depuis trois heures…