la comédie humaine, un "combat ordinaire"
le front aux vitres
« A nous de vous faire préférer le train ». Comme prévu, le contrôleur du dernier TGV pour Poitiers dimanche soir, sur le coup de minuit, a scellé à l’heure du crime l’alliance de la goujaterie, de l’humiliation et de la comédie humaine dans toute sa splendeur. Le « bricolage » du billet ANPE par la guichetière SNCF de la gare de Rouen s’est révélé perdant. Je n’avais pas la précieuse réservation, pour un train qui était soit disant « complet » et dont la voiture 5 où j’avais pris place comportait en tout et pour tout une vingtaine de voyageurs endormis… J’avise le seul maître à bord, après Dieu (couché tôt le dimanche soir donc aux abonnés absents), flanqué de sa splendide casquette qui, comme les képis, rétrécit les cerveaux reptiliens. Je passe sur les considérations physiques, le casting des contrôleurs SNCF échappant à tous critères de beauté discriminants, et c’est heureux pour certains. Devant son étonnement (« comment a-t-on pu vous délivrer un tel billet ? »), je lui demande un peu de compréhension et de souplesse, eut égard à la situation délicate de celui « qui cherche un job » et parcourt 442 km (avec le retour 884) pour essayer d’en trouver un, peut-être. Là, réponse du chef, à peine croyable mais historiquement historique, fut : « on n’est pas l’Armée du Salut ici ! Si il n’y a plus de place en TGV, prenez un Corail ! ». Comme je n'ai aucunement l'intention de descendre en marche, je fais remarquer le wagon à moitié plein, et donc à moitié vide… Si j’avais parlé à partir de ce moment là un vieux dialecte tibétain ou cantonais de la fin du dixième siècle, je n’aurais pas été plus mal compris. L’agent « TR 454 » (j’ai décidé de cafter moi aussi) me flanque donc une contredanse de niveau "première classe", alors que j’étais assis en seconde. Je lui fait remarquer le défaut de procédure, que je refuse de signer, il refait le PV, le visage fermé. Toujours vérifier deux fois.
Bien sûr j’aurais pu, à ce niveau de la compétition, créer un « incident voyageur » et lui flanquer ma main à travers la figure, ce qu'il aurait mérité d'une part, mais aurait fait les choux gras de l’insécurité dans les transports en commun d'autre part. Choux gras que la campagne électorale se serait empressée de reprendre à son compte. Imaginez les journaux et radios lundi matin : « un contrôleur agressé par un demandeur d’emploi dans un train de nuit entre Paris et Poitiers, grève surprise pour protester sur le champs » etc, etc. Les candidats auraient rebondi sur l’affaire, et j’aurais fait le lit de certains « démocrates » réactionnaires situés à l’extrême droite de Dieu. Comme je suis bien urbain, et avant tout soucieux du bien être de mes concitoyens, en un seul mot, j’ai baissé les yeux sans broncher, vaincu par la vindicte de « TR 454 ».
Ironie de l’histoire, si je puis dire, le lendemain, sur le chemin du retour, le même « TR 454 » a contrôlé le billet cette fois-ci en bon et due forme. Je lui ai demandé, sans rire, quelles étaient les conditions pour intégrer « l’Armée du Salut », mais il a feint de ne pas comprendre. Cerveau reptilien, et mémoire courte donc.
La plus belle ironie de cette histoire, finalement, fut donnée quelques instants plus tard : la poésie des petites choses de la vie a repris son cours, et elle m’est tombée dans l’œil, prouvant au passage que si on pourra, jusqu’à la fonte des neiges, inviter les cons à des dîners spécialement préparés pour eux, ils seront toujours moins délicieux que la beauté et la grâce du spectacle de l’humanité naissante, dans ce qu’elle a de plus régénérant. Et gratuit.
Ceux qui ne font pas partie du « club des joies simples » peuvent s’en tenir là. Pour les autres, dégustez ceci comme j’ai pu le faire moi même.
