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Le jour. D'après fred sabourin

Les photoreporters sont des hommes à part

22 Septembre 2024 , Rédigé par F.S Publié dans #l'évènement

(en hommage à Matthieu Chazal, photoreporter, 1975-21/09/2024)

- Matthieu Chazal (à dr.) avec son ami Turc Murat Yazar, au festival Barrobjectif, à Barro (16), en septembre 2021 -

- Matthieu Chazal (à dr.) avec son ami Turc Murat Yazar, au festival Barrobjectif, à Barro (16), en septembre 2021 -

Ils évoluent dans les marges, souvent nomades, semblent peu attachés aux choses de la vie quotidienne, hormis leurs boîtiers photographiques. Numériques ou argentiques (plus rares), le prolongement de leurs yeux, et de leurs bras, captent ce que, bien souvent, on ne parvient pas à voir soi-même.

Lorsque j’étais journaliste en activité, j’ai souvent admiré les confrères photographes. Ça a commencé par Pascal Maguesyan, à Lyon, le premier à m’avoir dit que mes photos de montagnes étaient bien, mais si j’y ajoutais de l’humain, elles seraient encore mieux. C’était il y a longtemps, en 2008-2009, et ça a changé radicalement ma façon de prendre des photos, jusqu’au livre Franchir les Pyrénées sur les chemins de la liberté, paru en 2011. Il me disait « tes photos sont belles, parfois dramatiques dans l’immensité qu’elles montrent, mais si tu ajoutes l’homme, on se rendra mieux compte de l’échelle ». L’homme, dans son paysage, dans le paysage, son histoire dans la géographie…

Puis il y a eu l’âge d’or, à Blois et Orléans, auprès de photographes de presse qui gravitaient autour de moi sur les lieux de reportages : Jérôme Dutac, de La Nouvelle République, que j’appelais affectueusement « le photographe de poche », car sa petite taille lui permettait souvent de se glisser là où on ne réussissait pas à aller, nous autres « grands ». Et puis Thierry Bourgoin (indépendant, et photographe officiel de la mairie), Sébastien Gaudard (doublure de Jérôme à la « NR »). On s’est souvent tapé des barres, en essayant de ramener la meilleure image. J’ai beaucoup appris en les regardant travailler, et, j’ose le dire, j’ai souvent essayé de les imiter. De retour en Charente, j’ai retrouvé avec plaisir Pierre Duffour, retraité de Charente Libre, et croisé un peu Renaud Joubert, Quentin Petit (un autre photographe « de poche »).

Matthieu Chazal était différent de tous ces photographes qu’on pourrait quasiment qualifier, à côté de lui, de mainstream. Il avait pourtant travaillé lui aussi en rédaction, de 2001 à 2005 à Sud-Ouest, mais l’immédiateté, le scoop et les sujets « à chaud », ça n’était pas sa came. Lui, ce qu’il aimait, c’était prendre son temps. Un peu comme les bains révélateurs de ses négatifs issus des « péloches » argentiques qu’il développait dans un petit laboratoire entre Saint-Claud et Chasseneuil-sur-Bonnieure, dans un petit hameau près de Lussac. Quand il est arrivé à l’épicerie solidaire itinérante E.I.D.E.R., au printemps 2021, pour y « photographier la crise », comme il le disait (projet qu’il rebaptisera « les lendemains qui déchantent » un peu plus d’un an après dans un synopsis qu’il avait envoyé à « Brouillon de rêve », afin d’y obtenir une bourse qui lui permettrait de poursuivre le projet), il a commencé, comme souvent, par rouler lentement une cigarette, près de la grande porte coulissante de l’entrepôt, à Mouton, en touillant une tasse de café. Il en buvait pas mal, pour essayer de se tenir éveiller après des nuits qui semblaient souvent presque blanches.

Les bénévoles et bénéficiaires l’ont très vite adopté. Je n’en revenais pas, car si, sur le papier, le projet me séduisait et je lui en avais même parlé un an plus tôt à Lussac lors d’une brève entrevue, je me demandais comment, concrètement, allait fonctionner le détonnant attelage ! Lui, avec sa liberté de nomade, ses réflexions de philosophe-géographe-photographe qui avait bourlingué aux confins de l’Europe, des Balkans, de l’Irak et de la Turquie ; et les gens d’ici, qui ne sont bien souvent jamais sortis du département ou presque, en tout cas assez peu inspirés par la poussière d’Anatolie soulevée par de grands vents venus d’orient…

Et pourtant ça a marché, et pas qu’un peu ! Plusieurs cigarettes roulées et tasses de café plus tard, il s’est fondu dans le paysage, gagnant la confiance des unes et des autres (les bénévoles sont souvent très majoritairement des femmes, qu’il charmait, involontairement), alternant l’écoute attentive des histoires de vies de ces bénévoles et bénéficiaires, ses propres histoires et anecdotes du « levant » lointain, et avec moi les souvenirs du collège et du lycée Saint-Paul, du plateau d’Angoulême, de tel ou telle ancien du bahut, s’enquérant de ce qu’ils ou elles avaient pu devenir. Il mettait la main à la pâte, aussi, et ça a aidé : entre deux caisses de boîtes de conserves ou la tenue de la caisse pour scanner les articles, éternellement vêtu de ses chemises sombres, de son pardessus noir ou d’une veste de treillis et de ses boots dont il faisait claquer les talons sur le béton ciré de l’épicerie sociale, l’enfant du pays, comme il aimait à rappeler - sa grand-mère vivait au Châtenet, sur la commune de Saint-Angeau où il avait passé une partie de sa jeunesse et où il vivait, en transit, à ce moment-là - a gagné la confiance de tout le monde.

Il ne lui restait plus qu’à sortir son boîtier photos, argentique, pour tirer le portrait des gens. C’est ce qu’il avait commencé à faire, fin 2021, début 2022, avant que n’éclate la guerre en Ukraine, et qu’il soit happé par celle-ci, se rendant près du front et à Odessa, d’où il rapportera des Chroniques d’Ukraine, et plein d’histoires. En conséquences, il avait un peu pris ses distances avec le projet initial de photographier la crise en Ruffecois, mais réapparaissait, de temps en temps, à l’improviste, et nous passions de longues minutes au téléphone pour évoquer le projet, son avenir, et tant d’autres sujets toujours près de l’essentiel…

Il revenait régulièrement, on évoquait le projet, mais à mesure que le temps s’effilochait, j’avais fini par le ranger dans le carton aux souvenirs, jusqu’à ce que j’apprenne, par son frère Guillaume, qu’il y tenait encore beaucoup, et en parlait souvent. Mais ça, c’était après avoir appris sa mort brutalement, au téléphone, alors que je promenais mes semelles sous les murailles du château de Monfort, en Dordogne, dans la commune de Vitrac.

(à suivre…)

 

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