La cage aux folles médiatique
29 Décembre 2014 , Rédigé par Fred Sabourin Publié dans #édito
L’épisode hautement médiatisé – trop selon certains commentateurs et observateurs – des grilles anti-marginaux alcoolisés sur neuf bancs publics du Champs-de-Mars d’Angoulême aura au moins le mérite de faire réfléchir sur plusieurs maux que notre société dite moderne et débridée génère régulièrement.
Le premier – et non des moindres – concerne une nouvelle fois l’extraordinaire réactivité de la courroie de transmission des réseaux sociaux. Si le phénomène a pris une telle ampleur, c’est qu’il a été très largement amplifié par Facebook et Twitter, en un temps minimum. Certes, l’information de base provenait d’un quotidien local (dont les fenêtres donnent sur les bancs incriminés), mais la caisse de résonnance est venue des réseaux, pour le meilleur comme pour le pire. Un creux dans l’actualité – un éditorialiste de la Charente-Libre parle très justement de « marée basse » - a fait le reste. A 48 heures près, en amont comme en aval, l’information serait tombée en plein dans un autre fait divers : les conducteurs fous fonçant sur les foules à Joué-les-Tours, Dijon et Nantes. En aval, l’information c'était sous les kilomètres de bouchons enneigés des « naufragés de la route » (sic) sur la route des cols vers les stations de ski en Savoie. Les bancs grillagés auraient sûrement fait le buzz localement. Probablement pas nationalement.
La force de frappe des réseaux sociaux a de quoi interpeller les journalistes que nous sommes. Récemment, Le Monde en a fait douloureusement l’expérience, suite à la publication le 9 décembre dernier d’un article sur Saint-Etienne, « centre-ville miné par la pauvreté ». Déluge de tweets et de messages Facebook acides, d’invectives, de mails au chef du service France, etc. Le médiateur du quotidien a même dû intervenir (édition du 20 décembre). De mémoire du Monde - qui fêtait en décembre ses 70 ans - « on n’avait jamais vu ça. » Jusqu’au déploiement d’une banderole dans les tribunes du stade Geoffroy-Guichard : « Descend dans le taudis, on va t’apprendre à refaire Le Monde. » Diantre ! Et le journaliste envoyé spécial sur place pour éteindre l’incendie de s’interroger à la fois sur la manœuvre politique autant que technologique du nouveau maire de Saint-Etienne Gaël Perdriau (UMP). Fin utilisateur très réactif des réseaux sociaux, il a appelé les Stéphanois à poster sur Twitter les plus belles photos de la ville. Et ça a marché !
Cependant, la fronde, la bronca, la levée de boucliers n’a pas atteint celle à l’encontre de la municipalité angoumoisine et de son jeune maire, UMP lui aussi, Xavier Bonnefont. Pour les raisons déjà évoqué d’actualité molle, mais aussi parce que l’objet même du délit avait de quoi heurter : quiconque a vu les grilles posées – en catimini – sur les bancs ne peut que déplorer le style chenil qu’il représente. Le savoureux mélange avait donc tout pour mettre le feu aux poudres : les réseaux sociaux, la proximité de Noël (les grilles ont été posées le 24 décembre, et démontées le lendemain…), l’absence du maire lui-même laissant à son adjoint à la sécurité le soin d’affronter, pas toujours très adroitement, les médias nationaux accourus par l’odeur du bon sujet de société au milieu du chocolat, à la barbe du père Noël.
L’autre leçon est une leçon de communication. Ça n’est pas la première fois que le mobilier urbain choisi par une municipalité cherche à évincer un peu plus loin le problème des marginaux, punks à chiens et autres clochards des centres-villes. La RATP s’est même illustrée il y a quelques années en changeant les bancs pour des sièges individuels ou des barres pour éviter aux personnes de s’allonger. Que le maire d’Angoulême ait des problèmes de fréquentations et de relations entre un quartier commerçants et des marginaux, personne ne le conteste. Le sujet est ancien, il existe ailleurs, et personne ne semble pouvoir proposer une solution aussi efficace que satisfaisante pour tout le monde.
Mais que personne, dans son entourage, à commencer par lui-même, n’ait eu la présence d’esprit de le prendre par le bras et de lui glisser à l’oreille que « c’est peut-être une bonne idée ton truc coco, mais là, tu vois, la veille de Noël, c’est probablement pas le bon moment pour lancer cette opération », ça confine à l’étrangeté. On sait que les maires – même de villes moyennes – sont accaparés par de multiples tâches et qu’ils ne peuvent pas tout voir ni gérer. Du moins c’est ce qu’ils disent pour se défendre. Mais on sait aussi qu’ils savent très bien s’entourer de spécialistes de la communication dans des services idoines, et de chefs de cabinets dont on pourrait espérer qu’ils aient, eux, la tête suffisamment froide pour stopper un projet dont on pouvait aisément pressentir qu’il allait choquer et déclencher un buzz de tous les diables. Surtout sous les fenêtres du quotidien local ! (« si tu ne vas pas à l’information, c’est l’information qui viendra à toi »). Il y a là un dysfonctionnement dont l’équipe du maire d’Angoulême saura, c’est à espérer, tirer toutes les conséquences.
Cette cage aux folles servira-t-elle enfin de réflexion aux dirigeants de presse et de groupes médiatiques, très occupés on le sait à pencher leurs têtes et leurs « stratégies » au dessus de tableurs excels pour sortir du marasme dans lequel leurs journaux son plongés ? Aujourd’hui, n’en déplaise, les réseaux sociaux vont plus vite que le plus rapide des quotidiens. Ne parlons pas des hebdos : sans équipe web, ils sont à la ramasse. Après qui faut-il donc courir ? Mais il y a pire : la sous-estimation du web, des applications tablettes et smartphones, la méfiance vis-à-vis des réseaux sociaux s’apparentent à une faute professionnelle. Ils devront en rendre compte à l’heure des fermetures. Cette cage aux folles pose aussi la question non seulement de la déontologie, de la hiérarchie de l’information, de sa qualité. Mais plus encore de ce que disait le regretté Jacques Chancel, décédé la veille de tout ce barnum médiatique : « Faut-il donner au public ce qu’il a envie de voir, ou ce qu’il pourrait aimer ? »
C’est exigeant, c’est vrai. Peut-être pas très vendeur à court terme. Mais si nous, journalistes, ne voulons pas perdre notre âme, c’est là qu’il faut aller.
Sinon : dans la cage, les folles ! (et à poil, tant qu’à faire).
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