Chronique ardéchoise d'un journaliste localier (n°15)
19 Février 2008 , Rédigé par Fred Sabourin Publié dans #édito
Bruno Le Maire fut conseiller puis directeur de Cabinet de Dominique de Villepin de 2005 à 2007. Durant ces années d’exercice du pouvoir qu’il qualifie lui-même de « jungle des sentiments confus, parfois sincères, parfois troubles des hommes de pouvoir», il a consigné soigneusement dans des cahiers ses réflexions, remarques quotidiennes sur son travail de collaborateur de cabinet. Mais il émaille aussi Des hommes d’Etat de passages très personnels, sur sa vie familiale, ses enfants qu’il ne voit pas assez, des week-end annulés en dernière minute pour raison d’Etat : « Le temps perdu loin de ses enfants ne se retrouve pas : ils grandissent, ils oublient, ils se détachent et nous avec, par la force des choses ». Ce parti pris peut lui être reproché par certains lecteurs qui ne chercheraient dans ce livre que le compte-rendu distancié des deux années Dominique de Villepin comme Premier Ministre de Jacques Chirac. Les mêmes lecteurs, n’en doutons pas un seul instant, se sont délectés de ces anecdotes personnelles de Bruno Le Maire. Le voyeurisme va rarement de paire avec une certaine loyauté dans les propos.
Néanmoins, il s’agit sans doute des meilleurs passages de cet ouvrage, et probablement ce que l’auteur a souhaité montrer, au fond : la vie publique et politique exige beaucoup de sacrifices, y compris les plus grands, lorsqu’il s’agit de ses propres enfants et sa femme. Sans pathos exagéré, mais avec une vraie sincérité dans la plume de cet Enarque qui n’a visiblement pas oublié qu’il est aussi Normalien, il nous livre avec style, un témoignage cru et parfois cruel, sans commentaires, sur ces petits épisodes de la « vraie vie ».
Le propos des quelques 450 pages Des hommes d’Etat reste cependant centré sur les relations ambiguës entre le locataire de l’Elysée (Jacques Chirac), de plus en plus en bout de course (particulièrement après son accident cardio-vasculaire de septembre 2005). Dominique de Villepin, « qui fait de la politique en corsaire, prenant ce qui vient, évitant soigneusement les attaches, ombrageux, terriblement attachant, solitaire, jaloux et prisonnier de son immense liberté ». Et Nicolas Sarkozy, décrit avec cette impatience et cette arrogance gamine qu’on lui connaît sur la route de l’Elysée, et bien au-delà, triturant sans cesse son portable, jouant des alliances et mésalliances, résumé à lui seul dans cette phrase : « de toute façon, il faudra bien qu’on arrête un jour de se chamailler comme deux gosses » (au téléphone avec de Villepin).
Bien sûr se pose la question de la véracité des propos relatés par Bruno Le Maire : en tant que directeur de Cabinet, il a assisté à beaucoup de réunions, d’entrevues, répondu à des milliers d’appels téléphoniques, de Chirac, Villepin, Sarkozy et tant d’autres. Mais comment a-t-il fait pour entendre ce que seuls les trois sus cités se disaient au téléphone, les antichambres ou dans le secret des véhicules de fonction ? Se pose également la question de la distance que le nouveau député de la circonscription d’Evreux a mis (ou pas) avec son ancien mentor ? Il l’admire, c’est certain, et en bon chiraquien, se méfie de Nicolas Sarkozy, qui ne semble pas avoir pour lui d’autres sentiments que ceux qu’on accorde à un fusible de cabinet.
Quant aux relations entre l’ancien Premier Ministre et le futur Président de la République, elles sont contrastées, teintées à la fois de respect, de haine (de plus en plus souvent), et sans doute d’admiration mutuelle pour la part de l’autre que chacun ne possède pas : l’énergie farouche et l’ambition impatiente pour Nicolas Sarkozy. La liberté d’un hussard en politique, qui n’a jamais été au feu du suffrage électoral et qui a réussi le tour de force d’être en moins de dix ans la plume de J. Chirac, ministre de l’Intérieur et Premier Ministre.
Lorsque Nicolas Sarkozy évoque une visite de campagne à Charleville-Mézières, il parle fonderie, industrie : « les gens accrochent, je vous garantis qu’ils accrochent, Dominique ! ». Villepin répond : « Il y a Rimbaud, aussi. – Rimbaud ? – A Charleville-Mézières. – Oui, après, évidemment, Dominique, il faut savoir si on fait de la poésie ou de la politique ».
Des hommes d’Etat, de Bruno Le Maire, pourquoi pas un essai politique à lire car c’est également un essai d’un homme de lettres et de sentiments, humainement perdu et pourtant techniquement à sa place dans ce cirque machiavélique. Lorsque, à de rares instants, il parvient à s’échapper de cette vie publique pour retrouver les siens (à une terrasse de café, en famille), il a alors sans doute les réflexions les plus belles, qui prouvent que tout ce fatras reste profondément humain : « On rêve au pouvoir de stratégie et de grandeur, et tant mieux, pourtant la pratique se joue dans le détail, l’infiniment petit, le microscope, le mot juste, le tempo exact, la virgule correctement placée et la cravate de la bonne couleur. Quand on sort pour un instant de la politique, on prend en pleine poitrine le vide, le silence, l’air : on respire, tout est grand ».
Des hommes d'Etat. Bruno Le Maire. Grasset.
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