Aux Jarris, j’ai pas ri (drôle de guerre)
24 Mars 2020 , Rédigé par F.S Publié dans #l'évènement, #rural road trip, #drôle de guerre
J’ai un ami qui habite à côté des Jarris, un hameau de la commune de Bernac près de Ruffec en Charente. Je suis passé aujourd’hui à 500 mètres à vol d’oiseau de sa maison, une belle charentaise avec un tilleul sous lequel il fait bon vivre, boire des Spritz et dîner l’été, mais je n’y suis pas allé. Son père, très âgé, qui vit dans la maison pourrait attraper le maudit virus que je promène peut-être malgré moi. J’aime beaucoup aller chez cet ami, pourtant. Je l’ai connu il y a longtemps à Paris dans le 18e arrondissement, et depuis qu’il partage sa vie entre Ruffec et la capitale nous nous voyons plus souvent. On refait des coups en buvant le monde, au coin de la cheminée l’hiver et sous le tilleul l’été.
Mais aujourd'hui, je ne suis pas allé chez lui. Pourtant j'étais tout proche, aux Jarris. Un hameau, un confetti sur la carte de la Charente, bref : un trou. À l’horizon, l’air chaud de cet insolent printemps est brassé par les pales des éoliennes, très nombreuses dans ce coin de Charente. Si on tend l’oreille on entend distinctement la route nationale 10 et son incessant ballet de camions. Lesquels, même en cette période de confinement, continuent d’alimenter nos supermarchés. Il faut bien manger… Aux Jarris, il doit y avoir à la louche 80 habitants, et des vergers d’arbres fruitiers dans lesquels les agriculteurs travaillaient cet après-midi. Au carrefour de la route des Adjots et de Saint-Martin-du-Clocher, près des conteneurs de tri sélectif, il y a la maison de Jean-Paul. C’est là que j’ai rendez-vous, et ça sera court. Il s’agit de lui déposer un colis d’aide alimentaire. Jean-Paul n’a pas pu se rendre hier sur le lieu de la distribution pourtant proche (12km). Car Jean-Paul porte un masque chirurgical. Il a des frissons, des courbatures, il tousse : tous les symptômes du Covid-19 en somme. Jean-Paul a 63 ans, il est donc particulièrement dans la « cible » du virus. Sous l’auvent devant la maison, près de la voiture qui ne bouge plus, un fatras d’objets comme on en trouve dans le milieu rural : une sorte de niche à chien (vide), une tondeuse, une table et des chaises de jardin, et tout un joyeux bordel qu’on entasse quand on vit à la campagne. Jean-Paul a dû entendre le moteur de ma voiture arriver, je l’aperçois derrière la porte-fenêtre de ce qui doit être le séjour. Il attend que j’ai déposé le cabas avec les quelques produits sélectionnés pour survivre plusieurs jours, essentiellement d’épicerie. J’ai mis un masque, je recule à distance règlementaire une fois déposé le paquet. C’est alors seulement qu’il ose sortir, à contre-jour, masqué lui aussi. Une courte discussion s’engage, il me précise que les sous sont dans une petite bourse sur un pilier en béton près du portail. Je récupère l’argent, on se donne des nouvelles. Dire « comment allez-vous ? » dans ces conditions-là semble superflu, et pourtant c’est ce que je dis. Alors que j’ai à peine fini de poser ma question, il répond illico par une autre : il me demande des nouvelles des bénévoles de l’association, si personne n’est malade, tout ça. Cet homme qui est sûrement malade lui-même demande des nouvelles de ceux et celles qui s’occupent de lui, sous le ciel bleu des Jarris.
L’échange n’a duré que quelques secondes, deux minutes tout au plus. Je remonte en voiture, non sans lui avoir dit qu’on ne les abandonnait pas, ni lui ni les autres. Que nous ferons tout notre possible pour maintenir coûte que coûte le lien et le service. Sur la route qui me ramène à la maison – avec mon attestation de déplacement dérogatoire dûment remplie pour éviter de me faire choper par la gestapo - me reviennent les images d’un film pourtant très moyen qui ne marqua pas durablement l’histoire du cinéma français : Le Toubib, de Pierre Granier-Deferre, avec Alain Delon et Véronique Jannot. C’était une histoire d’amour bluette qui se passait pendant une hypothétique troisième guerre mondiale dans un pays indéterminé, entre un chirurgien brisé par le départ de sa femme faisant la rencontre d’une infirmière débutante et idéaliste. On y voyait surtout régulièrement des gens vêtus de combinaisons anti-bactériologique, portant des masques chirurgicaux en toutes circonstances. Ça se passait dans un hôpital de campagne - à la campagne - le tout filmé dans des camps militaires de l’Aisne ou de Mourmelon. C’était glaçant. Un peu comme ce court « bal masqué » qui nous fut donné de vivre. Jean-Paul et moi avons esquissé cet étrange pas de danse à distance. J’ai la faiblesse de croire que c’était pourtant chaleureux ; peut-être c'est ce qui restera de ce confinement, quand la boîte se rouvrira.
Le tout sous un soleil glorieux écrasant une nature quasi déserte de toute activité humaine, continuant son insolente provocation, en maintenant les Hommes dans leurs maisons transformées en caves.
Drôle de guerre…
Newsletter
Abonnez-vous pour être averti des nouveaux articles publiés.
Pages
Catégories
- 130 l'évènement
- 101 émerveillement
- 87 montagne
- 81 chronique cinéma
- 78 voyage - voyage...
- 62 édito
- 53 littérature
- 53 quelle époque !
- 45 Presse book
- 42 étonnement
- 39 rural road trip
- 32 Lettres à ...
- 32 concept
- 28 regarde-la ma ville
- 22 poésie
- 19 drôle de guerre
- 17 cadrage débordement
- 8 coup de gueule
- 4 religion
- 1 patrimoine