La petite fille au regard bleu et aux cheveux blonds regarde par la fenêtre du TGV. Dehors, alors que l’acier caréné fend l’air à 300 km/h entre Vendôme et Paris, se succèdent les champs de colza (jaune cocu), le blé en herbe (vert dur), le ciel (bleu azur). La petite fille au regard bleu et aux cheveux blonds a des tresses, comme Heidi, la « petite fille de la montagne ». Elle colle maintenant son front et son nez à la vitre. Je repense au poème de Paul Eluard tiré du recueil « l’amour, la poésie » : « le front aux vitres comme le font les veilleurs de chagrin ; ciel dont j’ai dépassé la nuit ; plaine toutes petites dans mes mains ouvertes ; dans leur double horizon inerte indifférent… ». Elle regarde. Semble soucieuse. Concentrée. Rêveuse. Consciencieuse. Elle met sa main sous son menton, avec un doigt qui remonte verticalement le long de sa bouche, une posture que je trouve très adulte. En regardant les objets posés sur la tablette devant elle, j’essaie de déterminer son âge : dix ou onze ans maximum. Une petite boîte rose avec des étoiles contient les trésors d’une petite fille de son âge : des stylos à paillettes, des crayons de couleur, une gomme fluo. A côté, signe du temps, une BD « manga » dont la couverture ne laisse aucun doute sur le contenu : une histoire de prince charmant et de princesse toute aussi charmante, version nippone. Elle porte un tee-shirt rose avec des arabesques imprimées dessus. Elle plisse les yeux : le soleil qui entre à plein rayons fait mal aux regards clairs. Le jaune du colza se mélange au bleu azur du ciel et soudain le vert de la Beauce envahit la voiture 17, place 55. A quoi pense-t-elle donc ? D’où vient-elle ? Hendaye, Dax, Bordeaux, Angoulême ? La petite fille au regard bleu et aux cheveux or semble si seule, accompagnée seulement par le sifflement de la grande vitesse. Peut-être contemple-t-elle son reflet que l’on distingue sans peine dans la vitre ?
Je regarde son voisin d’en face : il lit une biographie de Jacques C. par Pierre Péan. Et soudain je sors de ma rêverie : c’est plus fort que moi, je pense à dimanche prochain, à l’avenir de cette petite fille au regard bleu et aux cheveux blonds que je, vous, nous, tiendrons dans notre main lorsque je, vous, nous mettrons un bulletin dans l’enveloppe puis dans l’urne. Je me demande, c’est plus fort que moi, combien de personnes dans ce wagon seront tentés de voter pour le vieillard réac ou son alter ego légèrement édulcoré, « génétiquement » programmé pour conquérir le pouvoir, dans une sorte d’érection que d’aucuns qualifient d’inévitable. Je pense, et je repense à notre avenir, mais aussi au tien, petite fille au regard bleu et aux cheveux blonds qui regarde maintenant, comme dans un songe, les éoliennes aux grandes ailes plantées dans les champs de blé beaucerons. Je regarde ta moue rêveuse qui semble loin, très loin d’ici. Peut-être as-tu vu, chère petite, que depuis cette ligne de TGV, à cet endroit précis, on distingue clairement les flèches de la cathédrale de Chartres, distante de… 25 km. Peut-être, et même sûrement, penses-tu aux copines que tu ne reverras pas avant la rentrée des classes du mois de mai, aux cousins et cousines que tu vas retrouver à Paris dans quelques minutes, et avec lesquels tu passeras des vacances merveilleuses. Peut-être rêves-tu de la tour Effeil ? Ta maman, à côté de toi, passe sa main dans tes cheveux, d’un geste maternel et tendre que tout le monde connaît.
Je regarde à nouveau la couverture du livre de Pierre Péan consacré à un locataire de l’Elysée en train de faire ses cartons. Je regarde le paysage défiler à tout berzingue, le sifflement de la très grande vitesse, ton regard océan dans le reflet de la vitre, la casquette du « monsieur TR 454 » et l’Armée du Salut. Je vois une carte d’électeur. Un isoloir. 44 millions d’adultes majeurs et vaccinés inscrits sur des listes. Et douze candidats, douze apôtres porteurs d’avenir (mais non pas tous) et de promesses plus que d’évangile…
A ce moment précis, je le jure, Paul Eluard vient achever cet instant onirique et pourtant si réel : « le front aux vitres comme le font les veilleurs de chagrins, je te cherche par delà l’attente, par delà moi même. Et je ne sais plus tant je t’aime lequel de nous deux est absent ».
Dimanche prochain, nous votons, vous votez, ils votent. Je penserai à toi, « petite fille au regard bleu et aux cheveux blonds », le front collé à la vitre de ce train à grande vitesse.
Toi qui liras ces lignes, fais de même.