Le vent, levant (l'emportera...)
27 Septembre 2024 , Rédigé par F.S Publié dans #l'évènement
« Quand tu aimes il faut partir
Quitte ta femme quitte ton enfant
Quitte ton ami quitte ton amie
Quitte ton amante quitte ton amant
Quand tu aimes il faut partir »
(Blaise Cendrars, "Tu es plus belle que le ciel et la mer" dans Feuilles de route)
Le glas a sonné à 10h53 ce jour, du haut du clocher-beffroi de la cathédrale Saint-Pierre d’Angoulême. « La cathé », comme disaient les élèves du collège et lycée Saint-Paul que nous étions, à une époque de plus en plus lointaine, et où nous nous sommes connus : Matthieu, Guillaume, Johnny, Charles, Vincent, Jérôme, Emmanuelle, Nathalie, Christine, Hugo, Thibault, Frédéric, Anne, Bénédicte… Tous ces jeunes qui se sont côtoyés dans les années 80 jusqu’au début des années 90, qui ont pris un sacré coup de pelle, à l’aube de leurs 50 ans désormais, ou tout juste dépassés pour quelques-uns d’entre eux/elles. Le parvis de la cathédrale, où, tous autant que nous sommes, nous avons tant donné de rendez-vous, tant allumé de clopes en cachette ou même pas, tant attendu un père, une mère, un frère, une sœur, un copain, une copine, un amoureux, une amoureuse. Ou simplement subi l’ennui parfois ; ce parvis de pavés, les mêmes qu’il y a 35 ans, ressemblait à un pédiluve : la pluie de ces derniers jours, ce matin encore, a tout humidifié, lavé, recouvert de feuilles mortes, et c’est comme si le ciel et ces pavés si souvent foulés pleuraient aussi le départ de Matthieu Chazal.
Ciel bas et lourd, nuages menaçants, gouttes de pluie sur les vitres et parebrises, vent qui ébouriffe : une ambiance photographique qui ne lui aurait pas déplu, d’ailleurs. En noir et blanc, ça aurait été si beau, ce rassemblement d’amis, de famille, de connaissances plus ou moins lointaines, tous ceux et celles qui ont partagé un bout de chemin avec lui, plus ou moins long, plus ou moins aventureux ; souvent heureux. Les visages marqués par le chagrin, les yeux rougis par les larmes, les traits tirés par la fatigue, les cigarettes allumées face au vent en faisant un petit abri avec la main : Oh ! comme tu te serais régalé, Matthieu, comme tu aurais fait de beaux portraits durant toute cette séquence ! On entendait aussi quelques rires impertinents à peine retenus, des accolades, des embrassades de gens qui ne s’étaient pour certains pas vus depuis vingt ou trente ans. On le sait, les enterrements, c’est toujours comme ça, et c’est naturellement un réconfort.
À 11 heures, le glas s’est arrêté. Le curé a dit les mots de l’accueil, les porteurs des pompes funèbres ont mis la « boîte » sur leurs épaules, et nous sommes entrés dans cette cathédrale, cette « cathé » que nous connaissions par cœur, un peu comme le salon d’une vieille grand-mère qu’on aimait à retrouver avant qu’elle ne disparaisse à nos regards. Le prêtre a récité la vieille liturgie des obsèques, pour les morts et les vivants : signe de croix, lumières posées sur le cercueil, rappel du baptême, paroles d’évangile et d’homélie… Le tout dans un profond silence, presque monacal, ça n’était d’ailleurs pas le moindre des paradoxes, pour celui qui n’était pas tellement un pilier d’église mais plutôt parfois de bar, jusque tard dans la nuit. Pour raconter des histoires, en espérer d’autres, pour se tenir chaud, pour le plaisir de prolonger la rencontre, tout simplement.
Et puis, dans ce silence, a surgi le vent. Je l’ai immédiatement reconnu, ce vent venu du golfe de Gascogne, ce vent du sud-ouest qui frappe les flancs de cette cathédrale que je connais si bien… Ce vent qui s’engouffre entre les arches du clocher, contre les vitraux, sur les lauzes en béton de la toiture du chevet, sous les tuiles romaines de la nef, caressant les coupoles romano-byzantines, guettant le moindre interstice pour se glisser à l’intérieur. Ce vent qui venait de loin – non du levant, si cher à ses yeux et son cœur – mais du couchant qu’il avait si souvent quitté pour mieux y revenir, après tant et tant de pérégrinations, avec ses boîtiers photos argentiques, ses histoires, ses rêves, ses espérances, sa mélancolie...
Le vent du levant et du couchant : la boucle était donc bouclée. Bouclée trop tôt, hélas.
Alors me sont revenus les vers de Gérard de Nerval, tirés de Vers dorés, qui furent cités cette semaine dans Charente Libre par Frédéric Berg, l’un des nôtres, jusque dans la revue de presse de Claude Askolovitch sur France Inter lundi matin : « Te crois-tu seul pensant dans ce monde où la vie éclate en toute chose (…) Souvent dans l'être obscur habite un Dieu caché ; Un pur esprit s'accroît sous l'écorce des pierres ! ».
L’écorce de pierre, ce titre qu'il voulait donner initialement à son livre, qui s’appelle finalement Levant. Le vent du levant ? Lui qui dans tes voyages cherchait « des mondes qui vacillent mais où persiste la lumière », voici que ce vent entendu dans la cathédrale Saint-Pierre nous fait à notre tour vaciller, chanceler, et regarder ce tempus fugit, d’une manière nouvelle, inattendue, inespérée tout autant que redoutée. Ce vent nous laisse comme transpercés de la lumière que Matthieu nous lègue en souvenir, pour toujours.
F.S. Vendredi 27 septembre 2024
« Le monde est plein de nègres et de négresses
Des femmes des hommes des hommes des femmes
Regarde les beaux magasins
Ce fiacre cet homme cette femme ce fiacre
Et toutes les belles marchandises
(…)
Quand tu aimes il faut partir
Ne larmoie pas en souriant
Ne te niche pas entre deux seins
Respire marche pars va-t'en »
(Blaise Cendrars, "Tu es plus belle que le ciel et la mer" dans Feuilles de route)
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