Jonquilles
2 Avril 2009 , Rédigé par Fred Sabourin Publié dans #émerveillement
Toute petite, Doina avait rêvée être marchande de fleurs. Elle imaginait les clients qui entraient et choisissaient les plus belles. Les amoureux, hésitant entre le rouge, ou le blanc des lys pour la pureté. Les veuves, chérissant les pierres tombales de leurs maris défunts, venaient chercher des plantations, quelque chose qui tiendrait au vent, à la pluie, aux rigueurs de l’hiver et à la brûlure des étés chauds. Doina distillait les conseils, dans le grand magasin de fleurs qui aurait pignon sur rue, à Bucarest ou à Craiova. Aujourd’hui encore, lorsque le sommeil finissait par l’emporter, dans la cabane en tôles et en bois plantée sous la ligne RER de la banlieue parisienne, dans l’odeur de feu de bois humide, entre les ronflements du père et les gémissements du petit frère, Doina rêvait encore à cette vie de marchande de fleurs. Sédentaire ce n’était pas possible, sa vie était migrante comme celle de la tribu. Il avait fallu quitter le pays, après le changement de régime, fuir le nouveau avant qu’il ne tourne trop à l’avantage des anciens apparatchiks qui transformaient leur misère en fortune comme par miracle.
Elle habitait là, dans ce taudis miséreux. Au bout d’un chemin boueux et glissant, entre les ronces et les herbes folles. Difficile d’imaginer un village en arrivant par la station du train. Il fallait marcher un bon moment, sortir de la ville, traverser les cités des populations moyennes, passer les parkings de la zone commerciale, puis la friche industrielle, pour enfin arriver là. S’enfoncer dans un sorte de no man’s land. En réalité, ce vague terrain était un « man’s land » : ici vivent des hommes et des femmes. Le système D est la langue officielle, et inutile de préciser qu’il n’y a ni eau ni électricité. La régularité des situations administratives est opaque. Pour autant, ce microcosme respire la vie, à défaut du bonheur.
Doina, avec son sourire malicieux, vivait là, et ajournait ses rêves de fleuriste en composant des bouquets de simples jonquilles. La fleur du printemps sur l’hiver de l’humanité. L’étincelle jaune d’un morceau de soleil dans la boue grise et informe du bidonville. Pouvait-on se douter de l’origine de ce bouquet lorsque, sur le marché aux provisions des riches citadins, Doina et ses sœurs, et les autres membres de la tribu tentaient de vendre trois euros le bouquet aux passants pressés de rejoindre leur maigre possession : un pavillon de banlieue, un appartement aux dimensions minuscules. Sa casemate était petite, mais sa liberté occupait tout le reste de ce qu’elle ne possédait pas. Logé avec du vent, les bagages sont vite faits, et finalement ne reste que l’essentiel. Le don de sa joie et la malice de son regard finissait d’achever tout désir d’humanitaire mal orienté. Cela semblait si simple, et pourtant le commerce de ces fleurs se faisait dans la difficulté. Fuir les contrôles, rapporter de l’argent coûte que coûte. Essuyer les regards complaisants, pire que pas de regards du tout.
Doina rêvait-elle toujours d’une autre vie ? Etait-elle comme les occidentaux pressés d’en finir avec une vie pourtant à peine commencée, déjà ailleurs à peine arrivés ? Ce serait mal connaître les Roms, qui vivent de cette instabilité et ont fait de leur précarité géographique un art de vivre. Même si le désir d’installation se fait plus fort dès l’instant que ces quatre planches et un toit sont sommairement montés. L’hiver est si rude pour les migrants, par chez nous.
Si vous cherchez la fleuriste, c’est très simple : elle se trouve au bout du chemin. Prenez garde à ne pas glisser…
merci à Marc P. pour ces photos... Tu m'as dit "qu'elles leur feraient honneur".
Je le crois.
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