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Le jour. D'après fred sabourin

Le doigt dans l’œil

8 Juin 2024 , Rédigé par F.S Publié dans #rural road trip

Nous l’appellerons Stéphanie. Elle est bénéficiaire de la distribution alimentaire d’Aigre, petit bourg où domine le seul supermarché du secteur, qui pratique des prix 10 à 20 % plus cher qu’ailleurs. L’automne dernier, quand ses droits d’accès à l’épicerie sociale ont été rouverts, deux bénévoles, émues par son maigre blouson dans lequel elle grelottait de froid, lui avait donné rendez-vous pour lui proposer des manteaux qui venaient de nous être donnés pour le magasin solidaire. J’avais trouvé ça très généreux de leur part, et cette spontanéité est souvent la seule richesse de celles qui ne comptent pas leur temps pour l’association. Stéphanie avait des droits d’accès ouverts jusqu’à fin mai, mais depuis février on ne la voyait plus. Comme elle nous avait annoncé un cancer et de la chimiothérapie, on s’inquiétait un peu de l’avoir vue disparaître. Il n’en est rien, elle est réapparue cette semaine, à la faveur d’une demande d’un bon carburant par une association partenaire. 

On lui donne rendez-vous à la station essence du supermarché du bourg. La voilà qui arrive, parfaitement à l’heure, d’une commune distante d’une trentaine de kilomètres, pour un rendez-vous “pour mes yeux”, annonce-t-elle. “J’ai un glaucome”, dit-elle presque en s’excusant. On interroge un peu pour savoir pourquoi elle ne profite plus de ses droits d’accès à l’épicerie sociale. “Parce que je n’ai pas assez de sous”, avoue-t-elle du bout des lèvres. “Avant même d’envisager faire des courses, entre mes recettes et mes charges, je suis déjà à moins 78 €”, précise-t-elle. “Mais alors comment faites-vous pour manger ?”, hasarde-t-on. “Je vais aux Restos du Cœur…”

En rentrant au siège de l’association, je songeais aux conversations récentes, lors de mondanités, avec des gens qui soupiraient “Ah ! mais quand même, il y a plein de boulot, des offres d’emploi qui ne trouvent pas preneur…!”, sous-entendu “ils pourraient se bouger pour s’en sortir, ces assistés”. Je leur faisais aimablement remarquer qu’il y a de plus en plus de “gens qui travaillent” à l’aide alimentaire dans les épiceries sociales, car la précarité touche aussi les salaires ras-des-pâquerettes. Ce ne sont pas des gens “fainéants”, juste des gens “qui bossent”, mais ne vivent pas du revenu de leur travail. Ils vident les chiffres du chômage, ne parvenant pas à remplir leurs frigos. 

Dans le cas de cette pauvre Stéphanie, le sort s’acharne. Un cancer, un glaucome… On a presque envie de crier : “Mais foutez-lui la paix !”. Pourtant, elle n'émet aucune plainte, aucune révolte apparente. Pire : elle ne profite pas de ses droits à l’aide alimentaire. 

 

“Les gens qui ont vraiment besoin, ils se terrent”, me dit très sérieusement, spontanément et très justement une des deux bénévoles qui l’avait aidée avec le manteau cet automne, en rentrant au bureau, alors que j’évoque avec elle la situation de Stéphanie. 

Moi je me dis que tous ceux qui imaginent que “ces gens-là” le font exprès de ne pas pouvoir s’en sortir, ils se mettent parfois le doigt dans l'œil. Ils ne savent pas ; ou ne veulent pas voir. Une cécité peut-être pas aussi définitive que les éventuelles conséquences d’un glaucome, mais tout aussi douloureuse, peut-être. 

F.S. 7 juin 2024

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